Le jeu radiophonique
L’animateur a une moumoute sur son crâne dégarni :
« Bonjour Berry-le-Gaillard !
Réponse du public agglutiné devant l’estrade :
« Bonjour ! »
Dans ce public, il y a des ados, des enfants et leurs parents, des commerçants, des commerçantes, des retraités de tous sexes et de tous secteurs… Tenez, la femme avec des cheveux courts couleur rouge foncé, c’est une retraitée de la sous-préfecture. Elle occupait un poste important, elle côtoyait la sous-préfète tous les jours. Elle la tutoyait. La voilà aujourd’hui répondant, à l’unisson avec les autres spectateurs : « Bonjour ! », à l’animateur de ce jeu radiophonique, traitant de l’Histoire de France, et rien que de l’Histoire de France. À côté d’elle, il y a un homme. On pourrait croire qu’il est son mari. Eh bien non, c’est son amant. Son époux est au lit. Il est très vieux et très malade. Il est gardé par leur fille qui a une quarantaine d’années, et qui travaille à la mairie. Elle a pris un jour de congé pour que sa mère puisse assister au jeu avec son amant. Notez que ledit amant a eu une brève liaison avec la dite fille lorsqu’elle avait dix-neuf ans et qu’elle était encore belle… Enfin, ce n’est pas qu’elle ne le soit plus, mais elle a beaucoup grossi ; et ce, à cause de son mari qui mangeait comme quatre. Très amoureuse de lui, elle s’est mise à manger comme quatre elle aussi. Le pauvre homme est mort il y a deux ans d’une crise cardiaque. Il a eu le temps de lui faire trois enfants. Deux garçons paresseux comme ce n’est pas permis, deux garçons qui vivotent de petits boulots, qui dépensent leur argent à boire dans les bars, et à draguer toutes les femmes mariées du coin. Le troisième enfant c’est une fille. Une tête. Elle fait sciences-po à Paris. Ses frères s’en vantent sans arrêt : « Notre frangine un jour elle deviendra présidente de la République. »
Donc, reprenons. À côté de la dame, il y a son amant, lui aussi retraité. (Notez que la dame ignore qu’il a eu une liaison avec sa fille. Top secret !) Il était contremaître dans une entreprise de travaux publics. Il a été marié, mais n’a pas eu d’enfants. Son ex-femme se trouve également dans le public. Elle donne le bras à son second mari. Elle n’est pas encore à la retraite. Elle travaille dans la même entreprise que son ex-mari. Elle gère la comptabilité. Son second mari travaille dans l’une des deux banques du village. Il s’occupe des prêts immobiliers. Il gagne mieux sa vie qu’elle. Ensemble ils ont un fils qui veut devenir guide de randonnées.
« Est-ce que Berry-le-Gaillard va bien ? »
L’animateur a de belles lunettes à monture bleu fluorescent.
Le public lui répond :
« Oui ! »
Parmi ledit public il y a… La voilà. Il y a Sonia. Elle a vingt deux ans et de grandes dents. Elle rit tout le temps, et n’est pas farouche pour deux sous. Il suffit de lui dire qu’elle est jolie, qu’elle a un beau sourire, et c’est la nuit assurée dans son lit. Mais attention : si l’on a moins de dix-neuf ans et plus de trente-neuf ans, ce sera un « non » ferme et définitif. Derrière elle, il y a Billy. Il vient d’avoir dix-neuf ans, et est bien décidé d’aller au lit avec elle. Déjà l’année dernière il lui avait fait la sérénade, et elle lui avait répondu : « Quand tu auras dix-neuf ans. »
Il est derrière elle, et ne va pas tarder à se placer à ses côtés.
Un peu plus loin, à l’avant dernière rangée, on peut apercevoir un petit monsieur avec un bonnet vert sur la tête. C’est Denis, un gendarme à la retraite, qui s’occupe activement de la médiathèque. Il adore la lecture, et n’a pas son pareil pour transmettre sa passion des livres. Si je vous disais que même les deux petits-fils de la retraitée de la sous-préfecture, ceux dont la sœur fait Sciences Po à Paris, s’y sont mis, vous ne me croirez pas ; pourtant c’est la pure vérité.
« Aujourd’hui, nous avons deux candidats : à ma droite Marcel Péroné, à ma gauche Gisèle Martelin. Qu’on les applaudisse très fort. »
Et le public applaudit frénétiquement, et Billy en a profité pour se placer tout contre Sonia. Il n’applaudit pas. Il tambourine sur les fesses de Sonia, et ça la fait rire :
« Arrête Billy. Tout le monde nous voit.
— Mais non. Alors, pour cette nuit, c’est oui ?
— Une promesse est une promesse. Alors c’est oui, Billy. »
Et Billy aimerait déjà être à cette nuit.
Que fait Sonia dans la vie ? Elle est la filleule des patrons du bar-restaurant. Elle les aide au service. Elle vit chez eux depuis qu’elle a perdu ses parents quand elle avait dix ans. Ils savent qu’elle reçoit des garçons dans sa chambre.
« Pourvu qu’ils ne fassent pas de bordel.
— Promis. Ils seront sages comme des images. »
Et c’est vrai. Ils n’ont jamais eu à se plaindre de l’un d’eux.
« Marcel, quel âge avez-vous ?
— Vingt-huit ans.
— Quel métier exercez-vous ?
— Je suis chauffeur routier.
— Vous êtes natif du coin ?
— Je suis né à Paris, mais j’habite à trente kilomètres d’ici, à Plantier-sur-Coulèdre.
— Vous êtes marié ?
— Pas encore.
— Votre fiancée est parmi le public ?
— Oui. Elle est là au deuxième rang. »
Elle s’appelle Joëlle. Elle a des cheveux châtain clair. Ils sont très longs et très fins. Elle chausse de grandes lunettes. Elle a un nez quelque peu proéminent, et des lèvres charnues. Elle est désirablement gironde, de quoi réjouir les nuits de Marcel.
« Merci Marcel. » L’animateur se tourne vers Gisèle : « Et vous Gisèle, êtes-vous née dans le coin ?
— Ici même.
— Quel est votre métier ?
— Actuellement je suis au chômage, mais je cherche activement ; mais pas seulement dans la région, dans tout le pays.
— Dans quelle branche ?
— Puériculture.
— Êtes-vous marié, fiancée ?
— Je suis veuve.
— Toutes mes condoléances.
— Merci.
— Avez-vous des enfants ?
— Une fille de seize ans qui est chez mes parents, dans le Sud.
— Très bien. L’un et l’autre vous connaissez le principe du jeu ? »
C’est Marcel qui répond :
« Vous nous posez une question sur l’Histoire de France, celui de nous deux qui donne la bonne réponse en premier, donne un gage à l’autre.
— Exactement. On peut les applaudir encore une fois. »
Et le public applaudit à tout rompre encore une fois ; et le portable de Joëlle se met à vibrer. À l’autre bout du fil, un gendarme lui annonce que sa voiture a été retrouvée en apparent bon état, mais elle ne pourra pas la récupérer de sitôt. Elle a servi à commettre un crime. Joëlle se met à transpirer, à haleter. Un crime dans sa voiture ? Quelle horreur. Elle venait de l’acheter il y a moins d’un mois.
« Qui a été tué ? Balbutie-t-elle
— On ne peut pas vous le dire.
— Est-ce que moi je risque quelque chose ?
— Non, rassurez-vous. L’auteur présumé a été appréhendé. Il est en garde à vue. Par contre, vous devrez passer afin que nous vous remettions une attestation signifiant que votre véhicule a été retrouvé, mais doit demeurer à la disposition de la justice. Bonsoir madame. »
Le gendarme a raccroché. Joëlle est secouée. Elle n’a plus le cœur à assister au jeu. Elle veut rentrer à la maison, mais elle est venue dans la voiture de Marcel. Elle pourrait appeler son père qui habite à dix kilomètres de chez elle. Elle lui expliquerait ; et même sans cela, il viendrait quand même la chercher. C’est sa fille unique et il l’adore.
