Le toucher - Part 1

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Trois heures deux.

C'est l'heure exacte dont je me rappelle avant m'être écroulée au fond de mon lit. Et présentement sept heures quarante, c'est l'heure à laquelle la répétition de mon réveil saigne mes tympans. Puisqu'une journée de travail en enchaîne une autre, cette nuit pauvre en sommeil me signale la fin brutale de mon séjour touristique. Mon contrat signé, je suis formellement en emploi saisonnier à Santa Cruz !

Je me glisse au bord du lit. Coudes sur les cuisses, le front pressé contre l'intérieur de mes poignets, j'expire longuement. Progressivement, mon cerveau quitte son brouillard et mon corps porte à connaissance de récents souvenirs. Des élancements rappellent à ma peau qu’elle a subi des lésions, résultat d'une imprudence causée par un fauteur de troubles venu s'immiscer dans mes pensées. Je ne donne pas cher de mon aptitude à tenir cette cadence sur quatre semaines...

La sonnerie de mon téléphone m'arrache un grommellement. Mon corps, peu partisan du moindre effort ce matin, ne possède aucune once de volonté pour décrocher. Mais l'individu a plutôt l'air obstiné. C'est avec une grâce similaire à celle d'un paresseux que j'attrape mon portable sans jeter un œil sur l'origine de mon interlocuteur.

— Mmh... j'écoute ?

— Tu me parles français, maintenant ?

— Elly ? Mais il n'est même pas huit heures du matin !

— Nuit blanche mon cœur. Mon date d’hier soir a canardé mes chakras avec ses longues tirades soporifiques. J’ai dû travailler des heures entières sur la customisation d’une salopette pour retrouver un flux d’énergies positives.

— Depuis quand tu innoves dans la spiritualité ?

— Depuis que ma mère s’est mise dans le crâne de m’aider à exorciser « mes travers ». Putain Sawyer, je suis à mon sixième café et à la page 138 de son bouquin sur... « Les chakras de la guérison ». Dis-moi que ton état est au moins aussi pathétique que le mien.

— J’en suis à l’étape où j’hésite entre me recoucher ou ramper jusqu’à la salle de bain. Mon esprit est prisonnier de la flemme, je n'ai même pas eu le courage de retirer mon tee-shirt pour me coucher, j'ai juste enfilé un bas de pyjama.

— J'ai peut-être ce qu'il nous faut... dit-elle d'une petite voix bien mystérieuse.

— Tu vas me fournir un cours de yoga et d’énergies vibratoires ?

— Mieux que ça. Sens-tu cette bonne odeur ?

— Laquelle ?

— Celle des toasts grillés, d'oranges pressées, d'œufs brouillés et de bacon... Allez, ramène tes fesses ! Passe par-derrière, je t'attends dans le jardin.

Comment cette nana est-elle arrivée à devenir si indispensable à ma vie malgré nos personnalités si peu semblables ? En onze ans d’échanges, je ne compte plus les fois où j’ai ri. Mais je peux compter celles où je ne l’ai pas fait ; jamais. Rire de bon cœur ou rigoler jaune, Elly est un remarquable détonateur à émotions.

Baskets aux pieds et mon - épouvantable - gilet sur le dos, je quitte la maison en catimini. Au pas de course, je trottine jusqu'au point de rendez-vous culinaire, évitant de croiser quiconque dans cet accoutrement. Je contourne la villa de mon amie, pénètre par la baie vitrée entrouverte pour retrouver cette incroyable boule d'énergie.

— Prends les deux verres de jus de fruits et l'assiette de toasts. Va t'installer dehors, j'arrive avec les œufs brouillés au bacon.

Sans me faire prier à la vue de ce petit-déjeuner de champion, je m'assieds sur les marches en contrebas de sa terrasse. Sous un soleil annonciateur d'une belle journée, je savoure les yeux fermés la chaleur qu'il lègue sur ma peau.

— Tiens, mange pendant que c'est chaud.

— C'est de loin le meilleur petit-dej' de toute mon existence, assuré-je au premier coup de fourchette.

— Maintenant que tu reprends des forces, si tu me donnais tes impressions sur tes premières heures de service ?

