Le plan Elly 2.0 - Partie 1
À quelques pas, les deux hommes du clan Özkan remarquent Riley se glisser derrière moi, une main ferme dans le creux de mon dos alors qu'il entreprend de nous guider hors du bar. Visages fermés, mâchoires crispées, je perçois un mécontentement latent rembrunir l'éclat de leurs yeux. Leur silence est lourd de sous-entendus, il pèse sur moi autant qu'une chape de plomb. Si mon ouïe était aussi affûtée que ma mémoire, il ne me serait pas improbable d'entendre des grognements réprobateurs démanger leur gorge.
Riley nous conduit vers un cabriolet où un simple coup d'œil suffit à constater que nous approchons d'un véhicule haut de gamme. La large calandre, le design massif et l'allure sportive témoignent de la belle petite fortune que doit valoir ce quatre roues. Sans parler de son apparence flambant neuve laissant supposer un entretien fréquent. J'aimerais savoir quelle carrière permet de s'offrir ce genre davantage aussi jeune. Apparemment assez prometteuse pour que le sourire du propriétaire exhale la suffisance.
Confortablement installée depuis un quart d'heure de trajet, j'écoute Riley vanter les mérites de cette acquisition. Il actionne tout un tas de commandes au volant, prône la noblesse des matériaux et discourt comme s'il cherchait à me la vendre. Avec une totale franchise, j'endure plus que je n'écoute. Cette voiture ne déclenche pas vive émotion chez moi, contrairement à la première fois où je me suis retrouvée dans le pick-up de Can, assaillie par des effluves entêtantes. Ni les sensations multiples qui m'ont traversé lors de ma première course avec Lust.
Plus que quelques minutes et je retrouverais Elly. Mon impatience grandit à chaque intersection, à chaque feu rouge et je me mords les lèvres pour ne pas demander à mon chauffeur d'accélérer. Je n'ai pas vu mon amie depuis seulement deux jours, mais tellement de choses se sont passées entre temps qu'il me faudrait autant de jours pour tout lui raconter.
D'ailleurs, je pense devoir commencer par un monologue d'excuses. Quarante-huit heures sans se voir, c'est beaucoup trop de temps de perdu que je n'aurais pas le luxe de me payer pour le rattraper en revenant aux Etats-Unis. Déterminée à me faire pardonner, je me tourne vers Riley et lui demande :
— Est-ce qu'il est possible que tu m'arrêtes vite fait quelque part ?
— Votre chauffeur vous déposera où bon vous semblera, Chère Dame...
Sa réponse tourne la galanterie à la ringardise. Autant dans le baisemain qui l'accompagne que dans le sourire aussi étincelant que la carrosserie de son joujou coûteux.
J'ai bien compris l'effet « je suis à la fois un gentleman et un plaisantin », mais même s'il essaie juste d'être gentil, il en fait trop. Ou c'est peut-être moi qui manque d'enthousiasme. Quoi qu'il en soit, il me tarde d'arriver chez Elly. Et quand enfin arrive ce moment, je souffle d'un air un peu trop soulagé au goût de mon chauffeur.
— N'oublie pas notre soirée de vendredi soir.
— Je ne pourrais pas t'accompagner. Comme tu as dû l'apprendre aujourd'hui, mon patron et sa femme organisent un événement caritatif. Mon service se terminera sur les coups de deux heures et demie du matin et je travaille le lendemain alors...
— Ton patron lui-même t'a remis ce billet, il t'autorisera à y faire un tour. On pourrait y aller aux alentours de minuit et demi, je suis persuadé qu'avec l'aide de leur neveu, ils s'en sortiront très bien jusqu'à la fermeture. Arizona... Les soirées blanches se passent sur la plage, il y a un groupe de musiciens, un feu de camp et plein de jeunes de notre âge. C'est l'occasion d'apprendre à se connaître. Je te fais la promesse de te ramener dès que tu le voudras.
Son sourire perd de son assurance devant mon manque d'entrain. Il faudrait être stupide pour ne pas remarquer son joli bouquet d'efforts pour me séduire.
— On se tient au courant par messages ? lui proposé-je tout en ouvrant la portière.
— Ouais. Faisons ça... maugrée-t-il.
Devant moi, se dresse l'immense maison à étages des Wyatt, exposant leur richesse. Pourtant, ce n'est pas l'arrogance qui m'accueille quand un visage familier apparaît à la fenêtre. La modestie n'est pas déterminée par le genre, mais plutôt un choix conscient. Riley, lui, semble vouloir s'élever pour s'auto-convaincre qu'il appartient à une élite restreinte, cachant probablement une profonde insécurité. Ce n'est pas le cas d'Elly, elle profite des avantages que l'argent peut offrir sans pour autant en abuser. Sinon, pourquoi aurait-elle choisi de m'ouvrir la porte dans ce ridicule pyjama une pièce dont la capuche fait allusion à une tête de perroquet.