« Première question. Écoutez bien : il y a eu dans notre Histoire deux Philippe le Hardi : Philippe deux et Philippe trois. Ce que j’attends de vous c’est que vous me disiez lequel a été roi de France. Avez-vous bien compris la question ? » Les deux acquiescent : « Vous avez trente secondes, et je vous rappelle que vous n’avez pas le droit de vous concerter. Réfléchissez chacun dans votre coin. Le premier qui a la réponse, appuie sur le bouton de la manette que vous avez dans la main. Top c’est parti. »
« Tic-tac » fait le chronomètre. Billy et Sonia ne sont plus là. Joëlle non plus. Elle attend son père sur le bord de la route, assise dans l’abri bus. Les deux amants se tiennent par la main. Il dit quelque chose à l’oreille de sa maîtresse. Peut-être lui donne-t-il la solution. Le gendarme à la retraite, la connaît. Il est calé en Histoire de France. Il aurait pu être l’un des candidats. Sa collègue à la médiathèque a voulu l’inscrire… Je dis “collègue’’, mais des bruits courent selon lesquels leur rapport serait plus intime… Elle a voulu l’inscrire, mais il a refusé : « Devoir de réserve oblige. » Aurait-il argué. Même à la retraite, ça lui colle à la peau !
Gisèle appuie sur le bouton :
« On vous écoute, Gisèle.
— Philippe trois le Hardi était le roi de France. Fils de Saint Louis. »
L’animateur explose de joie :
« Bravo Gisèle ! Philippe trois le Hardi, a régné de 1270 à 1285. Il était, en effet le fils de Saint Louis, et le père de Philippe quatre Le Bel. Philippe deux le Hardi, était quant à lui, Duc de Bourgogne. On l’applaudit très fort. » Et le public applaudit à tout rompre : « Gisèle, vous devez donner un gage à Marcel. » Elle s’approche de l’animateur et lui dit quelque chose à l’oreille : « Oui, oui, vous le pouvez tout à fait. »
Alors Gisèle s’adresse à Marcel :
« Mettez-vous à quatre pattes et faites le chien. »
Marcel se sent rougir. Il jette un coup d’œil au public. Il cherche Joëlle, mais il ne la voit pas. « Pourtant elle était là. » Pense-t-il.
« Marcel, vous devez vous exécuter. »
La voix de l’animateur l’a tiré de sa pensée préoccupante. Avec beaucoup de réticence, il se met à quatre pattes. Il aboie et tire la langue. Dans le public c’est l’hilarité générale. Les deux amants rient aux larmes. Le gendarme à la retraite manque de s’étouffer… Et puis, ce rire si particulier. On dirait que… Mais oui, Sonia est revenue. Billy, lui, toujours pas. Cela va sans dire. L’animateur, l’équipe technique et Gisèle, sont pliés en deux, en trois, en quatre. Un coup de gong, vient mettre fin au supplice de Marcel qui, bon joueur, se met à rire aussi. (Un peu moins que les autres, il est vrai)
« On l’applaudit bien fort, crie l’animateur dans son micro. » Et le public applaudit de nouveau. « Prêts pour la deuxième question ? »
Les deux répondent comme un seul homme :
« Prêts.
— Alors, écoutez bien : “Après moi, le déluge’’, “De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace.’’, et enfin : “Du haut de ces pyramides, vingt siècles nous contemplent.’’ Vous devez attribuer à chacune de ces trois citations, leur auteur. Top chrono, c’est parti. »
« Tic-tac… » fait le chronomètre, et Marcel n’arrive pas à se concentrer Il cherche toujours Joëlle des yeux, et ne la voit toujours pas. Peut-être lui a-t-elle laissé un message sur son téléphone, mais il n’a pas le droit de le consulter.
« Allez, concentre-toi, se dit-il. Tu ne vas pas encore attraper un gage. “Après moi le déluge’’, qui a dit cela ? Je suis sûr que c’est un roi… Pas Louis quatorze qui a dit : “L’État c’est moi’’ »
Et pendant qu’il continue à réfléchir, Gisèle appuie sur le bouton :
« On vous écoute Gisèle.
— “Après moi le déluge’’, Louis quinze.
— Bravo.
— “De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace’’, c’est Danton.
— Encore bravo.
— “Du haut de ces pyramides, vingt siècles nous contemplent’’, c’est le général Bonaparte, qui n’était pas encore Napoléon. »
L’animateur explose à nouveau :
« Et bravo ! Explose-t-il. Qu’on la noie sous un déluge d’applaudissements, qu’on l’assourdisse sous un tonnerre d’applaudissements ! »
Et le public se déchaîne, et l’animateur s’approche de Marcel :
« Que vous arrive-t-il, Marcel ? »
Il sait que le candidat est préoccupé. Le ton sur lequel celui-ci va lui répondre, trahit sa profonde inquiétude :
« Je l’avais sur le bout de la langue.
— Prêt pour un deuxième gage ? Lui demande-t-il compatissant.
— Oui.
— Alors, Gisèle, quel gage allez-vous lui donner ?
— Je veux qu’il fasse le singe. »
Et Marcel fléchit quelque peu ses jambes, laisse pendre ses bras le long de son corps, et se met à sautiller en poussant des petits cris, qui rappellent ceux du chimpanzé. Il tourne autour de Gisèle, en hurlant dans ses oreilles, puis il fait de même autour de l’animateur ; enfin, se tournant vers le public, il se gratte la tête et dessous les bras. Toujours dans son attitude simiesque, il descend de la scène et passe de spectateur en spectateur, ce qui redouble l’hilarité de chacune et chacun. Sonia rit tellement qu’elle se rend compte qu’elle vient de mouiller sa culotte et, par voie de conséquence, son pantalon.
L’animateur est quelque peu embarrassé. Le public apprécie la prestation de Marcel, dont le véritable motif de cette escapade est de retrouver Joëlle.
Joëlle, parlons-en…
Elle attend toujours sur le bord de la départementale, assise sous l’abri bus, que son père vienne la chercher. Il n’est plus très loin. Billy l’a aperçue. Depuis qu’il a fait l’amour avec Sonia (très vite et pas bien) il se croit irrésistible, comme tous les puceaux fraîchement dépucelés.
Donc il a vu Joëlle toute seule sur le bord de la route. Il se dit : « Elle attend le bus, mais ilne passe que dans une heure. J’ai une voiture, je peux la conduire où elle veut. » Joëlle a un physique appétissant, et ce n’est pas pour lui déplaire. Il se trouve beau et séduisant ; en plus, maintenant, c’est un homme. Il se dit : « Si j’arrive à me faire cette femme, j’achèterai un gros bouquet de fleurs à Sonia, qui a fait de moi un mec. ». Alors, il s’approche d’elle. Elle sursaute.
« Excusez-moi, je ne voulais pas vous effrayer. Je vous ai vue attendre le bus et… »
Elle le coupe :
« Non, j’attends mon père qui doit venir me chercher. »
Elle a dit cela en faisant un joli sourire à Billy qui n’a pas une mine patibulaire, qui n’est pas le genre de garçon qui va la menacer si elle se refuse à lui. D’accord, ce n’est pas encore la nuit noire, et tout le village est dehors à une vingtaine de mètres. Si elle devait crier, on l’entendrait. Par contre, elle a deviné qu’il a envie d’elle, que si elle disait « oui », il ne dirait pas « non ». Mais, si elle disait « non », il n’insisterait pas.
Billy pense : « Quoi, cette meuf vit encore chez son père ?... Ou alors, elle s’est frittée avec son mec et elle retourne vivre chez papa. Maman c’est toujours chez mémé qu’elle s’en allait, quand elle se disputait avec papa. »
Il la regarde encore une fois, mais elle ne fait plus attention à lui. Alors, d’une voix hésitante :
« Eh bien, bonsoir… Je m’appelle Billy. »
Elle se tourne vers lui :
« Je m’appelle Joëlle. »
Billy se met à rire :
« Nous deux ensemble, ça fait Billy Joël, comme le chanteur préféré de ma grand-mère. »
Joëlle réfléchit, puis :
« C’est lui qui a écrit “Honesty’’, c’est ça ? »
Elle fredonne l’air.
