Chapitre VII
- VII -
Aux aurores, j'avais vu le matin se lever sans discerner si j'étais éreintée par une nuit de qui-vive, ou bien si mon anxiété grandissait avec le soleil qui me narguait à travers les persiennes. Par crainte de réveiller ma sœur écrasée de fatigue et endormie toute habillée, j'avais supporté mes crampes dans les jambes et mes fourmis dans les pieds. Malgré ma résistance, la douleur fut bientôt intenable... J'étais dans l'obligation de me lever pour délier mon corps souffrant. Avec délicatesse, je m'étais détachée de ma sœur plongée dans un sommeil profond, morcelé de petits ronflements nerveux. Assurément, elle rattrapait le repos qui lui manquait. Je m'étais assise sur le lit et sans bruit, j'avais étiré mes membres endoloris. À la suite, j'avais couvert mes épaules d'un fin gilet de laine et quitté la chambre à pas de loup. Dans la cuisine, j'avais commencé à me préparer mon habituel petit-déjeuner du matin quand je réalisais que j'avais l'estomac noué. Le fait était rare. D'ordinaire, je me réveillais affamée. Ce matin là, mes préoccupations m'avaient coupé l'appétit. Bien que sortie du lit, je ne cessais de m'interroger sur l'état de ma sœur. J'appréhendais les heures prochaines tout en souhaitant qu'elle soit redevenue saine d'esprit et que son humeur soit au beau fixe. Je savais que son humeur déterminerait la couleur de notre journée. C'est pourquoi, j'espérais que celle-ci soit teintée de rose bonbon plutôt que de gris anxiogène. La boule au ventre, j'essayais de rester positive en combattant les idées noires.
Un café me suffirait. En remplissant le percolateur d'eau du robinet, mon regard avait pivoté vers le coin où quelques heures auparavant, ma sœur s'était réfugiée. Je la revoyais, prostrée, apeurée, ailleurs. Dans un monde différent du mien. Cette vision m'avait paralysée. J'étais restée là, figée, magnétisée par cette image tandis que l'eau continuait de s'écouler. Ma volonté était elle aussi, anesthésiée. Les mots que j'avais repoussés puis bannis, en avaient profité pour forcer les murs de ma prison mentale. Ils s'étaient fait la malle. À cet instant, je ne les refusais plus. Je les laissais se dire. En vrac et librement, ils envahissaient mon cerveau : "Cinglée, aliénée, azimutée, cintrée, déséquilibrée, détraquée, dingo, fêlée, foldingue, frappée, givrée, maboul, siphonnée, sonnée, tarée, timbrée". Tous les mots bâillonnés et interdits, s'ébattaient sans retenue. Plus ils s'échappaient, plus ma pression interne diminuait. Quelle libération ! En m'autorisant le droit de les penser, je les exorcisais. Je me soulageais. Après ce temps de lâcher prise, je recouvrais mes sens. La tête désemplie de pensées refoulées, je réorganisais mes pensées et je prévoyais d'annuler mes projets du jour pour me consacrer uniquement à Cassandra. J'allais ensuite boire mon café dans le salon éclairé par la lumière douce du soleil, filtrant à travers portes et fenêtres. J'associais mon silence au silence de la maison, puis je m'asseyais au fond du canapé. Jambes croisées, j'essayais de me détendre et d'arrêter de cogiter. A ce moment, je ressentais indispensable de me vider la tête et de simplement déguster mon petit noir. Dans l'ignorance de ce qui m'attendait, j'avais profité de cette quiétude pour recharger mes batteries. La matinée m'avait laissée souffler. Cassandra avait dormi longtemps et l'heure du déjeuner s'annonçait, quand un bruit sourd et des hurlements avaient résonné depuis sa chambre. Sans réfléchir, j'avais délaissé ma cocotte sur le feu pour filer vers les cris et, c'est affolée que j'avais déboulé dans la pièce. Ce que j'avais vu alors, m'avait liquéfiée. Tombée par-terre, ma Sandra convulsait. Spontanément, j'avais pensé à une crise d'épilepsie, mais son corps s'arc-boutait comme celui d'un démoniaque. Elle semblait se battre contre des forces invisibles. Passé le moment d'hébétude, je m'étais précipitée sur elle et j'avais tenté de la maîtriser en m'asseyant à califourchon sur son ventre. Ses poignets plaquées au sol, je l'avais interpellée d'une voix forte. Cassandra ! Cassandra ! Cassandra, calme-toi, c'est moi ! C'est Alexandra !
