Le grand départ
Avant toute chose, il est préférable d’entrer en matière avec quelques précisions sur ma personnalité. Non pas que je sois excessivement différente des autres, mais… suffisamment pour me classifier dans une certaine catégorie de personnes.
Et justement, la scène qui suit est excellente pour dresser mon portrait :
Petit 1 : mon rouge à lèvres, manucure et paire d'escarpins sont assortis. Détails qui révèlent l'attention particulière que je porte à mon apparence.
Petit 2 : l'étalage de verres vides sur le comptoir du bar et cette tenue parfaite sur mes talons prouvent ma remarquable capacité à tenir l'alcool.
Petit 3 : l'homme séduisant à ma droite se demande quand il va pouvoir me ramener et m'ôter cette robe pleine de jolies promesses. Toutefois, il devra attendre que je termine la coupe de champagne offerte par celui à ma gauche. Pas de doute, je maîtrise avec brio le domaine de la séduction.
Cette femme attrayante, c’est presque moi. Le même physique, l’audace en moins. Ce n’est rien de plus qu’une chimère sur un temps de sommeil.
En réalité, ça, c'est moi. L'exact contre-pied du sex-appeal. Et la scène parfaite pour m’illustrer serait en ce moment même :
Visage enfoui sous un oreiller et une masse de cheveux entremêlés, jambe à moitié dans le vide, un vieux tee-shirt des Rolling Stones sur le dos et un peu de bave au coin de la bouche.
J’ai toujours su me mettre en valeur et soigner mes entrées.
Dans le dictionnaire, vous me trouverez à la définition « extrêmement commun, sans originalité ».
La raison à ça ? Élève studieuse depuis l'enfance, je dépense tout le carburant de mon organisme à ce qui touche de près ou de loin à la vie savante. Mon goût prononcé pour les études a progressivement hérité d'un manque d'intérêt récréatif.
Même ma façon de parler est hyperbolique ! Est-ce que je viens vraiment de prononcer « hyperbolique » ? Bon sang ! Je deviens chiante à mourir !
À savoir que je suis fille unique, n'ai qu'un seul véritable ami et qu’il aime autant faire la fête que j’aime avoir une scène de crime dans ma culotte chaque mois.
Je suis tout ce qu’il y a de plus banale.
Par exemple, je ne suis pas le genre à sortir le soir et aller à des soirées les week-ends. Je n’accorde pas trop d’importance à ma vie sociale. À ce niveau, il est même probable que les éléphants de mer mènent une vie plus trépidante que la mienne. Vraiment, je préfère me réfugier dans un bon livre ou m'empiffrer de graines de tournesol devant Netflix.
J’ai dit banale ? Je suis plus proche du pathétisme si on en croit mon âge. Bientôt vingt-cinq ans et jamais eu de petit ami, jamais sortie en douce, jamais été en retenue, accroc à aucune substance illicite, je ne pratique même pas de sport.
Cependant, je possède deux choses que tout le monde n’a pas la chance d’avoir : une amitié de fer depuis une quinzaine d’années et une autre plutôt hors du commun.
La première concerne Jérémy. Un très grand brun, très beau sourire, très drôle et très homosexuel. Plus qu’un ami, il est mon alter ego. Je l’estime au-delà du raisonnable.
La deuxième implique Elly, ma correspondante américaine attribuée depuis le collège. Si Jérémy et moi sommes dans la classe sociale « des ringards », Elly est carrément en haut de la pyramide hiérarchique de la personnalité ! Cette Californienne pur-sang est une nana du même âge que nous, indépendante et sûre d'elle. C’est le terme, Elly Wyatt est gonflée d’une assurance à toute épreuve. Célibataire à l'année, elle vous dirait que les hommes ne sont pas dignes de confiance. Au mieux, ce sont des amants avec qui elle partage ses draps de temps à autre. Au pire, elle peut leur briser le cœur, car Elly n'a qu'une règle : pas d’engagement. C’est là l’une de nos grandes différences. J’ai un faible pour tout ce qui a trait à l'amour. Si je ne l’ai pas encore trouvé, j’ai rapidement compris que j’aimais beaucoup le lire dans des romances à vous couper le souffle et le visionner dans des films du même genre.
Mais revenons à l’instant présent, lorsque mes doigts cherchent à tâtons le responsable du ramdam sur ma table de nuit. Le réveil de mon portable m'invite à me passer prématurément de la compagnie de Morphée et du rêve insensé d'une version tentatrice de moi-même.