« Oui, fait Billy. Ma grand-mère l’écoute souvent.
— Mes grands-parents aussi. »
Elle lui adresse un beau sourire. Billy y voit comme une ouverture. « Ça y est, le courant est passé, se dit-il » Et, aussi vite que l’éclair, il l’embrasse sur la bouche. Joëlle, surprise, met un certain temps à réagir. Elle le repousse.
« Ça ne va pas ? Lui hurle-t-elle. »
Billy est morfondu :
« Excusez-moi, excusez-moi, j’ai cru que ça marchait entre nous.
— Ah bon ?
— Oui. Billy Joel, la chanson, votre sourire, j’ai vraiment cru que…
— Vous allez toujours aussi vite avec les femmes ?
— Je ne sais pas, il y a deux heures j’étais encore puceau. »
Et puis il se met à lui parler de Sonia de la facilité avec laquelle elle couche avec les hommes.
« Toutes les femmes ne sont pas comme elle, Billy. Et puis, je suis presque mariée. »
Billy baisse la tête et lui demande pardon encore une fois. Joëlle a eu sa dose d’emmerdes pour la journée : Marcel, d’abord, qui l’a traînée presque de force ici, à Berry-le-Gaillard pour qu’elle le voie participer à ce jeu radiophonique – qu’elle déteste – et pour qu’elle le soutienne par la pensée. (Heureusement qu’elle ne l’a pas vu faire le chien… et le chimpanzé !) ; ensuite l’appel de ce gendarme, sa voiture neuve qu’on lui avait volée, ayant servi à commettre un crime (Elle a imaginé la scène sous toutes les coutures…) ; vraiment trop de contrariétés dans la journée. Billy est toujours auprès d’elle tête baissée. Cette esquisse de baiser volé par un néo-dépucelé, n’a pas été désagréable à ses lèvres. Elle ne veut pas le laisser se morfondre. Dans le fond c’est un gentil garçon. Alors, c’est elle qui colle ses lèvres aux siennes. Billy n’en revient pas. Il est aux anges. Sa main commence à se promener sur les courbes généreuses de Joëlle, lorsqu’on aperçoit le bruit d’un moteur de voiture.
« C’est mon père, lui dit-elle. » Puis elle ajoute : « Tu embrasses très bien, Billy. »
Elle monte dans la voiture, qui fait demi-tour et repart d’où elle est venue.
Ce petit intermède presque interdit, lui a remonté le moral. Elle se met à fredonner “Honesty’’.
« On dirait que papi et mamie ont déteint sur toi, lui dit le père. »
Billy saute de joie.
« S’il était arrivé dix minutes plus tard, je suis sûr qu’on l’aurait fait. »
Oui, c’est ça, sur le bord de la départementale, à la vue de tout le monde. Tu rêves Billy. À la rigueur quelques caresses érotiques et l’échange de numéros…
Il revient vers les spectateurs. Il aura encore besoin de Sonia pour lui faire baisser sa trique. Il prie pour qu’elle dise « oui ».
L’animateur, quant à lui, a posé une troisième question, à savoir : la mort de quel roi a été prédite par Nostradamus ? Marcel a répondu du tac au tac : « Henry deux » Après les applaudissements nourris du public, il a imposé son gage à Gisèle : celui de crier haut et fort : « Joëlle, où es-tu ? ». Elle s’exécute. Billy a entendu :
« Ben… C’est la femme qui m’a roulé une pelle et que j’étais à deux doigts de me faire, si son père n’était pas arrivé si vite. Pourquoi cette candidate l’appelle-t-elle ?... C’est peut-être sa mère ? »
Alors il lève la main. Marcel le voit, il prend le micro :
« Monsieur, vous savez où elle est ?
— Elle est partie en voiture avec son père.
— Avec son père ? Mais pourquoi ?
— Je n’en sais rien.
— Comment savez-vous que c’est elle ?
— Parce qu’elle me l’a dit et que moi je lui dit que je m’appelle Billy, et que nous deux ça fait Billy Joel, comme le chanteur.
— Qu’est-ce que vous avez fait avec elle ? »
L’animateur commence à perdre patience. Il enlève le micro des mains de Marcel.
« Bien, si nous terminions notre jeu ? Il me reste encore des questions à vous poser.
— Oui, oui, insiste Gisèle. »
— Non, non, grogne Marcel. J’ai besoin de savoir ce qu’il a fait avec ma femme. »
Et Billy se rappelle qu’elle lui a dit qu’elle était presque mariée.
« C’est donc son mari qui me pose cette question. Il doit être sacrément jaloux. »
Et il répond aussi fort qu’il peut :
« Rien, je l’ai vu assise à l’arrêt du bus. J’ai cru qu’elle l’attendait, mais elle m’a dit qu’elle attendait son père. C’est tout.
— Comment connaissez-vous son prénom ?
— Parce que je lui ai dit que je m’appelle Billy. Elle m’a répondu qu’elle s’appelle Joëlle. Voilà tout.
— Marcel, il serait temps de rendre le micro. Gisèle est impatiente de reprendre le jeu. »
Mais Marcel est trop énervé. Il veut savoir pourquoi Joëlle est partie avec son père… et surtout, ce qu’elle et Billy ont fait ensemble.
« Non, lâche-t-il à l’animateur. Je déclare forfait.
— Donc vous laissez la victoire à Gisèle.
— Oui.
— Bien. Vous savez ce qu’il vous attend, n’est-ce pas ?
— Je ne m’en souviens plus.
— C’est à moi de vous donner un gage. »
Il pense :
« Ah non, encore un gage. J’en ai soupé des gages ! » Puis il se raisonne : « Si je continue et que je perds, Gisèle va m’en donner un autre. Alors, autant accepter ce dernier gage, et que j’aille explorer cette affaire de Joëlle qui est partie avec son père… Et surtout, que je cuisine ce Billy pour qu’il me dise ce qu’elle et lui ont fait ensemble. »
Mais Billy n’est plus parmi les spectateurs médusés, attristés à l’idée que le jeu finisse si vite, mais impatients de connaître le gage que l’animateur va donner à Marcel.
Non, Billy n’est plus là. Il s’est approché de Sonia, et lui a fait comprendre qu’il avait encore envie d’elle. Ça tombait bien. Elle voulait rentrer chez elle pour se changer ; alors autant refaire l’amour avec Billy, puis prendre une bonne douche chaude… et seule.
« D’accord, j’accepte votre gage. »
Et le public applaudit spontanément.
« Je vous demande de faire quatre pas en marchant sur les mains
— Mais je ne sais pas le faire.
— Mon technicien et moi-même vous maintiendrons les jambes en l’air. Vous n’avez rien à craindre. »
Et voilà Marcel maintenu par les pieds qui avance sa paume droite et fait un premier pas, puis avance la gauche et fait un deuxième pas, un troisième et le quatrième enfin, sous un tonnerre d’applaudissements. Les deux hommes le remettent debout. Les applaudissements redoublent. L’animateur laisse faire quelques instants ; puis, désignant Gisèle, proclame :
« Maintenant vous pouvez applaudir la vainqueure, ou la vainqueuse, ou la vainqueresse : Gisèle ! »
Et de nouveau pleuvent les applaudissements.
Marcel a quitté l’estrade. Il s’en va à la recherche de Billy qui, lui, est au lit avec Sonia qui commence à trouver du plaisir :
« Retiens-toi, retiens-toi mon Billy. Je te dirai quand tu pourras te lâcher. »
Et Billy bon élève écoute et se retient.
