Chapitre III

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- III -

Pour nous, à l'époque, il n'y avait rien de mal à bûcher en continu et à accumuler les connaissances. Pourtant, ce fut là notre malheur. Tout d'abord, parce qu'au niveau des collègues cela provoquait des jalousies, des dissensions et des incompréhensions. En soi ce n'était pas très gênant, puisque ma sœur et moi, nous soutenions et nous consolions à deux comme nous l'avions toujours fait. Cela nous suffisait. De plus, comme nous étions toujours sur la même longueur d'onde, l'avis des autres nous importait peu, voire nous était totalement égal. Que cela plaise ou non, nous restions ancrées dans nos certitudes et estimions qu'il était nécessaire d'apprendre encore et encore. Avant tout, parce que s'améliorer intellectuellement était bon pour la santé, mais aussi parce que s'instruire nous aiderait à gravir les échelons et à prendre du grade en temps voulu. Notre intellect était notre plan " Prévoyance avenir ".

Insensées, nous étions ! Quelle folie de tout miser sur son mental ! Quelle folie de vouloir tracer notre vie de la sorte et de l’imaginer sur le long terme ! Quelle folie de se croire à l’abri, puisqu’un matin semblable à tous les autres, mes parents et moi, nous reçûmes tel un coup de massue sur la tête, l’annonce cataclysmique ! Que dis-je, l’annonce ? Le diagnostic implacable ou bien plutôt le verdict étourdissant, ravageur, destructeur et malheureusement certain, qui condamnait d'abord et avant tout ma sœur, puis par dommage collatéral, l'ensemble de la famille. D'un coup d'un seul, nous écopions tous d'une lourde peine pour une durée inconnue... Quel choc ! Je n'aurais pas su dire l'impact exact sur mes parents, mais me concernant, l'annonce avait résonné en moi comme une sentence. En une seconde, elle avait fait s'écrouler nos fragiles fondations à ma sœur et à moi, et dans son tourbillon, elle avait emporté tous nos merveilleux projets. Cerise pourrie sur le gâteau moisi, elle reprogrammait toute notre vie à partir de zéro.

Cela avait démarré insidieusement. Il y a de cela trois ans, Cassandra qui avait toujours été plus sensible que moi, et aussi plus fragile émotionnellement et physiquement, eut d'abord un gros coup de mou. Sans nous affoler, nous mîmes cela sur le compte du surmenage et rejetâmes la faute sur les quelques têtes dures de cette nouvelle année scolaire. Une poignée d'élèves particulièrement difficiles qui, un mois et demi après notre troisième rentrée scolaire, donnaient déjà du fil à retordre à leur maîtresse. Sans s'alarmer, ma douce et patiente Cassandra avait pris sur elle et s'était motivée pour tenir bon. Elle était convaincue que davantage de repos le weekend en parallèle d'une bonne cure de magnésium, auraient raison de cette fatigue persistante. Forte de ça, elle avait continué ses cours comme si de rien n'était. Malheureusement, au dépit de sa tentative de rééquilibrage, l'amélioration ne se fit pas. Au contraire. À la fatigue de ma sœur, se rajoutait une grosse baisse de moral et de l'irascibilité. Différente de la Cassandra d'avant, elle était impatiente, caractérielle et impulsive. Tout l'énervait. La moindre petite contrariété la faisait sortir de ses gonds. Elle contrôlait de moins en moins ses émotions. Ses colères explosives et ses sautes d'humeur souvent dirigées contre moi, me brisaient le cœur et me vidaient. J'étais son punching-ball... son défouloir...

Et parce qu'un malheur peut en cacher un autre, le blues de Cassandra se convertit en déprime qui engendra des insomnies. Contrainte par des nuits sans sommeil de délaisser sa classe en fin de premier trimestre, ma sœur enrageait. Pour éviter de perturber la scolarité des enfants et limiter la casse, elle essayait de ne prendre que de courts arrêts de travail. Pourtant, malgré sa volonté de tenir vaille que vaille, la maladie se rappelait de plus en plus à son mauvais souvenir et la stoppa dans ses efforts. Ainsi, au milieu du deuxième trimestre, les retours à l'école de Cassandra succédèrent à des renouvellements d'arrêts de plus en plus longs et de plus en plus fréquents.