« Ouvre les yeux et lève-toi, ton challenge n’attend que toi. »
C’est ce qu’affiche le titre de l’alarme de mon smartphone, programmée pour sonner à une heure du matin. Je le plaque aussitôt contre ma poitrine. À présent complètement sortie de mon sommeil, je force mes angoisses à battre en retraite. Hors de question d’abandonner à quelques heures de mon objectif.
Je dois prendre cet avion.
Toute personne me connaissant un minimum sait que je ne suis jamais partie seule plus loin que quelques centaines de kilomètres autour de ma ville. Ça ne me procure aucune émotion si ce n’est de l’incertitude. J’ai une trouille considérable de l’inconnu. Ne pas savoir comment ça va se passer, ne rien maîtriser, me paralyse. Je préfère largement tolérer ma vie pathétique que devoir y faire face. Ça me demande moins d’énergie.
Pourtant, l'achèvement de ma dernière année en master lettres a éveillé une curieuse envie de vivre une aventure mémorable avant de commencer ma vie active. Une sorte d'enterrement de ma vie étudiante. Mais un enterrement d’anthologie ! J’arrive à un tournant dans ma vie, et même si elle me plaît telle qu’elle est, j’ai besoin de sortir des sentier battus.
Juste pour quelques semaines, le temps de me trouver un job.
C’est de cette lubie soudaine qu’est né mon challenge personnel : surpasser toutes mes craintes liées à la peur de l’inconnu, combiné à mon souhait de retrouver un lien avec mon défunt père, et ainsi fêter mon vingt-cinquième anniversaire avec Elly.
En Amérique.
Sois à environ six mille kilomètres de la France.
Seule, sans escale et sans assistance.
Si à une époque, nous vivions à trois, ma mère et moi sommes désormais les seules occupantes de ce modeste foyer. Et ce depuis que mon père s’est délivré tragiquement des griffes du cancer. C’était il y a assez longtemps pour que le souvenir de sa voix me soit parfois hors de portée.
Papa vivait en France à leur rencontre, mais ça n’a pas toujours été le cas. Randy Sawyer, mon père, mon modèle de vie, mon complice, le premier meilleur ami dans mon cœur était avant tout un Américain d'Arizona. Origine de mon prénom soit dite en passant. Il était prévu que lorsque je serais en âge de garder mes souvenirs, nous y partions en famille. Malheureusement, la grande faucheuse est passée avant que je n'aie la possibilité de connaître l'autre partie de mes racines. La maladie nous a peut-être volé ce voyage, mais pas mon désir de le concrétiser un jour.
À la teneur de mon objectif, les trois êtres qui compte actuellement le plus pour moi ont donné de leur personne pour m’aider à l’atteindre.
Ma mère tout d’abord. Cette femme merveilleuse dont les années ne semblent pas entacher la beauté. Elle est si solaire, ouverte d’esprit, humble et drôle. Tellement plus fun que moi ! Mais comme tous les héros, elle a son talon d’Achille. J’entends quelques fois sa tristesse couler lorsqu’elle part fleurir la tombe. Dans ces moments, elle n’est plus que ce wagon qui a perdu sa locomotive.
Après des semaines à réfléchir toutes les deux sur ma volonté d’affronter mes angoisses, nous sommes parvenues sur un projet viable ; me trouver une famille pour me loger et me nourrir en échange de mes services. En m’engageant auprès de quelqu’un, c’est un bon moyen de pression pour ne pas me faire reculer !
C'est à ce moment que ma correspondante est entrée dans l’équation. Loin de se vexer de ne pas me recevoir sous son toit, Elly s’est montrée étrangement enthousiaste. Trop enthousiaste pour ne pas être louche. Il se trouve que son voisinage abrite un couple en recherche d’une serveuse pour la saison estivale. Elle a surfé sur l'occasion pour leur proposer mon aide. À toutes les cordes que ma correspondante a d’accrochées à son arc, il y a celle de la « persuasion ». Sinon comment expliquer que ces gens acceptent d’héberger une étrangère sans aucune expérience dans le domaine ? « C’est le bon plan, Mon cœur. Tu vas loger à deux maisons de la mienne, ils sont adorables et leur meilleur atout s’avère être leur neveu indécemment beau » m’avait-elle dit comme si c’était tout ce qui importait.
Voilà comment durant quatre semaines, j’échangerai ma tête pleine contre un tablier. Mes compétences - non acquises - du service en salle risquent de me poser un sérieux problème le moment venu.