Étais-ce un nouveau délire ? La peur ? Une crise d'angoisse ? Ma capacité de jugement à cet instant de panique, était restreinte. Malgré tout, mon cerveau fonctionnait vite. J'avais constaté que ma sœur ne bavait pas, qu'elle n'avait pas non plus les yeux exorbités ni les muscles tétanisés. Ses manifestations ne collaient donc pas à une crise d'épilepsie. Sans certitude, j'avais opté pour l'hystérie.
Cassandra s'était débattue comme un beau diable. Bien qu'étant sur elle, j'avais eu beaucoup de mal à la maintenir. Avec une force incroyable, elle avait réussi à libérer ses mains et avait cherché à me griffer le visage.
Laissez-moi ! Laissez-moi ! avait-elle hurlé en essayant de m'éjecter.
C'était clair ! Comprenant que ma sœur était en pleine crise de démence, je lui flanquais une paire de claques pour l'extraire de sa folie. Un cri rauque avait jailli des tréfonds de sa gorge. Puis, elle s'était figée. On aurait dit une statue de sel. Toujours assise sur elle, je l'avais doucement appelée par son prénom. Elle était sans réaction. J'avais tapoté sa joue pour l'arracher de sa torpeur, mais elle conservait sa raideur.
- Ma Sandra ? Ça va ma Sandra ? Ça va ?
Pas de réponse. Je la libérais de mon poids. Me tenant à côté d'elle, j'observais ses yeux fixes et son corps immobile.
- Ça va ? avais-je redemandé en lui caressant la joue.
Sans un mot, ma sœur avait tourné la tête vers moi. La haine se lisait dans les yeux. Elle m'avait regardée comme un ennemi... Comme un adversaire... J'étais anéantie. Ses yeux s'étaient encore assombris. Effrayée par son regard noir, je m'écartais un peu.
- Toi aussi, tu fais partie du complot ! m'avait-elle lancée froidement.
- Quoi ? Mais de quel complot tu parles ?
- Ne fais pas l'innocente ! Je sais tout ! J'ai tout découvert !
Cassandra me fixait méchamment.
- Découvert quoi, ma Sandra ? Je ne te veux que du bien, moi ! Jamais je ne te nuirais ! Jamais !
- L'état veut ma mort ! Il y a des mois qu'ils me menacent, mais je résiste ! Je leur tiens tête !
- Mais de quoi tu parles ? De quelles menaces ?
Prenant appui sur ses coudes, ma sœur s'était redressée. Le cheveu en bataille et les lèvres exsangues, elle s'était adossée au bois du lit. Puis, sans émotion et sur un ton monocorde, elle m'avait retracée son histoire... L'histoire qui la hantait et tournait en boucle dans sa tête...
- Depuis plusieurs semaines, le gouvernement me surveille, m'avait-elle racontée. Ils ont mis des agents à mes trousses et ils me suivent à la trace. J'avais des messages sur mon ordinateur. Des messages bizarres, impossibles à supprimer. Dès que j'essayais de les supprimer, ils réapparaissaient sur ma boite de réception. C'est là que j'ai commencé à m'interroger.
- Quels genres de messages ?
- Des correspondances que j'ai eues avec des écrivains et certains Élus. En fait, le message qui a tout déclenché était la retranscription d'une confidence que m'avait faite un écrivain. Il m'avait demandée de n'en parler à personne parce que quelqu’un de connu était impliqué et que ça pourrait lui valoir de graves ennuis. Par devoir citoyen, j'ai tout révélé à un Élu avec qui j’étais en relation et que j'avais convié à ma soirée "Témoignages et Récompenses". Depuis, on me pourchasse. Depuis, ils essaient de me faire taire et pour me faire taire... ils veulent me tuer...