— Crevant, bruyant, menaçant mais surprenant.

— Menaçant et surprenant ? relève-t-elle d'un sourcil arqué.

— Une clientèle dissipée, des fautes d'inattention qui m'ont valu une entaille au doigt ainsi qu'une rapide immersion au métier de Fakir. En revanche, le groupe était sympa. Je n'ai pas vu les heures passer et... je ne suis pas repartie les mains vides.

— Au métier de Fakir ? Ibrahim t'aurait déjà refilé des pourboires le premier soir ?

— Pas vraiment. J'ai en ma possession mon premier billet de concert et me suis en quelque sorte trainée au milieu de bris de verres...

— Le groupe t'a aussi offert un billet ? Il faut reconnaitre que tu n'es pas passée inaperçue. Puis ils ont carrément mis l'ambiance ! D'ailleurs, leur bassiste était plutôt mignon. Attends deux secondes ! Comment ça, tu t'es roulée dans du verre ?! Rappelle-moi à quelle heure j'ai quitté le bar ? J'ai comme l'impression d'avoir subi un film rasoir pendant deux heures et demies et d'avoir éteint trop tôt, ignorant que la fin allait être spectaculaire !

— Nope, ce n'étaient pas eux...

— Pas eux ? Mis à part les Youth Voices, qui aurait bien pu te... OH PU-TAIN ! Can t'a donné son billet !

J'opine en contenant mon hilarité face à sa mine abasourdie.

— Tu n'aurais pas pu commencer par ça ! Ne bouge pas, je vais nous chercher du beurre de cacahuète, j'ai besoin de sucre. Surtout, ne bouge pas, Sawyer ! Tu restes ici !

Il n'est pas difficile de me faire parler, plus je me nourris, plus ma langue se délie. Elly le sait bien, et c'est par ce moyen efficace que je lui raconte toute ma fin de soirée.

— Ose me dire qu'il n'est pas un chevalier altruiste maintenant ?

— Déposer un billet sur un comptoir n'est pas de l'altruisme. Il ne l'a pas payé, ne me l'a pas remis en main propre, il n'écoute peut-être même pas de rock. Et si c'était plutôt pour s’en débarrasser ou mieux encore ; souligner ses bonnes manières devant son oncle ? Puis sans vouloir te contredire, le regard qu'il m'a balancé alors que je pataugeais dans une mare de verre, n'était pas celui d'un prince de conte de fée. Plutôt celui du chasseur dans blanche neige.

— Peut-être que l'on s'en fiche du pourquoi et du comment, non ? Grâce à lui, tu vas bientôt pouvoir cocher ta première case dans la wishlist. Ton premier concert, Sawyer ! D'autre part, Preston et moi avons convenu d'une date. Va falloir que l'on te trouve un beau petit californien pour ce double date.

— C'est vraiment nécessaire que je sois accompagnée ?

— Non-négociable.

*

* *


Une météo ensoleillée, des vacances d'été, un premier jour de week-end, autant de bonnes raisons qui justifient notre clientèle. Je ne fais que cavaler d'une table à une autre. En l'espace de deux heures, je ne chiffre plus le nombre de cocktails à mon actif. Ibrahim nettoie constamment derrière moi. Il jette les épluchures des fruits, essuie le sirop qui colle sur le comptoir, lave le sol de l'alcool que je renverse. J'ai toujours préconisé une bonne organisation : anticiper puis procéder logiquement par étapes. Je suis pertinente dans mes démarches. Seulement, les études et le travail n'ont rien de comparable. J'ai bien essayé d'être coordonnée dans mes tâches, mais le temps n'est pas mon allié. Je ne sais pas être productive sous contraintes.

Un groupe de surfeurs s'installe en terrasse. Les cheveux des deux jeunes filles sont naturellement éclaircis par le soleil, ondulés à l'eau de mer et froissés par le vent. Elles portent leur boardshort¹ sur un bikini coloré. Le contraste sportif-féminin se trouve être vraiment sexy sur elles. Quant aux garçons aux corps sculptés et bronzés invariablement, l'un d'eux est coiffé d'un bandeau pour retenir ses cheveux qu'il ne démêle probablement jamais. Ils ont tous des ficelles de couleurs aux poignets, des bracelets sûrement ramenés d'autres voyages. À eux cinq, ils représentent une icône de la surf attitude.