Quant à Jérémy, lui et moi avons toujours mis un point d’honneur à s’engager dans les projets de l’autre. Mon meilleur ami est prêt à surpasser sa plus grande frayeur pour me soutenir. Si ce n’est pas la preuve de l’attachement qui nous unit. Il tient résolument à surmonter son angoisse d’annoncer sa préférence sexuelle à ses parents. Bien que je trouve sa décision pleine de courage, le contexte est absurde ! C’est le genre d’épreuve où je dois être présente pour lui. Me décider à accomplir un défi seule n'incluait pas qu’il en fasse autant. Malgré mes protestations, Jérémy est resté déterminé. C’est la raison pour laquelle je l’accompagne depuis des semaines dans son développement personnel. Dévoiler son homosexualité est une étape importante, parfois difficile à vivre. Mais le dire est toutefois souvent ressenti comme un geste libérateur. Puisque je ne peux prévoir avec exactitude la réaction de son entourage, la prudence suggère de bien évaluer la situation et le bon moment. En d'autres mots, il s'avère important de bien se préparer. Parce que lorsque je mettrai un pied sur le territoire américain, Jérémy ne gardera plus sa nature dans l’ignorance de ses parents.
Des mois de préparatifs, de soutien et d'énergie à combattre mes démons grâce à leur appui sans faille, nous amènent à ce grand jour.
Je débranche mon téléphone et range le chargeur dans mon sac à dos de voyage (lequel a été mon premier achat en vue d’officialiser mon projet d’aventure), puis file dans la salle de bain avec l'enthousiasme et l'excitation d'une criminelle sortie de prison. Une fois postée devant le lavabo, je contemple ma mine affreuse, jette un regard chargé de courage à cette jeune fille brune dans le miroir et lui conseille :
— Arizona, si tu veux conquérir l'Amérique, commence par ne pas l’effrayer par ton manque de classe.
Brossage de dents. Check.
Douche. Check.
Rasage minutieux dans l’intention d’accueillir les couleurs estivales. Check.
Vérification, fois quarante-douze, de ne rien oublier. Check.
Je discipline rapidement mes cheveux en une tresse dont la pointe caresse le bas de mes reins.
Apprêtée, je me dirige sans bruit dans la cuisine. Dans trente minutes environ, un taxi se tiendra prêt à me conduire à l’aéroport. Je me prépare à nourrir mon estomac quand un pas familier me rejoint.
— Bonjour, ma puce.
— Oh ! Je t'ai réveillée ?
Ma mère se tient dans l'entrebâillement de la porte.
— Je n’ai pas dormi. Tu ne croyais tout de même pas que j'allais te laisser partir sans te donner quelques recommandations ?
Quand il s’agit de moi et de mes besoins, elle a tendance à enfiler sa cape de Supermaman.
— On a fêté mon départ hier soir. Soirée dans laquelle, sans exagération, tu as dû mentionner au moins dix fois ce que tu t'apprêtes à radoter pour la quoi ? Onzième fois ?
Un profond soupir s’échappe de sa bouche.
— Tu peux faire comme si ce voyage n’était rien de plus que quelques jours chez une copine, on sait toutes les deux que ce n’est pas le cas. Rien que le couinement dans ta voix montre que tu es anxieuse. S’il faut que je radote encore et encore jusqu’à te rassurer, je n’hésiterais pas.
— Anna Sawyer, essayeriez-vous de vous rendre beaucoup trop mignonne pour me garder auprès de vous ! l'accusé-je du doigt.
— OK, ce n’était pas perspicace, lâche-t-elle, mains levées en signe de reddition. Mais laisse-moi t'emmener, d'accord ? Je sais... Tu penses que c’est une mauvaise idée. Mais je te promets que ton adorable mère ne fera pas de crise de larmes, ni de scène de désespoir sur le trottoir.
— Tu vas pleurer. Je le sais et toi encore plus. Ce que je redoute, c’est de ressentir ton inquiétude sur ma fragilité. Auquel cas, elle me contaminera et je n’y arriverai pas.
Ma détermination est aussi friable qu’une feuille morte. Jusqu’à hier encore, durant notre soirée à trois où ma mère et Jérémy ont manifesté leur fierté sur ma ténacité d’avoir mené à bien mon projet, mes doutes restaient immuables.