Marcel lit le message que Joëlle lui a laissé sur son téléphone, tout de suite après l’appel du gendarme. Elle a une voix désespérée… « Comme c’est horrible, mon Marcel. Un crime commis dans ma voiture toute neuve. J’appelle papa pour qu’il vienne me chercher. Je ne peux plus rester voir ce jeu stupide. Je te soutiens quand-même »
Mais Marcel s’en fiche de la voiture neuve, du crime, de son futur beau-père, du soutien de sa future femme. Il écume de rage. Il veut trouver ce Billy et le faire avouer, par tous les moyens possibles, ce que Joëlle et lui ont fait. Il n’ignore pas que les formes appétissantes de sa fiancée, attirent les hommes. Il sait qu’elle est sérieuse, qu’elle ne le tromperait jamais. Elle l’aime. Ils vont bientôt se marier. Mais sait-on jamais. Nul n’est à l’abri d’une tentation. « Il n’y a pas de citadelle imprenable » lui répétait son père. Combien de fois a-t-il démontré la véracité de cet adage, lorsqu’il est sur la route ? Il ne tient même plus le compte du nombre de femmes qu’il a fait céder à la tentation. Alors il répond : « Qu’est-ce que tu as fait avec Billy ? » Et il envoie.
Joëlle est toujours en voiture avec son père qui lui fait une révélation :
« Tu sais, ta tante Éliane, ma sœur qui vit à Tours, a vu ton Marcel sortir d’un hôtel au bras d’une femme. Il l’embrassait et l’embrassait. »
Non, il ne lui a pas balancé cela de but en blanc. Non. Il a attendu le bon moment. Et si le bon moment n’était pas venu, il ne lui aurait rien dit, il aurait attendu une autre occasion. Mais elle s’est présentée, et voici comment.
Après qu’elle lui eut rapporté la conversation avec le gendarme, après qu’elle lui eut exprimé ses craintes, son père l’a rassurée, lui promettant même de lui acheter une autre voiture. Après ces paroles apaisantes, il a remarqué que sa fille était encore très soucieuse et, après un silence de quelques kilomètres, elle lui a dit :
« Je ne sais pas si j’ai toujours envie de me marier avec Marcel.
— Pourquoi tu dis cela, ma chérie ? »
Elle a haussé les épaules :
« Je n’en sais rien… Oh oui, je sais. Je sais qu’il me trompe. »
Le père a tout de suite pensé que sa sœur avait parlé à Joëlle.
« Quelqu’un te l’a dit ?
— Je m’en doute. Tout le temps sur les routes. Absent parfois une semaine ou plus… » Elle a laissé la phrase en suspens, puis : « Tu sais, si j’apprenais qu’il me trompe, ça me soulagerait. Je romprais et ne l’épouserais plus. »
Attendez ! Attendez ! Aurait-elle eu un béguin pour Billy ? Elle vingt-deux, lui dix-neuf, la différence d’âge serait moins importante qu’avec Marcel qui a vingt-huit ans.
Alors le père a pensé que le moment était venu de lui dire ce qu’Éliane lui avait rapporté, et un sourire a illuminé le visage de Joëlle.
« Tant mieux ! S’est-elle écriée. Ça me donnera un prétexte de le quitter, lui qui m’accuse de sans cesse aguicher les hommes. Je suis une fille aguicheuse, papa ?
— Non, tu es juste belle et radieuse. Les hommes se retournent sur ton passage, mais tu les ignores.
— Oui.
— Alors, tu n’es pas aguicheuse. »
Nouveau silence ; puis elle lui raconte la scène avec Billy, et s’arrête quand celui-ci l’a embrassée.
« Quoi, il n’a pas essayé d’aller plus loin ?
— Non papa. Je l’ai repoussé et engueulé. Si tu avais vu son air penaud et contrit. Il n’arrêtait pas de me demander pardon. Tu sais, je sais me défendre, papa. Tu m’as appris.
— Oui.
— Mais j’ai vu qu’il était inoffensif. Il s’est fait des idées. Il est mignon… Enfin, beau gosse. Plus beau que Marcel. Je me demande ce que je lui trouve… Lui, Billy… »
Son père a un petit sourire :
« On dirait que tu en pinces un peu pour lui. »
Elle ne répond pas tout de suite. Elle hésite avant de lui raconter la suite et la fin.
« Donc, tu l’as embrassé.
— Oui papa.
— Et tu le regrettes ?
— Non papa. Surtout avec ce que tu viens de me raconter sur Marcel.
— Et tu comptes le revoir ?
— Je ne sais même pas où il habite. Je ne sais même pas s’il est de Berry-le-Gaillard.
— Les Billy ça ne court pas les rues de France.
— Et ?
— Si tu as envie de le revoir, tu le reverras. »
Puis il est arrivé devant chez elle.
« Papa, je n’ai pas envie de rentrer. Je n’ai pas envie de voir Marcel. Encore moins de dormir avec lui. Je peux venir chez maman et toi ?
— Bien sûr ma chérie. Tu n’as même pas besoin de le demander. C’est aussi chez toi. »
Et i a redémarré.
« Papa, pas un mot à maman.
— Mon Ange, tout ce que nous nous disons toi et moi, c’est top-secret. »
Et Joëlle appuie sa tête sur l’épaule de son père. Elle a lu le SMS de Marcel, mais elle ne lui répond pas tout de suite. Elle attendra d’être dans sa chambre, pour trouver les mots de la rupture. Elle le lui enverra le lendemain.
Entre temps Marcel continue à chercher Billy en maugréant :
« Si je le trouve, je vais lui faire avouer, à coups de pompes dans le cul, ce qu’il a fait avec Joëlle. »
Mais il ne l’a pas trouvé, et pour cause, Billy est toujours au lit avec Sonia qui en redemande. Il se dit qu’au village, quelqu’un doit le connaître, et il est entré dans le premier bar, où il n’est pas passé inaperçu. On l’applaudit, on rigole :
« Bravo pour votre imitation du chien, dit un consommateur.
— En chimpanzé, vous avez été encore mieux, dit un autre. »
Le gendarme à la retraite, assis dans un coin de la salle, lui dit :
« C’est dommage que vous ayez déclaré forfait. J’aurais aimé entendre les autres questions. »
Puis une espèce d’armoire à glace s’approche de lui, lui tape dans le dos :
« Qu’est-ce que vous lui voulez à mon Billy ? »
Marcel n’en mène pas large. Il a beau être costaud, mais il ne fera pas le poids devant cet individu imposant.
« Votre Billy ?
— Ouais, mon fiston. Je crois comprendre que vous l’accusez d’avoir fait quelque chose avec votre femme. Alors, écoutez-moi bien… (Ici il prend un ton plutôt menaçant) Mon Billy c’est le plus brave garçon de la terre. Il respecte les femmes, et si vous pensez qu’il s’est permis de faire des choses avec la vôtre, c’est que c’est elle qui les lui a autorisées.
— Vous insinuez que ma femme est une…
— Je n’insinue rien du tout, l’interrompt-il. Je ne fais que répondre à la vôtre » Puis, il indique le zinc : « Maintenant, si vous voulez vous rincer le gosier, allez-y ; mais laissez mon Billy tranquille. »
Mais Marcel n’a pas envie de boire, et il repart aussi vite qu’il est entré. Il monte dans sa voiture et démarre en trombe. Il rumine, il fulmine contre Joëlle, lui lance des imprécations :
« On va faire les comptes ma salope. »
Et il accélère de plus en plus…
La route qui conduit chez lui, est remplie de virages, dont un extrêmement dangereux, qui oblige les conducteurs, même les plus expérimentés, à ralentir, et à le négocier avec prudence. Pour impressionner Joëlle, il fait toujours semblant qu’il va le prendre à toute allure et freine au dernier moment. Mais cette fois-ci, il ne fait pas attention. Il est tellement aveuglé par la rage, qu’il ne pense pas à décélérer, et la voiture fonce tout droit contre le platane avec un fracas d’enfer…
La dernière image qu’il emportera dans l’au-delà, c’est le visage de Joëlle couvert de bleus, d’hématomes et de plaies béantes, de tous les coups qu’il lui aura donnés. L’animateur a une moumoute sur son crâne dégarni : »
« Bonjour Berry-le-Gaillard !
