Chapitre XI
- XI -
Sur l'autoroute, j'avais accumulé les kilomètres au rythme des changements de paysages. Il était environ 19 heures, quand ma sœur somnolant quasiment tout du long - effet du deuxième somnifère pris à ma demande - avait immergé de son sommeil et sorti le nez du plaid pour m'informer de son envie pressante. Pour moi aussi, une halte serait la bienvenue. Il faisait faim et j'étais fatiguée de conduire. Aubaine ! Un panneau représentatif indiquait une station essence à moins de cinq kilomètres. Malgré ses ronchonnements, j'avais briefé ma sœur pour limiter les erreurs. Pas question de se faire remarquer. La situation était trop sérieuse. Rien ne devait être laissé au hasard, tout devait être sous contrôle. Sous mon contrôle...
Ah ça ! Personne ne se mettrait en travers de ma route. Non ! Personne n'entraverait la mission que je m'étais fixée.
- On va aux toilettes ensemble. Tu fais pipi et je reste en veille derrière la porte. C'est d'accord ?
- D'accord...
- Ensuite, tu viens avec moi dans l'espace boutique et tu ne me quittes pas d'une semelle. C'est d'accord ?
- D'accord...
- Après ça, le temps que je nous achète à manger, tu restes collée à moi. Et surtout ! Surtout ! Tant qu'on n'est pas revenues à la voiture, motus et bouche cousue ! C'est d'accord ?
- D'accord...
- Bien. Il faut qu'on le soit le plus discrètes possible, tu comprends ?
- Oui...
- Tu as faim ?
- Pas vraiment... Je me sens toute barbouillée.
- Tu dois manger. Tu as besoin de prendre des forces. J'achèterais ce qui te fera envie.
- J'ai surtout soif...
- Ok, je te prendrais une boisson. Tu me montreras ce que tu veux, mais c'est moi qui achète et c'est moi qui paye. Ça veut dire que si tu hésites trop, je décide au final. On doit gagner du temps, tu as compris ma Sandra ?
- Compris...
- Dernier rappel. Tu ne t'éloignes de moi sous aucun prétexte et tu gardes la bouche fermée. C'est bien enregistré ?
- Oui... Et si on nous avait suivies ?
- Pas de danger. J'ai eu dans l'œil dans le rétroviseur tout le long du trajet et je peux t'assurer qu'on n'a personne à nos trousses.
- Oui, mais je te rappelle qu'il y a un radar espion dans la voiture.
- Ne t'inquiète pas pour ça. Radar ou pas, personne ne pourra nous retrouver. On est beaucoup trop loin maintenant. Il y a belle lurette que j'ai semé tout le monde.
Même si la situation était loin de m'amuser, je me trouvais des talents de comédienne. Je mentais plutôt bien et j'avais de la répartie. Convaincue par mes paroles et par le ton de ma voix, Cassandra s'était tue.
J'avais tourné à la station. Je m'étais garée un peu à l'écart, puis j'avais croisé les doigts pour que ma sœur ne nous fasse pas de crise de démence en public. J'espérais qu'elle se tiendrait à carreaux. Descendue de voiture, j'avais attrapé son bras et pris une grande inspiration. Cassandra était toute contractée. Sa démarche était raide et son souffle rapide. Par chance, elle n'ouvrait pas la bouche. Elle se maîtrisait. J'avançais la peur au ventre. Aux toilettes, elle s'était parfaitement tenue. Elle s'était comportée selon ma demande. Pourtant, je n'étais qu'à moitié rassurée. J'avais beau me persuader que tout irait bien, je craignais pour la suite. Dans la boutique, il y avait du monde. Beaucoup trop de monde... Cela n'arrangeait pas mes affaires. Il y avait des touristes. Surtout des étrangers. Parmi eux, des enfants chahuteurs et des représentants de commerce en cravate et costume gris sombre. C'est cette dernière catégorie qui faisait se crisper Cassandra. Dès qu'un de ceux-là traversait son champ de vision, elle s'agrippait à moi comme Tarzan à sa liane, et m'enfonçait ses ongles dans le bras. Dans son imaginaire, elle les assimilait probablement à des agents du gouvernement.
- C'est OK, l'avais-je rassurée en desserrant ses mains qui comprimaient mes os. C'est juste un commercial. Un gentil petit commercial qui fait sa pause café.