Plateau à la main, je m'avance débarrasser leur table des précédents rafraîchissements.

Jusque-là, tout se passe bien.

Mais c'est après que survient un fait dramatique. Quand Ibrahim me fait signe d'encaisser une cliente en plus de servir sa commande à la table huit, en vue de prendre un appel téléphonique.

 Dans la précipitation, mes pieds se prennent dans la lanière d’un des sacs à dos. Le plateau se fracasse sur le sol, les verres vides avec. Une planche de surf percute mon dos. Mon dos percute le bitume.

La jeune fille soulève cette dernière tandis que deux garçons m'aident à me relever. J'établis un rapide coup d'œil sur les dégâts et remarque une nouvelle écorchure sur mon genou.

L'histoire de ma vie.

Une fois les débris, victimes de ma maladresse, tous collectés, je m’excuse pas moins d'une dizaine de fois. Tant auprès de mes clients qu'auprès de mon patron.

Je panse ma plaie avec un bandage de fortune et l'incident vite oublié, je reprends mon service d'une démarche bancale.

Aux alentours de quatorze heures, Ibrahim m'accorde une pause. Dans mon sac à dos, je récupère le snack préparé par Karen. Qu'elle n'est pas ma surprise d’y découvrir la wishlist, le billet de concert agrafé dessus.

J'envoie un texto à la seule responsable possible.

[Tu as les explications qui vont avec ?]

Je joins en photo la pièce à conviction. La réponse ne tarde pas à arriver.

[Peu importe la provenance de ce billet, ne te défile pas. On ne vit pas pour travailler, on travaille pour vivre.]

Après le brunch de ce matin, nous avons approfondi notre discussion sur ce double date. Inclure des modalités pour ce rendez-vous. Elle a dû profiter de mon temps passé sous la douche pour mener à bien sa mission.

Attablée dehors à l'écart de la clientèle, je grignote mon repas. La liste de mes challenges repose sur le plat de la table. Le billet ne va pas tarder à rougir sous mon intimidation. Je ne sais qu'en faire et tenter d’y réfléchir me donne des nœuds au cerveau. 

Lui dire merci ?

Lui demander pourquoi ?

Ne pas accepter ?

Interrompue dans mes pensées par l'arrivée d’un pick-up qui ne m'est plus inconnu, en sort un homme en tee-shirt noir couronné d'un bandana jaune noué autour du cou. Ses lunettes de soleil sur le nez et une veste par-dessus l'épaule, j'ai l'impression qu'il avance vers moi au ralenti. De par son allure aventurière, il détonne du stéréotype californien. Sa prestance écrase chaque homme torse nu se trouvant dans le périmètre.

Je profite qu'il serre des poignées de mains pour engloutir rapidement mon sandwich et trouver de quoi m'occuper à l'intérieur. Je me dirige dans la réserve voir si j’y suis. Mon occupation consiste à brassée de l’air sur les étagères.

— C'est dû à hier soir ?

Mon corps se fige. Sa voix masculine fait écho dans ma poitrine. Je me dévisse lentement le cou pour l’interroger du regard. D'un signe du menton, Can indique mon bandage.

— Oh, çà. Non, j’ai embrassé le sol tout à l’heure. Une égratignure, je l'ai soignée.

— Tu l'as soigné ? Une chance que tu ne sois pas infirmière. 

Mes yeux les affrontent, lui et son ironie.

— Ce n’était pas une remarque nécessaire, monsieur Ozkän.

Caaan, articule-t-il en insistant sur la voyelle. Avance au vestiaire.

— Je suis en plein service. Comme tu peux le constater, le bar est surchargé. C'est.juste.une.égratignure.

— Ton pansement est imbibé de sang, il demande à être refait. J'ai toujours une valise de premier secours dans le coffre. Va.m'attendre.au.vestiaire.

Les poings serrés, j'écrase la wishlist entre mes doigts. Je fulmine. Ça me fait mal de l’admettre, mais devant les clients, j’ai conscience que ce n’est pas clean.