— Moi qui suis venue te consulter pour des conseils vestimentaires, je dois peut-être revoir ce qui est encore envisageable dans notre amitié.
Elle balaie ma vanne en roulant des yeux.
— C'est du pop-corn que tu tiens dans les mains, Sawyer ?
Ses yeux doux font du charme à l'énorme sceau de maïs soufflés entre mes bras.
— Double dose de sucre, livré avec des excuses et les potins qui vont avec, déclaré-je d'un sourire s'étendant d'une oreille à l'autre.
— Les potins d'abord, et on verra s'il reste du temps pour les excuses.
De toutes les choses apprises au fil des années sur d'Elly, celle qui reflète au mieux sa personnalité est sans conteste sa curiosité. Son être tout entier s'illumine dès l'instant où il s'apprête à s'enquérir d'informations que peu de personnes ne savent. Même que ses commérages préférés concernent les histoires d'amour. C'est à l'évidence pour cette raison qu'elle n'a pas prononcé un seul mot alors que je lui relate tout depuis qu'Ibrahim m'a fortement encouragé à boire un shot de tequila avec Can. De mon vertige chez mon biker, lorsqu'il m'a surprise dans sa chambre alors qu'il n'était vêtu que d'une serviette, de son massage crânien, de ma franchise quant à son attitude parfois déconcertante, la séance photo sur le bateau et l'hommage à mon père. Puis ce moment suspendu dans le repère des marins, où assise sur ses genoux, nous nous étions presque embrassés.
Pouvoir partager ces révélations à Elly, c'est enfin laisser sortir les mots, allégeant un poids émotionnel que je portais dans la seule attente de ce moment. Comme la crainte d'avoir parlé dans mon sommeil tandis que mes mains exploraient le visage de Can, l'étonnement de m'être retrouvée dans ses bras la seconde d'après et avec lui dans une pièce plongée dans l'obscurité les minutes qui ont suivi.
Je prends véritablement conscience du peu de répit qu'il laisse à mon équilibre. L'aventurier malmène sans relâche mes émotions, il ne se passe pas un instant où sa présence ne vient pas ébranler mon indifférence. Je repense à ce livre de mythologie grecque feuilleté chez lui ; la légende des sirènes le sied si bien ! Elles séduisent les navigateurs par leur chant magique, déviant leur cap vers des récifs épineux avant de les dévorer. J'ai finalement découvert la divinité à laquelle Can appartient : il a envoûté chacun de mes sens jusqu'à briller dans ses silences. Il est flagrant qu'il me fait perdre le nord, la tête et pieds. Il détourne mon attention, si bien que j'en viens à négliger les raisons pour lesquelles je fais ce voyage. C'est un redoutable enchanteur.
Je n'épargne aucun détail à ma correspondante, car chaque élément précis que je lui confierai, sera une excuse de moins à fournir.
— Sawyer, laisse-moi t'expliquer une chose. Depuis plus de dix ans maintenant, cet homme nourrit mes fantasmes les plus ardents. Dès son adolescence, il possédait déjà une maturité et un charisme déroutants, ainsi que ce côté étrangement mystérieux. Rapidement, Can a adopté le style de vie de son oncle, et j'ai observé jour après jour son apparence évoluer. Je ne ressentais rien d'autre que de la fascination. Tout bien considéré, je ne savais que très peu de choses sur lui, nous n'étions que des voisins dont les familles s'entendaient bien. Après son premier voyage, j'ai pu entrevoir l'homme qu'il était devenu, son corps s'était transformé en une arme de séduction bien trop dangereuse pour des filles comme toi et moi. Lorsqu'il lustrait sa moto devant le garage, j'ai utilisé mes jumelles pour observer de près cet intriguant voisin. Mais c'était avant que tu n'infiltres sa vie privée, petite chanceuse. Le salon de tatouage, sa chambre d'amis, sa moto, et même te bercer à moitié nu dans sa chambre ! Combien de vies et de réincarnations aurais-je dû avoir pour en arriver à ce résultat ? Même le simple fait de me retrouver dans son placard à balais, dans le noir avec une chaussette à lui, m'aurait excitée !
— En fait, c'est plus grand qu'un placard à balais. C'est une chambre noire de la taille de...
Je m'interromps à la vue de la ride du lion entre ses sourcils. Elly sort sa main du sceau de pop-corn et me pointe du doigt comme le ferait un canon de revolver. Son corps se penche légèrement.
Quel perroquet menaçant...
— Écoute-moi bien, Sawyer, parce que je ne le répéterai qu'une fois. Si je veux m'imaginer que tu étais dans un placard à balais tout étriqué, collée à son corps à damner un saint, crois-moi, tu ne pourras pas m'en empêcher ! Ça, c'était la première chose. Considère à présent que je t'ai laissé assez de temps sans intervenir. Il est urgent que l'on passe au plan Elly 2.0.