Collée à moi, ma sœur était de plus en plus nerveuse. Il ne fallait pas qu'elle craque ! Pas maintenant ! Pas ici ! Je ne devais pas traîner. À la caisse, il y avait une queue de cinq personnes. Flûte ! Il me fallait patienter. J'angoissais. Mon cœur battait à tout rompre. Mon tour venu, j'avais vite tendu un billet de 50 euros à la dame debout derrière la caisse pour régler nos barres de chocolat, les paquets de gâteaux approuvés par Cassandra, les sandwichs au thon comme nous les aimions et les canettes de jus de fruit. Sous le regard surpris de la caissière, ma sœur avait marmonné des phrases alambiquées. Comme elle l'avait reluquée d'un drôle d'air, je l'avais tranquillisée d'un sourire entendu, signifiant " Pas d'inquiétude, je gère". En fait, je ne gérais rien du tout. Au-dedans de moi, c'était le chaos. La panique totale. J'appréhendais le délire incontrôlable et explosif, mais heureusement, ce ne fut pas le cas. Les achats réglés, j'avais cramponné la main de sœur et entraîné vers la sortie.
Au dehors, tout en l'exhortant d'un "Go, go, go", je l'avais tirée par son vêtement pour qu'elle avance plus rapidement. Mon pas pressé fut source d'angoisses pour Cassandra. Certaine d'être suivie, ses craintes avaient repris le dessus et j'avais eu droit à un discours des plus ahurissants.
- Ils sont derrière nous, m'avait-t-elle informée en parlant vite. Je les ais reconnus. Celui qui portait des lunettes noires, je l'ai déjà vu. Je le connais. Dépêches-toi, j'ai aperçu un pistolet dans sa poche. De toute façon, il ne m'aura pas aujourd'hui, parce qu'aujourd'hui le ciel est bleu. Il ne peut pas me tuer aujourd'hui, parce que l'ange m'a dit qu'on me tuerait un jour de pluie. Il m'a dit que je devais me méfier de la pluie. Ça m'embête, parce que la pluie c'est froid et moi je ne veux pas mourir sous la pluie. Non, je préférerai mourir quand il fait beau. C'est quand même beaucoup mieux quand il fait beau.
Aïe ! En plus de son délire de persécution, ma sœur souffrait d'un délire mystique. Mince, son trouble s'aggravait ! Ça aussi il me fallait le digérer. Montées dans la voiture, il m'avait fallu plusieurs minutes pour parvenir à la calmer.
- Allez, c'est reparti ma Sandra ! Mange et bois ce qui te fait envie. Prochaine étape, notre refuge. Maintenant, je nous emmène là où nous serons à l'abri. Là où personne ne pourra venir t'embêter. Confiance en moi ?
- Oui... m'avait-elle murmurée d'une voix tremblante. Peut-être... Tu es sûre... ? On va où ?
- Fais-moi juste confiance. Je vais nous trouver un petit nid douillet. Un endroit tranquille où tu pourras te reposer et souffler.
- D'accord...
Cassandra qui prétendait ne pas avoir faim, avait finalement dévoré toute sa part. Elle avait englouti son repas froid en m'expliquant la bouche pleine, qu'un démon lui était apparu dans sa chambre au milieu d'une gerbe de feu. Elle avait poursuivi en me narrant avec force et détails sa discussion avec Dieu le Père en personne. C'était si absurde que j'en avais les larmes aux yeux. De temps à autre, je remuais la tête pour lui montrer mon écoute. En revanche, je n'argumentais pas. Je ne la contredisais pas. Je n'intervenais pas. Par bonté d'âme, je supportais patiemment sa confusion mentale et la laissais s'exprimer. Mon silence, toutefois, ne l'encourageais pas à continuer. Je devais me protéger. J'avais beau l'aimer au point de vouloir me sacrifier pour elle, j'avais le devoir de sauvegarder mes pensées de ses délires mystico-bizarres. Pour éviter toutes pollutions, j'avais plusieurs astuces. Je comptabilisais les voitures blanches que je croisais, puis je dénombrais les Renault rouges avant de mémoriser les plaques d'immatriculation doublées. Ces exercices me permettaient de garder la tête froide et de me distancer de sa folie.