Si seulement il était plus... moins... arh !

Assise sur la banquette du vestiaire, bras croisés, mon visage tourné à l'opposé de la porte, j’attends en remuant frénétiquement la jambe. Le tout associé à mon irritabilité.

Le grincement de la porte signale qu'il pénètre dans la pièce. Alors que je m'attendais à ce qu'il me dépose le nécessaire pour mes soins, il referme la porte derrière lui. Un lui à l'intérieur de ma pièce. Le lieu s’approprie son odeur.

Il s'agenouille devant mes jambes nues revêtues d'un short. Mon visage toujours préoccupé par le mur, je jette des coups d'œil curieux sur ses intentions. Quand ses mains s'affairent à défaire le nœud dans le creux de mon genou, ma respiration trahit mon manque d'aplomb. Mes bras se détendent pour venir cramponner la banquette de part et d'autre de mes cuisses. Je ne résiste pas longtemps à observer ses gestes. Je fronce le nez et pince les lèvres pour contenir les picotements désagréables alors qu'il tamponne doucement ma plaie.

— Douloureux ?

Pas autant que de me confronter au ridicule de cette situation.

— Je n’ai pas la chance d’être infirmière mais celle d’être maladroite. C’est le genre de douleur à laquelle on s’habitue.

Ma réplique un poil revêche lui tire les coins de la bouche. Pour atténuer la sensation de brûlure due à l'antiseptique, il approche sa bouche de mon genou. La caresse de son souffle chaud sur ma peau endolorie me procure un frisson pas déplaisant. Magnétisée par ce contact inattendu, mes yeux ne peuvent quitter ses lèvres.

— Dans la plupart des endroits où je voyage, il n'y a pas d'hôpital. Parfois, il n’y même pas de médecin avant plusieurs heures de route. Au fil des expériences, j'ai acquis des connaissances pour me soigner moi-même.

Sa déclaration est sans prétention. Il semble vouloir calmer le jeu en ouvrant la conversation. 

— Tu peux maintenir la compresse de cette façon ? 

Je lâche la wishlist pour suivre ses instructions.

— Mets ta main ici et appuie.

Pour accompagner ses paroles, sa main se pose sur la mienne et m'aide à maintenir la compresse sur ma blessure. Le simple toucher de nos doigts et la douceur de ses mouvements me serrent le ventre. Ne sachant trop comment gérer les nouvelles informations que mon corps m'envoie, des mots guidés par mon trouble se mettent bout à bout pour lui confier un amas de sottises :

— C'était une stupide chute ! Mes pieds n'ont pas regardé devant eux et je me suis fait assommer par une planche de surf. Je trébuchais souvent pendant mon enfance, je n'en suis pas à mon premier exploit. Quand je tombais sur les genoux, je mettais en cataplasmes des pétales de roses que je pilais, mélangés à des cuillères de miel. J'étais convaincue que ces fleurs avaient un pouvoir de guérison. J'ai aussi mes propres méthodes.

— Donc, tu es en train de me dire que pour survivre aux catastrophes que tu faisais endurer à ton corps, tu les soignais avec... de nouvelles expériences ?

Un sourire spontané fleuri sur mes lèvres. 

— Le pansement est terminé, m'annonce-t-il en remballant le nécessaire de soin.

— Merci.

— Fais en sorte de garder cette trousse de premier secours près de toi, quelque chose me dit qu'elle te sera utile à l’avenir.

Je retiens un grognement entre mes dents, récupère la mallette et me lève en direction de la sortie. Un flash me hèle d'avoir oublié un détail et pas n'importe lequel. Je fais aussitôt volte-face.

Trop tard.

Elle se déplie déjà entre ses mains.

Une main invisible me flanque une tape derrière la tête !

Sans aucune gêne, il en lit le contenu. Alors qu'il s'avance dans la pièce, je tente de lui usurper par-derrière.

— Tu peux me la rendre ?

Sa détermination esquive facilement ma tentative.

— De quoi s’agit-il ? 

— Ça ne concerne que moi.

— Si tu ne me le dis pas, je ne te la rends pas...

¤¤¤¤¤¤

¹ Boardshirt : long short de bain qui descend jusqu'aux genoux.


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