— Arizona, ta mère va t’y conduire parce que c’est ce que font les mamans ; contribuer à l’accomplissement des rêves de leurs enfants. Les encourager jusqu’à la dernière seconde.
Elle sourit. D’un sourire appelant mes résistances à abandonner.
— J'appelle la compagnie de taxi le temps que tu te prépares, dis-je.
Ma mère frappe dans ses mains et s'empresse d'avaler son petit-déjeuner, sans oublier de m'embrasser le front avant de disparaître dans sa chambre.
J'en profite pour écrire un texto à Jérémy :
[Hey toi ! C'est l’heure ! Ta super copine part pour la Californie ! Je t'écris dès que j'arrive. Tu me manques déjà.]
Mes valises dans l'entrée depuis la veille, déjà préparées depuis une semaine, je suis fin prête. Je suis quelqu'un de très prévoyant, un besoin constant de tout gérer.
Je décide d'inaugurer mon journal de bord. Cadeau de ma mère pour mon départ, en plus de l’appareil photo qu’ils m’ont offert en avance avec Jérémy pour mon anniversaire. Chaque jour, j'écrirai ce que j'ai visité, ressenti, les personnes que j'aurai rencontré. Tout ce qui marquera ce premier voyage.
L'heure avoisine les deux heures et quart quand j’enfile un long cardigan en tricot torsadé déniché un jour dans une friperie. On a beau fréquenter un début d'été, il ne sera pas de trop pour la température des nuits à Orléans.
Valises dans le coffre, ma mère s'installe au volant et d'un regard complice, nous conduit en direction de mon début d'aventure.
J’observe le paysage défiler dans l'obscurité. À cette heure-ci, tout est éteint à Orléans. Elly m'a racontée qu'à San Francisco, la métropole ne dort jamais. Il n'est donc pas rare de s'acheter du sirop pour la toux ou repartir d'un market avec un pack de lait au beau milieu de la nuit.
Je fouille dans la boite à gants à la recherche d'un CD pour m’éviter de cogiter davantage sur ce qui m’attend.
Que je n’ai encore fait aucune crise de panique est déjà à inscrire d’une pierre blanche.
Fervente admiratrice des voix rocailleuses, des guitares électriques et des percussions, j’écoute principalement du rock. Tout de suite, Nirvana est exactement ce qu’il me faut.
Comme l’écoutait mon père.
À cette pensée, je songe à mon chemin parcouru depuis qu'il nous a quitté. Je me suis renfermée dans les études, mon unique but résidant dans l'obtention d'un diplôme notable. Je suis restée à l’écart de tout ce qui aurait pu démanteler mon éducation. C’est sûrement ridicule, mais ne pas évoluer au même rythme que les autres m’aide à surmonter l’insurmontable. Perdre mon père reste de loin ma plus grande blessure. Et pourtant, les ecchymoses, ça me connaît. Là, on ne parle pas d’un petit bleu, mais d’une escarre au cœur. Savoir que j’ai déjà passé plus de temps de vie sans lui suffit à me retarder de grandir. J'ai conscience d'être une jeune adulte dans l'incapacité de couper le cordon avec la petite fille tant choyé par son père. J'ai conscience de chacune de mes failles. Mais le syndrome de Peter Pan à la dent dure et encore aujourd’hui, rien ne compte si ce n'est vivre avec ma mère, m'accrocher à un pilier tel que mon meilleur ami, discuter dans ma langue paternelle avec Elly et perpétuer les valeurs de Randy Sawyer. Le reste, je le vis par procuration à travers un écran ou par le biais d'une lecture.
La Chevrolet se gare devant l'aéroport. À mesure où les panneaux nous indiquaient la direction, ma gorge se faisait plus sèche et l’ambiance dans la voiture plus pesante. Ce challenge est considérable. À Orléans, j'ai ma routine dans laquelle j’évolue sereinement. M'apprêter à m'envoler loin de mon quotidien me rend si crispée que mon corps entame une rigidification cadavérique.
— Tu ne m'en veux pas ? osé-je demander les yeux rivés sur le pare-brise.
Prise de remords, mes angoisses crèvent la surface.
— Tu ne m’en veux pas de ne pas être avec toi pour célébrer mon quart de siècle, d'avoir mis une partie de ce que nous a laissé papa dans ce voyage, de te laisser pendant un mois...