Réponse du public agglutiné devant l’estrade :
« Bonjour ! »
Dans ce public, il y a des ados, des enfants et leurs parents, des commerçants, des commerçantes, des retraités de tous sexes et de tous secteurs… Tenez, la femme avec des cheveux courts couleur rouge foncé, c’est une retraitée de la sous-préfecture. Elle occupait un poste important, elle côtoyait la sous-préfète tous les jours. Elle la tutoyait. La voilà aujourd’hui répondant, à l’unisson avec les autres spectateurs : « Bonjour ! », à l’animateur de ce jeu radiophonique, traitant de l’Histoire de France, et rien que de l’Histoire de France. À côté d’elle, il y a un homme. On pourrait croire qu’il est son mari. Eh bien non, c’est son amant. Son époux est au lit. Il est très vieux et très malade. Il est gardé par leur fille qui a une quarantaine d’années, et qui travaille à la mairie. Elle a pris un jour de congé pour que sa mère puisse assister au jeu avec son amant. Notez que ledit amant a eu une brève liaison avec la dite fille lorsqu’elle avait dix-neuf ans et qu’elle était encore belle… Enfin, ce n’est pas qu’elle ne le soit plus, mais elle a beaucoup grossi ; et ce, à cause de son mari qui mangeait comme quatre. Très amoureuse de lui, elle s’est mise à manger comme quatre elle aussi. Le pauvre homme est mort il y a deux ans d’une crise cardiaque. Il a eu le temps de lui faire trois enfants. Deux garçons paresseux comme ce n’est pas permis, deux garçons qui vivotent de petits boulots, qui dépensent leur argent à boire dans les bars, et à draguer toutes les femmes mariées du coin. Le troisième enfant c’est une fille. Une tête. Elle fait sciences-po à Paris. Ses frères s’en vantent sans arrêt : « Notre frangine un jour elle deviendra présidente de la République. »
Donc, reprenons. À côté de la dame, il y a son amant, lui aussi retraité. (Notez que la dame ignore qu’il a eu une liaison avec sa fille. Top secret !) Il était contremaître dans une entreprise de travaux publics. Il a été marié, mais n’a pas eu d’enfants. Son ex-femme se trouve également dans le public. Elle donne le bras à son second mari. Elle n’est pas encore à la retraite. Elle travaille dans la même entre prise que son ex-mari. Elle gère la comptabilité. Son second mari travaille dans l’une des deux banques du village. Il s’occupe des prêts immobiliers. Il gagne mieux sa vie qu’elle. Ensemble ils ont un fils qui veut devenir guide de randonnées.
« Est-ce que Berry-le-Gaillard va bien ? »
L’animateur a de belles lunettes à monture bleu fluorescent.
Le public lui répond :
« Oui ! »
Parmi ledit public il y a… La voilà. Il y a Sonia. Elle a vingt deux ans et de grandes dents. Elle rit tout le temps, et n’est pas farouche pour deux sous. Il suffit de lui dire qu’elle est jolie, qu’elle a un beau sourire, et c’est la nuit assurée dans son lit. Mais attention : si l’on a moins de dix-neuf ans et plus de trente-neuf ans, ce sera un « non » ferme et définitif. Derrière elle, il y a Billy. Il vient d’avoir dix-neuf ans, et est bien décidé d’aller au lit avec elle. Déjà l’année dernière il lui avait fait la sérénade, et elle lui avait répondu : « Quand tu auras dix-neuf ans. »
Il est derrière elle, et ne va pas tarder à se placer à ses côtés.
Un peu plus loin, à l’avant dernière rangée, on peut apercevoir un petit monsieur avec un bonnet vert sur la tête. C’est Denis, un gendarme à la retraite, qui s’occupe activement de la médiathèque. Il adore la lecture, et n’a pas son pareil pour transmettre sa passion des livres. Si je vous disais que même les deux petits-fils de la retraitée de la sous-préfecture, ceux dont la sœur fait Sciences Po à Paris, s’y sont mis, vous ne me croirez pas ; pourtant c’est la pure vérité.
« Aujourd’hui, nous avons deux candidats : à ma droite Marcel Péroné, à ma gauche Gisèle Martelin. Qu’on les applaudisse très fort. »
Et le public applaudit frénétiquement, et Billy en a profité pour se placer tout contre Sonia. Il n’applaudit pas. Il tambourine sur les fesses de Sonia, et ça la fait rire :
« Arrête Billy. Tout le monde nous voit.
— Mais non. Alors, pour cette nuit, c’est oui ?
— Une promesse est une promesse. Alors c’est oui, Billy. »
Et Billy aimerait déjà être à cette nuit.
Que fait Sonia dans la vie ? Elle est la filleule des patrons du bar-restaurant. Elle les aide au service. Elle vit chez eux depuis qu’elle a perdu ses parents quand elle avait dix ans. Ils savent qu’elle reçoit des garçons dans sa chambre.
« Pourvu qu’ils ne fassent pas de bordel.
— Promis. Ils seront sages comme des images. »
Et c’est vrai. Ils n’ont jamais eu à se plaindre de l’un d’eux.
« Marcel, quel âge avez-vous ?
— Vingt-huit ans.
— Quel métier exercez-vous ?
— Je suis chauffeur routier.
— Vous êtes natif du coin ?
— Je suis né à Paris, mais j’habite à trente kilomètres d’ici, à Plantier-sur-Coulèdre.
— Vous êtes marié ?
— Pas encore.
— Votre fiancée est parmi le public ?
— Oui. Elle est là au deuxième rang. »
Elle s’appelle Joëlle. Elle a des cheveux châtain clair. Ils sont très longs et très fins. Elle chausse de grandes lunettes. Elle a un nez quelque peu proéminent, et des lèvres charnues. Elle est désirablement gironde, de quoi réjouir les nuits de Marcel.
« Merci Marcel. » L’animateur se tourne vers Gisèle : « Et vous Gisèle, êtes-vous née dans le coin ?
— Ici même.
— Quel est votre métier ?
— Actuellement je suis au chômage, mais je cherche activement ; mais pas seulement dans la région, dans tout le pays.
— Dans quelle branche ?
— Puériculture.
— Êtes-vous marié, fiancée ?
— Je suis veuve.
— Toutes mes condoléances.
— Merci.
— Avez-vous des enfants ?
— Une fille de seize ans qui est chez mes parents, dans le Sud.
— Très bien. L’un et l’autre vous connaissez le principe du jeu ? »
C’est Marcel qui répond :
« Vous nous posez une question sur l’Histoire de France, celui de nous deux qui donne la bonne réponse en premier, donne un gage à l’autre.
— Exactement. On peut les applaudir encore une fois. »
Et le public applaudit à tout rompre encore une fois ; et le portable de Joëlle se met à vibrer. À l’autre bout du fil, un gendarme lui annonce que sa voiture a été retrouvée en apparent bon état, mais elle ne pourra pas la récupérer de sitôt. Elle a servi à commettre un crime. Joëlle se met à transpirer, à haleter. Un crime dans sa voiture ? Quelle horreur. Elle venait de l’acheter il y a moins d’un mois.
« Qui a été tué ? Balbutie-t-elle
— On ne peut pas vous le dire.
— Est-ce que moi je risque quelque chose ?
— Non, rassurez-vous. L’auteur présumé a été appréhendé. Il est en garde à vue. Par contre, vous devrez passer afin que nous vous remettions une attestation signifiant que votre véhicule a été retrouvé, mais doit demeurer à la disposition de la justice. Bonsoir madame. »
Le gendarme a raccroché. Joëlle est secouée. Elle n’a plus le cœur à assister au jeu. Elle veut rentrer à la maison, mais elle est venue dans la voiture de Marcel. Elle pourrait appeler son père qui habite à dix kilomètres de chez elle. Elle lui expliquerait ; et même sans cela, il viendrait quand même la chercher. C’est sa fille unique et il l’adore.