La situation devenait intenable. Ce cycle de reprises aléatoire pesait sur les épaules des collègues, contraints de gérer les élèves dépourvus de maîtresse. Des élèves tenus de dessiner au fond de la classe s'ils étaient déplacés chez les plus grands, ou bien forcés de supporter les piaillements des tout-petits CP. Des élèves à qui chaque semaine, on imposait un programme scolaire en pointillé. D'évidence, quelques parents commençaient à grogner et à se plaindre. Par conscience professionnelle et aussi par amour pour ses chères têtes blondes, Cassandra admit que les remplacements au pied levé du lundi matin étaient assurément, très perturbants pour les enfants et pouvaient fragiliser les plus faibles. Dès lors, la volontaire et battante maîtresse d'école avait consenti à ne plus ignorer sa maladie qu'à cette époque le médecin avait nommé " burn-out ". Cessant à contrecœur tous ses allers-retours, elle avait accepté de se soigner et de se prendre sérieusement en charge. De mon côté, ce " burn-out " désigné coupable, m'avait laissée dubitative. Ce diagnostic d'épuisement physique et psychologique, résultat d'un surmenage associé à un trop-plein de stress, ne me convainquait pas. En mon for intérieur, je pressentais le pire et le pire arriva. Comme appréhendé, ma sœur épuisée de lutter, baissa les bras et glissa vers la redoutée dépression.

Et c'est là. À cette période noire de ma vie, que je vis ma jumelle adorée, mon double, mon autre, ma Sandra couchée en journée, en matinée et en soirée... Ma sœur, tel un oiseau blessé, anéantie et prostrée dans ses draps chiffonnés. Ma sœur, amorphe, catatonique, en résidence permanente dans son lit. Ma sœur, gémissant et s'apitoyant sur son oreiller trempé de larmes. Ma sœur, répétant à longueur de temps qu'elle était complètement nulle, qu'elle avait tout raté, que tout lui faisait peur, qu'elle ne savait plus sourire et ni pourquoi il lui fallait sourire... Ma sœur, entre deux sanglots et trois soupirs, me confiant qu’elle n'avait plus goût à rien... même plus goût dans la vie...

En la voyant s’enfoncer chaque jour davantage, je me sentais démunie, impuissante. Tous mes encouragements ; toutes les paroles compréhensives et apaisantes que je lui donnais ; tous les massages délicats et les caresses régulières que je lui prodiguais ; tous les gestes tendres et les soins quotidiens que je lui apportais, ne servaient strictement à rien. Chacune de mes attentions glissait sur elle comme l’eau sur les ailes d’un canard. Ma sœur était devenue étanche au monde et indifférente aux gens qui l’entouraient. Rien ne la touchait plus. Rien ne l’apaisait, ni ne lui procurait un quelconque bien-être. Rien ! Pas même l'oreille attentive que je lui tendais volontiers quand elle désirait s’épancher. Rien ni personne n'était en capacité de soulager ma Sandra. Rien ne l'aidait à se sentir mieux et entamer un chemin de guérison.

Devenue pour ainsi dire " une étrangère " dans l'esprit cadenassé de celle que j'aimais plus que moi-même, plus que ma propre vie, je le vivais très mal. Quel supplice ! En contemplant ma pauvre sœur écrasée par le poids de sa souffrance, j'avais la sensation de mourir avec elle. Quelle torture de m'apercevoir que ma présence ne l’intéressait plus. Elle ne me réclamait que rarement et toujours courtement. Engluée dans sa détresse, elle me laissait choir au profit de celle-ci. Oui... Seule sa douleur lui importait. Cette douleur que j’appelais " voleuse " et dont j’étais jalouse. Cette douleur qu’elle n'arrivait pas, ou bien pensais-je " Qu'elle ne voulait pas me partager ". Cette douleur dont je me sentais exclue, qui m’avait pris ma sœur et que je haïssais. Pour la première fois de ma vie, je me sentais comme amputée d’une partie de moi-même, extrêmement vide et seule... Plus seule que seule...

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