— Je peux savoir ce que manigance ton esprit machiavélique ?
— À partir de maintenant, je serai ta styliste, ton coach en séduction, et chacun de tes gestes. Il veut te voir en maillot de bain ? On va lui soumettre ton corps de manière à ce qu'il n'arrive même plus à articuler un son. Tu lui rendras coup pour coup, chacun des battements de cœur perdu à cause de sa génétique indécente !
— Je dois lever le doigt pour parler ?
— Tu as trop parlé et tardé à agir ! s'exclame-t-elle, les bras levés au ciel. Putain, Arizona, c'est bien plus grave que ce que je pensais ! J'avais flairé que tu ne le laissais pas indifférent, mais là... Y a un truc entre vous qui vous dépasse. Tu ne peux pas laisser filer ça, c'est tellement rare de dénicher cette tension, ce courant électrique qui vous percute quand vous êtes ensemble ! Regarde-moi et dis-moi que tu ne veux pas la ressentir à nouveau, cette chaleur qui s'installe au creux de ton ventre et embrase jusqu'à la plus petite particule de ton être. Tu ressens cette étincelle en toi qui ne demande qu'à s'enflammer à son contact ? Parce qu'à l'instant même où je te parle, je la vois grandir dans tes yeux.
Je m'effondre sur le lit, un regard désemparé rivé au plafond. Je pourrais me convaincre qu'Elly a mangé trop de sucre, mais se serait réfuté une vérité accablante.
J'en désire plus.
Et ce sentiment me terrasse.
— Je ne suis pas comme toi, Elly, à foncer tête baissée sans me préoccuper des conséquences, murmuré-je. Pour moi, l'inconnu avec Can, ça me donne plutôt de l'urticaire, tu vois. Après tout, ce ne sont que des suppositions que l'on alimente par nos avis et nos hormones.
— Tu n'es pas seulement attiré par son physique, t'aime également ce qu'il réussit à provoquer chez toi. Tu te fatigues à te battre contre tes sensations, alors que c'est justement sa capacité à bousculer ta stabilité qui te plaît. De ce que tu me dis, son oncle s'en amuse. Qu'est-ce qui le retient maintenant ? Et en admettant que l'on ne soit sûr de rien, va chercher les réponses et soit fixée sur ton sort.
Je me mords l'intérieur de la joue en accusant les paroles de ma déterminée correspondante. Puis inspire longuement avant de formuler :
— Promets-moi de ne jamais me faire porter un seul truc à plumes.
— Tu me prends pour qui ? Une nana qui collectionne les perroquets ou quoi ?
Je ris franchement sans pouvoir me retenir. Puis, me redressant sur les coudes, j’adopte un geste similaire au sien. Mon doigt s’oriente vers elle tandis que mon air devient plus sérieux.
— Je suis sérieuse, Elizabeth Wyatt. Si j’accepte d’aller plus loin, ne me fais pas regretter d’avoir essayé de te faire confiance.
Son attitude taquine change en faveur d’une émotion plus profonde. Sans que je ne m’y attende, elle enserre ma main et m’attire dans ses bras.
— Tu es ma meilleure amie, Arizona. Je reconnais ne pas être une personne de ton intelligence, mais je vois les gens, toi en particulier. Jamais je ne prendrais à la légère tes craintes, tu m’entends ? J’aimerais tellement te faire réaliser à quel point tu te sous-estimes. Quand j’ai écrit la wishlist, c’était dans l’optique de t’encourager à prendre goût à la vie. Mais je ne suis absolument pas déçue que ce soit Can qui le fasse. Je te promets de ne jamais te dénaturer, si tu me promets de ne pas renoncer avant d’avoir essayé. D’ailleurs, as-tu réfléchi à une action folle, un vœu inavouable que tu voudrais exaucer ici ?
— Hormis te confier ma garde-robe, aucun ne m'est encore venu à l'esprit.
Mon amie s’esclaffe à mon oreille et bondit sur ses pieds.
La chambre d'Elly devient un joyeux chaos organisé. Des post-it y forment une fresque de notes multicolores, semblables à un arc-en-ciel d'idées. À côté, un puzzle d'oiseaux exotiques, bec crochu et plumes chatoyantes, orne le reste du pan de mur.
Le sol en moquette et le lit Queen size sont à peine visibles, pris d'assaut par l'amas de vêtements de son dressing. Ils s'entassent comme des totems en hommage à la mode, un hymne à la singularité et à la liberté d'expression de la femme et de son corps.
Ma meilleure amie me prodigue une quantité d’instructions pour demain matin, ainsi que quelques recommandations éclairées concernant Riley.
Élaborer une ébauche de plan éveille les papillons dans mon ventre, ils battent frénétiquement des ailes, insufflent à ma guerrière en sommeil l'envie de croire en elle et en ses aspirations, où la confiance en soi et l'audace sont les clés pour y parvenir.
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