Il se faisait tard. La nuit s'annonçait et j'étais lasse de conduire. Il était temps que je nous dégote un logis. J'avais quitté l'autoroute pour emprunter une nationale au hasard, et à l'instinct, j'avais bifurqué sur la première départementale indiquée. La route cahoteuse traversait des hameaux dépeuplés. J'en laissais cinq derrière nous et j'arrivais dans les secteurs réservés aux cultures. Il y avait des champs à perte de vue. Ce paysage ne me disait rien qui vaille. J'avais des picotements dans les yeux et je baillais à m'en décrocher la mâchoire. Je devais me reposer de toute urgence. Oui, mais où ? J'avais longé quantité de terres gorgées de céréales, toutes dépourvues de tanières pour fugitives épuisées. C'était désespérant. À l'horizon, aucun gîte, aucun hôtel, pas l'ombre d'une petite chambre à louer. Le noir tombait sur la campagne. Intérieurement, je m'étais agacée "Même s'il fait doux, nous ne dormirons pas à la belle étoile ni même dans la voiture. Je suis trop crevée et j'ai besoin de calme". Plus que fatiguée, j'étais éreintée et par la route et par Cassandra, qui des kilomètres durant, m'avait rabattue les oreilles de ses délires mystiques. Enfin, je n'allais pas me plaindre. À choisir entre folie douce et folie brute, je préférais les divagations de ma Sandra à ses peurs hallucinatoires, spectaculaires et... à pleurer.
Comme nous arrivions dans une commune un peu paumée et excentrée, mais plus conséquente que les hameaux désertiques, je m'étais posée la question du "Pourquoi pas ici ?". J'avais roulé au pas pour observer les lieux. Mes premières impressions n'étaient guère positives. Plus je m'avançais, plus l'endroit m'apparaissait triste et ennuyeux. On l'aurait cru figé dans l'ancien temps. La vision des commerces un peu vieillots et les quelques rares personnes du troisième âge s'avançant le dos courbé, étaient en opposition avec mon environnement habituel et citadin. "Eh bien, je suis vernie... Me voilà rendue dans le trou du cul du monde" avais-je pensé en voyant les rues se vider de leurs derniers petits vieux. De toute manière, à quoi m'attendais-je à m'éloigner des grands axes ? Sans trop y réfléchir, j'avais suivi une route secondaire m'emmenant jusqu'ici. Alors oui ! Que pouvais-je espérer en m'enfonçant volontairement dans la France profonde ? Je devais m'y attendre. Au final, je nous trouvais chanceuses de nous être débarrassées des enfilades de lieux-dits séparés de longs kilomètres et de ne pas nous être égarées dans des chemins de traverse.
Bien que peu emballée, j'avais étudié le coin. Malgré son air de village, c'était déjà une petite ville avec sa supérette, sa pharmacie, sa boucherie et quelques autres magasins. En y regardant bien, cette bourgade n'était pas aussi morte que je l'avais crue immédiatement. Au vu des commerces inscrits sur les panneaux en bord de route, l'endroit possédait un certain dynamisme. Un groupe de jeunes adossés à la façade du Bar-tabac, m'avait tirée un sourire. Remotivée par cette jeunesse, j'avais cogité. "À coup sûr, on va être plus repérable ici que dans une agglomération plus dense". Deux étrangères, qui plus est se ressemblant comme deux gouttes d'eau, c'était loin d'être commun. Nous ne passerions pas inaperçues. Pas très enthousiaste, j'avais encore hésité. "Mmm... Si on évite de se faire remarquer et qu'on plie bagage demain matin, dès potron-minet, on ne court pas beaucoup de risques...". J'avais caché mon inquiétude à ma sœur qui parlait toujours de anges et de démons.
"Ça va aller. Vu l'heure, je ne vais pas faire la fine bouche. En plus, je n'ai aucune garantie qu'il y ait quelque chose d'autre à proximité... Mieux vaut être sage...". Après cette réflexion, mon œil chercheur s'était posé sur un panneau indiquant un "Hôtel-restaurant 1*", à la lisière de la commune. Avec son lierre recouvrant les 3/4 de la façade et ses fenêtres en croisillons jaunes fumées, j'avais jugé "l'Auberge du cheval blanc", chaleureuse et accueillante. C'était un bon point. J'allais pouvoir me délasser. "Cette auberge sera notre premier point de chute", m'étais-je dit rassérénée.
Un parking était signalé sur le côté de la bâtisse. J'y étais entrée et m'étais dirigée vers la place la plus éloignée et la plus en retrait.
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