« Première question. Écoutez bien : il y a eu dans notre Histoire deux Philippe le Hardi : Philippe deux et Philippe trois. Ce que j’attends de vous c’est que vous me disiez lequel a été roi de France. Avez-vous bien compris la question ? » Les deux acquiescent : « Vous avez trente secondes, et je vous rappelle que vous n’avez pas le droit de vous concerter. Réfléchissez chacun dans votre coin. Le premier qui a la réponse, appuie sur le bouton de la manette que vous avez dans la main. Top c’est parti. »
« Tic-tac » fait le chronomètre. Billy et Sonia ne sont plus là. Joëlle non plus. Elle attend son père sur le bord de la route, assise dans l’abri bus. Les deux amants se tiennent par la main. Il dit quelque chose à l’oreille de sa maîtresse. Peut-être lui donne-t-il la solution. Le gendarme à la retraite, la connaît. Il est calé en Histoire de France. Il aurait pu être l’un des candidats. Sa collègue à la médiathèque a voulu l’inscrire… Je dis “collègue’’, mais des bruits courent selon lesquels leur rapport serait plus intime… Elle a voulu l’inscrire, mais il a refusé : « Devoir de réserve oblige. » Aurait-il argué. Même à la retraite, ça lui colle à la peau !
Gisèle appuie sur le bouton :
« On vous écoute, Gisèle.
— Philippe trois le Hardi était le roi de France. Fils de Saint Louis. »
L’animateur explose de joie :
« Bravo Gisèle ! Philippe trois le Hardi, a régné de 1270 à 1285. Il était, en effet le fils de saint Louis, et le père de Philippe quatre Le Bel. Philippe deux le Hardi, était quant à lui, Duc de Bourgogne. On l’applaudit très fort. » Et le public applaudit à tout rompre : « Gisèle, vous devez donner un gage à Marcel. » Elle s’approche de l’animateur et lui dit quelque chose à l’oreille : « Oui, oui, vous le pouvez tout à fait. »
Alors Gisèle s’adresse à Marcel :
« Mettez-vous à quatre pattes et faites le chien. »
Marcel se sent rougir. Il jette un coup d’œil au public. Il cherche Joëlle, mais il ne la voit pas. « Pourtant elle était là. » Pense-t-il.
« Marcel, vous devez vous exécuter. »
La voix de l’animateur l’a tiré de sa pensée préoccupante. Avec beaucoup de réticence, il se met à quatre pattes. Il aboie et tire la langue. Dans le public c’est l’hilarité générale. Les deux amants rient aux larmes. Le gendarme à a retraite manque de s’étouffer… Et puis, ce rire si particulier. On dirait que… Mais oui, Sonia est revenue. Billy, lui, toujours pas. Cela va sans dire. L’animateur, l’équipe technique et Gisèle, sont pliés en deux, en trois, en quatre. Un coup de gong, vient mettre fin au supplice de Marcel qui, bon joueur, se met à rire aussi. (Un peu moins que les autres, il est vrai)
« On l’applaudit bien fort, crie l’animateur dans son micro. » Et le public applaudit de nouveau. « Prêts pour la deuxième question ? »
Les deux répondent comme un seul homme :
« Prêts.
— Alors, écoutez bien : “Après moi, le déluge’’, “De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace.’’, et enfin : “Du haut de ces pyramides, vingt siècles nous contemplent.’’ Vous devez attribuer à chacune de ces trois citations, leur auteur. Top chrono, c’est parti. »
« Tic-tac… » fait le chronomètre, et Marcel n’arrive pas à se concentrer Il cherche toujours Joëlle des yeux, et ne la voit toujours pas. Peut-être lui a-t-elle laissé un message sur son téléphone, mais il n’a pas le droit de le consulter.
« Allez, concentre-toi, se dit-il. Tu ne vas pas encore attraper un gage. “Après moi le déluge’’, qui a dit cela ? Je suis sûr que c’est un roi… Pas Louis quatorze qui a dit : “L’État c’est moi’’ »
Et pendant qu’il continue à réfléchir, Gisèle appuie sur le bouton :
« On vous écoute Gisèle.
— “Après moi le déluge’’, Louis quinze.
— Bravo.
— “De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace’’, c’est Danton.
— Encore bravo.
— “Du haut de ces pyramides, vingt siècles nous contemplent’’, c’est le général Bonaparte, qui n’était pas encore Napoléon. »
L’animateur explose à nouveau :
« Et bravo ! Explose-t-il. Qu’on la noie sous un déluge d’applaudissements, qu’on l’assourdisse sous un tonnerre d’applaudissements ! »
Et le public se déchaîne, et l’animateur s’approche de Marcel :
« Que vous arrive-t-il, Marcel ? »
Il sait que le candidat est préoccupé. Le ton sur lequel celui-ci va lui répondre, trahit sa profonde inquiétude :
« Je l’avais sur le bout de la langue.
— Prêt pour un deuxième gage ? Lui demande-t-il compatissant.
— Oui.
— Alors, Gisèle, quel gage allez-vous lui donner ?
— Je veux qu’il fasse le singe. »
Et Marcel fléchit quelque peu ses jambes, laisse pendre ses bras le long de son corps, et se met à sautiller en poussant des petits cris, qui rappellent ceux du chimpanzé. Il tourne autour de Gisèle, en hurlant dans ses oreilles, puis il fait de même autour de l’animateur ; enfin, se tournant vers le public, il se gratte la tête et dessous les bras. Toujours dans son attitude simiesque, il descend de la scène et passe de spectateur en spectateur, ce qui redouble l’hilarité de chacune et chacun. Sonia rit tellement qu’elle se rend compte qu’elle vient de mouiller sa culotte et, par voie de conséquence, son pantalon.
L’animateur est quelque peu embarrassé. Le public apprécie la prestation de Marcel, dont le véritable motif de cette escapade est de retrouver Joëlle.
Joëlle, parlons-en…
Elle attend toujours sur le bord de la départementale, assise sous l’abri bus, que son père vienne la chercher. Il n’est plus très loin. Billy l’a aperçue. Depuis qu’il a fait l’amour avec Sonia (très vite et pas bien) il se croit irrésistible, comme tous les puceaux fraîchement dépucelés.
Donc il a vu Joëlle toute seule sur le bord de la route. Il se dit : « Elle attend le bus, mais il y ne passe que dans une heure. J’ai une voiture, je peux la conduire où elle veut. » Joëlle a un physique appétissant, et ce n’est pas pour lui déplaire. Il se trouve beau et séduisant ; en plus, maintenant, c’est un homme. Il se dit : « Si j’arrive à me faire cette femme, j’achèterai un gros bouquet de fleurs à Sonia, qui a fait de moi un mec. ». Alors, il s’approche d’elle. Elle sursaute.
« Excusez-moi, je ne voulais pas vous effrayer. Je vous ai vue attendre le bus et… »
Elle le coupe :
« Non, j’attends mon père qui doit venir me chercher. »
Elle a dit cela en faisant un joli sourire à Billy qui n’a pas une mine patibulaire, qui n’est pas le genre de garçon qui va la menacer si elle se refuse à lui. D’accord, ce n’est pas encore la nuit noire, et tout le village est dehors à une vingtaine de mètres. Si elle devait crier, on l’entendrait. Par contre, elle a deviné qu’il a envie d’elle, que si elle disait « oui », il ne dirait pas « non ». Mais, si elle disait « non », il n’insisterait pas.
Billy pense : « Quoi, cette meuf vit encore chez son père ?... Ou alors, elle s’est frittée avec son mec et elle retourne vivre chez papa. Maman c’est toujours chez mémé qu’elle s’en allait, quand elle se disputait avec papa. »
Il la regarde encore une fois, mais elle ne fait plus attention à lui. Alors, d’une voix hésitante :
« Eh bien, bonsoir… Je m’appelle Billy. »
Elle se tourne vers lui :
« Je m’appelle Joëlle. »
Billy se met à rire :
« Nous deux ensemble, ça fait Billy Joël, comme le chanteur préféré de ma grand-mère. »
Joëlle réfléchit, puis :
« C’est lui qui a écrit “Honesty’’, c’est ça ? »
Elle fredonne l’air.