- Je ne comprends pas. Tu te fais des idées, voyons. Personne ne veut te tuer... Personne ne cherche à te faire taire...
- Mais si ! De toute façon, tu es de leur côté ! C'est toi qui leur as permis d'entrer à la maison pour qu'ils installent un système d'écoute dans le téléphone ! Je sais que c'est toi !
- Non ! Pas du tout ! Jamais je ne ferais quelque chose contre toi ! Je te le jure ! Tu peux me croire !
- Prouve-le que tu es de mon côté et pas du leur !
- Te le prouver ? Mais comment ?
- Défends-moi contre eux ! Empêche-les de m'approcher et d'arriver jusqu'à moi. Sécurise la maison !
- Mais comment ça ? Que veux-tu que je fasse ?
- Je n'en sais rien ! Débrouilles-toi pour qu'ils repartent !
Comme la veille au soir, Cassandra s'était remise à trembler. Elle avait repliée ses jambes sur sa poitrine et de nouveau, elle s'était emmurée dans sa peur. J'étais déconcertée et tiraillée entre le fait de lui montrer mon indéfectible soutien et la tentation d'appeler Police secours. Mes envies fluctuaient au gré des émotions. Tantôt je voulais m'isoler du monde avec ma sœur jusqu'à son parfait rétablissement, tantôt j'envisageais de passer le relais aux professionnels de santé. Tantôt, je me disais que les médecins psychiatres seraient les mieux placés pour la soigner, tantôt je me demandais s'ils étaient aptes à la soigner. Je m'interrogeais. Ne rendraient-ils pas ma sœur plus folle qu'elle ne l'était ? Ne lui rajouteraient-ils pas de troubles ? Ne l'abrutiraient-ils pas de médicaments ? Ne feraient-ils pas d'elle un zombie ? J'avais dans la tête "Vol au-dessus d'un nid de coucou", et l'image de ma sœur déambulant dans les couloirs aseptisés au milieu d'aliénés qui bavaient et urinaient dans leurs pyjamas rayés, m'épouvantait.
Et puis, opter pour un séjour en hôpital, cela signifiait que j'adhérais à la démence de ma sœur. C'était reconnaitre ses troubles mentaux. Or pour moi, elle avait certes un désordre psychique, mais il n'y avait là rien de dramatique. Rien qui justifiait qu'on l'enferma chez les dingues et qu'on l'assomme d'une camisole chimique. De mon point de vue, sa distorsion de la réalité était juste un déséquilibre momentané. Ça n'allait pas durer. Non. C'était simplement une mauvaise passe. Un petit bug sans gravité. Rien d'alarmant. J'étais plutôt confiante. En revanche, côté médecin, je ne me faisais pas d'illusions. N'importe quel médecin de France et de Navarre constatant l'état de ma sœur, m'engagerait à la faire interner au plus vite. N'importe quel médecin la jugerait dangereuse pour les autres, mais surtout pour elle-même. N'importe quel médecin préconiserait une hospitalisation d'urgence, et sur un refus de ma part, n'importe quel médecin se désolidariserait de moi et me jugerait irresponsable.
Dans la balance, l'envie de préserver ma sœur des véritables fous, et lui donner la chance de s'en sortir vite et sans séquelle, pesait de plus en plus. Plus j'observais sa détresse, plus j'estimais injuste et intolérable de ne pas me battre pour elle. Qui mieux que moi pouvait l'aider ? La soigner ? L'aimer ? La dorloter ? La rassurer ? La comprendre ? Personne d'autre n'était mieux placé que moi. Moi, son double, sa jumelle... Moi qui jugeais bon qu'elle s'aère la tête et se change les idées. Moi qui pensais que s'éloigner du stress environnant pour se reconnecter à tous ses rêves d'enfants, lui ferait le plus grand bien.
Ce jour de grand soleil où les oiseaux babillaient sous nos fenêtres, j'étais face à deux décisions. Soit je gérais ma sœur comme je me l'étais jurée, soit je la laissais seule entre les mains d'inconnus.
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