— Arizona ? Mais... enfin... D'où tu sors de pareilles bêtises ! Ma puce, rien de ce que tu fais ne me déçois, tu m'entends ? Avec tes études, tu avais la possibilité d'aller vivre dans une grande ville. Sortir tard et rentrer tôt. Mais toi, toi Arizona, tu as décidé de rester chez ta mère, décrocher ton master et passer tes week-ends dans ta chambre à refaire le monde avec Jérémy.
Elle m'incite à la regarder en attrapant délicatement ma main.
— Aujourd'hui, tu fais quelque chose pour toi. Pour toi, mais aussi pour ton père. Il serait tellement fier de voir avec quelle maturité tu as orchestré ce voyage, au-delà de tous les obstacles psychiques qui t’empêchent d’avancer comme tu le voudrais dans ta vie. Tu sais qu’il fera partie de ton voyage, pas vrai ? Il sera partout là où tu voudras qu’il soit. Rencontre Elly, vis un souvenir inoubliable, déploies tes ailes, ma puce. Va leur montrer qui sont les Sawyer !
Les mots de ma mère s'installent précieusement dans mon cœur. Ils feront partie de mon voyage, me rappelleront à quel point mon nom a de la valeur.
J'ouvre la portière et la fraîcheur me force à resserrer mon gilet autour de ma taille. Ma mère se charge des valises et propose de m'accompagner. Même si je lui suis reconnaissante d’une sollicitude sans limites, je ne peux ignorer ses cernes. Parfois, j’ai le sentiment que tout un membre m’a été amputé depuis la mort de papa, m’empêchant d’avancer correctement. Naturellement, ma mère est devenue une béquille sur laquelle elle m’incite à m’appuyer. Le truc avec ça, c’est qu’elle dépense de l’énergie pour deux depuis bien trop d’années. Je n’ai fait qu’y penser ces dernières semaines. Il est temps qu’elle voie ses efforts récompensés. J’ai rejoint assez de forums et lu assez de bouquins pour savoir exactement ce que je dois faire.
Je dois m’élancer.
Je suis préparée.
J’en suis capable.
Je me répète ces mots en boucle comme une incantation tentant de conjurer un mauvais sort.
Dans ses bras pour une dernière étreinte avant plusieurs semaines, elle tient parole. Elle fait ce que tout parent au comportement exemplaire ferait dans ce cas de figure : taire ses émotions pour insuffler le courage à leur enfant. Tout ce qu’elle ne dit pas, je le lis dans ses yeux. Un amour si fort et inconditionnel qu’il me cueille jusque dans mes tripes. Au creux de l’oreille, elle me chuchote un « je t'aime » jusqu'à ce que le moteur de sa voiture ne soit plus qu'un murmure.
Je dois m’élancer.
Je suis préparée.
J’en suis capable.
Billet en main, mon sang-froid sur l’épaule, je franchis les portes. Sur le panneau principal, mon vol de sept heures est annoncé. J'atterrirais à dix-huit heures dix, heure française, à San Francisco. Pour Elly, il sera tout juste neuf heures puisque nous avons autant d'heures de décalage avec la France. Il est prévu qu’elle vienne me récupérer. Contrairement à moi, elle est bénéficiaire du permis de conduire. Encore un apprentissage qui s’applique au commun des mortels, mais pas à moi. Elle n'a pas manqué de me prévenir qu'elle viendrait avec une pancarte « WELCOME TO AMERICA SAWYER¹ » .
Je m’enregistre, passe le contrôle de sécurité et arrive à la porte d'embarquement. Le soleil est levé quand l'annonce de mon vol résonne dans les haut-parleurs. Sac à dos en place, valises en soute, j’avance d'un pas décidé parmi les voyageurs. Mon cœur m’impose un tempo de rock acrobatique. Si je ne le savais pas aussi bien accroché, il réussirait l’exploit de se déloger de ma poitrine.
Intérioriser un tel état de stress commence à me donner la nausée. Alors que j’entre dans l’avion, je sens les premiers signes d’une fatigue nerveuse. Le genre à me terrasser et me vider totalement de mes forces physiques et mentales.
C’est parti pour onze heures assise.
J’ai lu lors de mes recherches que le moustique était mille fois plus meurtrier que de voyager dans les airs, et la voiture soixante-douze fois plus mortelle. Tous les articles disaient la même chose : j’ai une chance sur douze millions de mourir aujourd’hui.
Ce que j’ai retenu ? Que le risque zéro n’existait pas.
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¹ « WELCOME TO AMERICA SAWYER » signifie bienvenue en Amérique SAWYER.
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