« Oui, fait Billy. Ma grand-mère l’écoute souvent.
— Mes grands-parents aussi. »
Elle lui adresse un beau sourire. Billy y voit comme une ouverture. « Ça y est, le courant est passé, se dit-il » Et, aussi vite que l’éclair, il l’embrasse sur la bouche. Joëlle, surprise, met un certain temps à réagir. Elle le repousse.
« Ça ne va pas ? Lui hurle-t-elle. »
Billy est morfondu :
« Excusez-moi, excusez-moi, j’ai cru que ça marchait entre nous.
— Ah bon ?
— Oui. Billy Joel, la chanson, votre sourire, j’ai vraiment cru que…
— Vous allez toujours aussi vite avec les femmes ?
— Je ne sais pas, il y a deux heures j’étais encore puceau. »
Et puis il se met à lui parler de Sonia de la facilité avec laquelle elle couche avec les hommes.
« Toutes les femmes ne sont pas comme elle, Billy. Et puis, je suis presque mariée. »
Billy baisse la tête et lui demande pardon encore une fois. Joëlle a eu sa dose d’emmerdes pour la journée : Marcel, d’abord, qui l’a traînée presque de force ici, à Berry-le-Gaillard pour qu’elle le voie participer à ce jeu radiophonique – qu’elle déteste – et pour qu’elle le soutienne par la pensée. (Heureusement qu’elle ne l’a pas vu faire le chien… et le chimpanzé !) ; ensuite l’appel de ce gendarme, sa voiture neuve qu’on lui avait volée, ayant servi à commettre un crime (Elle a imaginé la scène sous toutes les coutures…) ; vraiment trop de contrariétés dans la journée. Billy est toujours auprès d’elle tête baissée. Cette esquisse de baiser volé par un néo-dépucelé, n’a pas été désagréable à ses lèvres. Elle ne veut pas le laisser se morfondre. Dans le fond c’est un gentil garçon. Alors, c’est elle qui colle ses lèvres aux siennes. Billy n’en revient pas. Il est aux anges. Sa main commence à se promener sur les courbes généreuses de Joëlle, lorsqu’on aperçoit le bruit d’un moteur de voiture.
« C’est mon père, lui dit-elle. » Puis elle ajoute : « Tu embrasses très bien, Billy. »
Elle monte dans la voiture, qui fait demi-tour et repart d’où elle est venue.
Ce petit intermède presque interdit, lui a remonté le moral. Elle se met à fredonner “Honesty’’.
« On dirait que papi et mamie ont déteint sur toi, lui dit le père. »
Billy saute de joie.
« S’il était arrivé dix minutes plus tard, je suis sûr qu’on l’aurait fait. »
Oui, c’est ça, sur le bord de la départementale, à la vue de tout le monde. Tu rêves Billy. À la rigueur quelques caresses érotiques et l’échange de numéros…
Il revient vers les spectateurs. Il aura encore besoin de Sonia pour lui faire baisser sa trique. Il prie pour qu’elle dise « oui ».
L’animateur, quant à lui, a posé une troisième question, à savoir : la mort de quel roi a été prédite par Nostradamus ? Marcel a répondu du tac au tac : « Henry deux » Après les applaudissements nourris du public, il a imposé son gage à Gisèle : celui de crier haut et fort : « Joëlle, où es-tu ? ». Elle s’exécute. Billy a entendu :
« Ben… C’est la femme qui m’a roulé une pelle et que j’étais à deux doigts de me faire, si son père n’était pas arrivé si vite. Pourquoi cette candidate l’appelle-t-elle ?... C’est peut-être sa mère ? »
Alors il lève la main. Marcel le voit, il prend le micro :
« Monsieur, vous savez où elle est ?
— Elle est partie en voiture avec son père.
— Avec son père ? Mais pourquoi ?
— Je n’en sais rien.
— Comment savez-vous que c’est elle ?
— Parce qu’elle me l’a dit et que moi je lui dit que je m’appelle Billy, et que nous deux ça fait Billy Joel, comme le chanteur.
— Qu’est-ce que vous avez fait avec elle ? »
L’animateur commence à perdre patience. Il enlève le micro des mains de Marcel.
« Bien, si nous terminions notre jeu ? Il me reste encore des questions à vous poser.
— Oui, oui, insiste Gisèle. »
— Non, non, grogne Marcel. J’ai besoin de savoir ce qu’il a fait avec ma femme. »
Et Billy se rappelle qu’elle lui a dit qu’elle était presque mariée.
« C’est donc son mari qui me pose cette question. Il doit être sacrément jaloux. »
Et il répond aussi fort qu’il peut :
« Rien, je l’ai vu assise à l’arrêt du bus. J’ai cru qu’elle l’attendait, mais elle m’a dit qu’elle attendait son père. C’est tout.
— Comment connaissez-vous son prénom ?
— Parce que je lui ai dit que je m’appelle Billy. Elle m’a répondu qu’elle s’appelle Joëlle. Voilà tout.
— Marcel, il serait temps de rendre le micro. Gisèle est impatiente de reprendre le jeu. »
Mais Marcel est trop énervé. Il veut savoir pourquoi Joëlle est partie avec son père… et surtout, ce qu’elle et Billy ont fait ensemble.
« Non, lâche-t-il à l’animateur. Je déclare forfait.
— Donc vous laissez la victoire à Gisèle.
— Oui.
— Bien. Vous savez ce qu’il vous attend, n’est-ce pas ?
— Je ne m’en souviens plus.
— C’est à moi de vous donner un gage. »
Il pense :
« Ah non, encore un gage. J’en ai soupé des gages ! » Puis il se raisonne : « Si je continue et que je perds, Gisèle va m’en donner un autre. Alors, autant accepter ce dernier gage, et que j’aille explorer cette affaire de Joëlle qui est partie avec son père… Et surtout, que je cuisine ce Billy pour qu’il me dise ce qu’elle et lui ont fait ensemble. »
Mais Billy n’est plus parmi les spectateurs médusés, attristés à l’idée que le jeu finisse si vite, mais impatients de connaître le gage que l’animateur va donner à Marcel.
Non, Billy n’est plus là. Il s’est approché de Sonia, et lui a fait comprendre qu’il avait encore envie d’elle. Ça tombait bien. Elle voulait rentrer chez elle pour se changer ; alors autant refaire l’amour avec Billy, puis prendre une bonne douche chaude… et seule.
« D’accord, j’accepte votre gage. »
Et le public applaudit spontanément.
« Je vous demande de faire quatre pas en marchant sur les mains
— Mais je ne sais pas le faire.
— Mon technicien et moi-même vous maintiendrons les jambes en l’air. Vous n’avez rien à craindre. »
Et voilà Marcel maintenu par les pieds qui avance sa paume droite et fait un premier pas, puis avance la gauche et fait un deuxième pas, un troisième et le quatrième enfin, sous un tonnerre d’applaudissements. Les deux hommes le remettent debout. Les applaudissements redoublent. L’animateur laisse faire quelques instants ; puis, désignant Gisèle, proclame :
« Maintenant vous pouvez applaudir la vainqueure, ou la vainqueuse, ou la vainqueresse : Gisèle ! »
Et de nouveau pleuvent les applaudissements.
Marcel a quitté l’estrade. Il s’en va à la recherche de Billy qui, lui, est au lit avec Sonia qui commence à trouver du plaisir :
« Retiens-toi, retiens-toi mon Billy. Je te dirai quand tu pourras te lâcher. »
Et Billy bon élève écoute et se retient.
Marcel lit le message que Joëlle lui a laissé sur son téléphone, tout de suite après l’appel du gendarme. Elle a une voix désespérée… « Comme c’est horrible, mon Marcel. Un crime commis dans ma voiture toute neuve. J’appelle papa pour qu’il vienne me chercher. Je ne peux plus rester voir ce jeu stupide. Je te soutiens quand-même »
Mais Marcel s’en fiche de la voiture neuve, du crime, de son futur beau-père, du soutien de sa future femme. Il écume de rage. Il veut trouver ce Billy et le faire avouer, par tous les moyens possibles, ce que Joëlle et lui ont fait. Il n’ignore pas que les formes appétissantes de sa fiancée, attirent les hommes. Il sait qu’elle est sérieuse, qu’elle ne le tromperait jamais. Elle l’aime. Ils vont bientôt se marier. Mais sait-on jamais. Nul n’est à l’abri d’une tentation. « Il n’y a pas de citadelle imprenable » lui répétait son père. Combien de fois a-t-il démontré la véracité de cet adage, lorsqu’il est sur la route ? Il ne tient même plus le compte du nombre de femmes qu’il a fait céder à la tentation. Alors il répond : « Qu’est-ce que tu as fait avec Billy ? » Et il envoie.
Joëlle est toujours en voiture avec son père qui lui fait une révélation :
« Tu sais, ta tante Éliane, ma sœur qui vit à Tours, a vu ton Marcel sortir d’un hôtel au bras d’une femme. Il l’embrassait et l’embrassait. »
Non, il ne lui a pas balancé cela de but en blanc. Non. Il a attendu le bon moment. Et si le bon moment n’était pas venu, il ne lui aurait rien dit, il aurait attendu une autre occasion. Mais elle s’est présentée, et voici comment.
Après qu’elle lui eut rapporté la conversation avec le gendarme, après qu’elle lui eut exprimé ses craintes, son père l’a rassurée, lui promettant même de lui acheter une autre voiture. Après ces paroles apaisantes, il a remarqué que sa fille était encore très soucieuse et, après un silence de quelques kilomètres, elle lui a dit :
« Je ne sais pas si j’ai toujours envie de me marier avec Marcel.
— Pourquoi tu dis cela, ma chérie ? »
Elle a haussé les épaules :
« Je n’en sais rien… Oh oui, je sais. Je sais qu’il me trompe. »
Le père a tout de suite pensé que sa sœur avait parlé à Joëlle.
« Quelqu’un te l’a dit ?
— Je m’en doute. Tout le temps sur les routes. Absent parfois une semaine ou plus… » Elle a laissé la phrase en suspens, puis : « Tu sais, si j’apprenais qu’il me trompe, ça me soulagerait. Je romprais et ne l’épouserais plus. »
Attendez ! Attendez ! Aurait-elle eu un béguin pour Billy ? Elle vingt-deux, lui dix-neuf, la différence d’âge serait moins importante qu’avec Marcel qui a vingt-huit ans.
Alors le père a pensé que le moment était venu de lui dire ce qu’Éliane lui avait rapporté, et un sourire a illuminé le visage de Joëlle.
« Tant mieux ! S’est-elle écriée. Ça me donnera un prétexte de le quitter, lui qui m’accuse de sans cesse aguicher les hommes. Je suis une fille aguicheuse, papa ?
— Non, tu es juste belle et radieuse. Les hommes se retournent sur ton passage, mais tu les ignores.
— Oui.
— Alors, tu n’es pas aguicheuse. »
Nouveau silence ; puis elle lui raconte la scène avec Billy, et s’arrête quand celui-ci l’a embrassée.
« Quoi, il n’a pas essayé d’aller plus loin ?
— Non papa. Je l’ai repoussé et engueulé. Si tu avais vu son air penaud et contrit. Il n’arrêtait pas de me demander pardon. Tu sais, je sais me défendre, papa. Tu m’as appris.
— Oui.
— Mais j’ai vu qu’il était inoffensif. Il s’est fait des idées. Il est mignon… Enfin, beau gosse. Plus beau que Marcel. Je me demande ce que je lui trouve… Lui, Billy… »
Son père a un petit sourire :
« On dirait que tu en pinces un peu pour lui. »
Elle ne répond pas tout de suite. Elle hésite avant de lui raconter la suite et la fin.
« Donc, tu l’as embrassé.
— Oui papa.
— Et tu le regrettes ?
— Non papa. Surtout avec ce que tu viens de me raconter sur Marcel.
— Et tu comptes le revoir ?
— Je ne sais même pas où il habite. Je ne sais même pas s’il est de Berry-le-Gaillard.
— Les Billy ça ne court pas les rues de France.
— Et ?
— Si tu as envie de le revoir, tu le reverras. »
Puis il est arrivé devant chez elle.
« Papa, je n’ai pas envie de rentrer. Je n’ai pas envie de voir Marcel. Encore moins de dormir avec lui. Je peux venir chez maman et toi ?
— Bien sûr ma chérie. Tu n’as même pas besoin de le demander. C’est aussi chez toi. »
Et i a redémarré.
« Papa, pas un mot à maman.
— Mon Ange, tout ce que nous nous disons toi et moi, c’est top-secret. »
Et Joëlle appuie sa tête sur l’épaule de son père. Elle a lu le SMS de Marcel, mais elle ne lui répond pas tout de suite. Elle attendra d’être dans sa chambre, pour trouver les mots de la rupture. Elle le lui enverra le lendemain.
Entre temps Marcel continue à chercher Billy en maugréant :
« Si je le trouve, je vais lui faire avouer, à coups de pompes dans le cul, ce qu’il a fait avec Joëlle. »
Mais il ne l’a pas trouvé, et pour cause, Billy est toujours au lit avec Sonia qui en redemande. Il se dit qu’au village, quelqu’un doit le connaître, et il est entré dans le premier bar, où il n’est pas passé inaperçu. On l’applaudit, on rigole :
« Bravo pour votre imitation du chien, dit un consommateur.
— En chimpanzé, vous avez été encore mieux, dit un autre. »
Le gendarme à la retraite, assis dans un coin de la salle, lui dit :
« C’est dommage que vous ayez déclaré forfait. J’aurais aimé entendre les autres questions. »
Puis une espèce d’armoire à glace s’approche de lui, lui tape dans le dos :
« Qu’est-ce que vous lui voulez à mon Billy ? »
Marcel n’en mène pas large. Il a beau être costaud, mais il ne fera pas le poids devant cet individu imposant.
« Votre Billy ?
— Ouais, mon fiston. Je crois comprendre que vous l’accusez d’avoir fait quelque chose avec votre femme. Alors, écoutez-moi bien… (Ici il prend un ton plutôt menaçant) Mon Billy c’est le plus brave garçon de la terre. Il respecte les femmes, et si vous pensez qu’il s’est permis de faire des choses avec la vôtre, c’est que c’est elle qui les lui a autorisées.
— Vous insinuez que ma femme est une…
— Je n’insinue rien du tout, l’interrompt-il. Je ne fais que répondre à la vôtre » Puis, il indique le zinc : « Maintenant, si vous voulez vous rincer le gosier, allez-y ; mais laissez mon Billy tranquille. »
Mais Marcel n’a pas envie de boire, et il repart aussi vite qu’il est entré. Il monte dans sa voiture et démarre en trombe. Il rumine, il fulmine contre Joëlle, lui lance des imprécations :
« On va faire les comptes ma salope. »
Et il accélère de plus en plus…
La route qui conduit chez lui, est remplie de virages, dont un extrêmement dangereux, qui oblige les conducteurs, même les plus expérimentés, à ralentir, et à le négocier avec prudence. Pour impressionner Joëlle, il fait toujours semblant qu’il va le prendre à toute allure et freine au dernier moment. Mais cette fois-ci, il ne fait pas attention. Il est tellement aveuglé par la rage, qu’il ne pense pas à décélérer, et la voiture fonce tout droit contre le platane avec un fracas d’enfer…
La dernière image qu’il emportera dans l’au-delà, c’est le visage de Joëlle couvert de bleus, d’hématomes et de plaies béantes, de tous les coups qu’il lui aura donnés.
Annotations
Versions