Hikikomori — Chapitre 3

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La mission du jour quatre est : « Range toutes les ordures de ta chambre dans un coin. »

Il ne sait pas ce qui l'effrayait. Il a créé les missions, il sait que son opération est bien faite et que la difficulté est croissante mais jamais excessive. Ranger ses ordures dans un coin, il peut le faire.

Puis il jette un coup d'œil à sa chambre.

Les poubelles blindées de Cup Noodles font la course à qui touchera le plafond en premier. Et à plus d'un endroit on ne voit plus le sol. Quelques bouteilles d'eau de la marque Just Water viennent parsemer ce somptueux décor, mais étant aussi bleu, il faut plisser les yeux pour les voir. « C'est le Gange ici putain... Par où je commence ? » Est-il possible de mettre tout ça dans un coin ? Cette question le fait tituber un peu, pop, fait la bouteille d'eau qui s'écrase sous son pied.

Il a créé la mission il y a six mois, la montagne de déchets devait être moins grande.

Mais il ne veut pas chercher d'excuse. Il commence par jeter les Cup Noodles vides qui traînent sur son bureau dans un sac poubelle, empile les sacs le long du mur face à la fenêtre et aligne les bouteilles d'eau vides comme des quilles. Il peut de nouveau voir le sol de sa chambre.

Les ordures n'étaient pas si nombreuses. Elles n'étaient juste pas rangées.

Hiki s'essuie le front. Il transpire. De grosses auréoles se sont formées sous ses bras et l'odeur de son T-shirt suffirait pour déboucher un bon rhume. Sa faible endurance le dégoûte. Un sac de Cup Noodles ne pèse pas plus de deux kilos et les bouteilles d'eau sont... vides.

« Putain... à quand la mission douche... » L'envie d'une douche est grandissante mais il ne veut pas griller les étapes. La douche est en dehors de sa chambre — derrière la porte qu'il n'a pas passée depuis deux ans. Mais il sait qu'il a créé les missions ainsi. L'envie d'une bonne douche fraîche est nécessaire pour le faire sortir d'ici. Alors il patiente.

La mission était encore une fois simple. Une grande partie de la peur est dans son esprit et il le sait.

Changer ses habitudes est terrifiant, opération pieds dehors ou pas.

► Jour 5 ◄

Hiki est désorienté. Il s'est levé et n'a pas reconnu sa chambre — aucune pile d'ordures ne l'a salué à son réveil. Le bon point est que cela l'a fait sauter hors du futon. Sa chambre est plus grande qu'il le croyait. Il est perdu dedans, alors qu'elle ne fait que quinze mètres carrés.

Il marche jusqu'à son ordi et aujourd'hui rien ne lui barre le chemin. Il lit la mission du jour.

« Va te raser tu ressembles à un SDF. »

À vrai dire il n'en sait rien. Il a évité le miroir des toilettes à chaque fois car il avait peur de croiser son regard, mais il pense qu'il n'a rien à envier aux sans-abri. Mais il doit le faire. Il ne veut pas que maman le confonde avec un Cro-Magnon.

Il coulisse la porte à côté de son futon. Cette porte donne sur des toilettes où l'on peut se laver les mains toujours assis sur le trône. Sans ces toilettes il aurait dû pisser dans des bouteilles. Cette pensée le dégoûte. Il ne veut aborder l'autre besoin. Mais il aurait aimé une douche avec. « Et pourquoi pas un jacuzzi connard... » Il rigole et caresse son menton à travers sa longue barbe. Son visage se crispe. Il fait face au miroir. La lumière est toujours éteinte mais il discerne sa silhouette. Puis il baisse le regard et fixe ses pieds. Ses ongles aussi sont à couper.

Il rigole. C'est le stress.

Il réalise le poids de ses cheveux et la longueur de sa barbe. Le temps est long. Il est coincé dans le noir, l'absence de lumière comme un voile de déni.

Il tombe à genoux. Il crie.

Se raser n'est pas dur, il le sait. En revanche, faire face à qui il est devenu, l'est. Le retour en arrière n'est pas possible passé ce point. Il se lève puis chuchote, « Étape par étape. »

Il détourne le regard du miroir et allume la lumière. Il se place face au miroir mais sans le regarder, il fixe ses pieds. Il est en place. Il n'a plus qu'à lever la tête. Il tapote le lavabo de la main. Il se gratte la tête. Le cri l'a soulagé. Il soupire, puis...

« Lève la tête... »

« Regarde-toi... »

« ALLER !!! »

« ... »

Qui est ce vieux qui lui fait face ? Serait-ce le quarantenaire de Quora ? « Oh non... c'est moi... » Il y a trop de pilosités, il n'arrive pas à voir son visage. Sa barbe et ses cheveux sont sales. Des petits carrés de légumes, provenant des Cup Noodles, se baladent dans sa barbe. Et ses cheveux rêches ressemblent à ceux de la sorcière dans Blanche Neige. C'est pourquoi il doit se voir plus âgé.

Il manque de frapper le miroir. Un coup de colère, mais il retient son poing.

Il fait un tour sur lui-même en se tenant la tête. Il crie de nouveau. Quelque part il espère que maman va arriver pour le distraire. Mais personne ne vient. Elle a dû partir travailler, le loyer ne va pas se payer tout seul.

Il repose ses mains sur le lavabo. Il le serre fort. Puis son ordi sonne : une notification.

Hiki se jette sur son coussin pour la lire — c'est la distraction qu'il attendait.

« Qu'est-ce que t'attends ? Cette barbe ne va pas se raser toute seule, tu sais ? Tu t'occuperas de tes cheveux plus tard, un chignon fera l'affaire en attendant. Ho ho, je sais. Tu as du mal à accepter que c'est toi.

Mais qu'est-ce que tu vas faire, hein ? Abandonner ? C'est tentant, hein ? J'espère que tu t'es amusé ces trois dernières années car ça sera pareil si tu t'arrêtes maintenant. Tu veux un conseil ? Sous la barbe se cache un beau jeune homme (j'espère). Imagine-toi sans. »

(J'espère) ? Le mot entre parenthèses le fait sourire. Il a créé une superbe opération mais il ne pouvait pas tout prédire. Mais il savait que ce moment serait compliqué. Il se sent dédoublé. Son lui du passé l'aide à avancer. Et son message est clair : l'abandon n'est pas permis.

Il ne veut pas finir sa vie comme ça, il ne veut pas continuer de ressembler à ça, il ne veut pas continuer de se cacher, mais sa volonté a vacillé sous le poids de la tâche. Pourtant la mission est simple, « Tu dois juste te raser bordel... J'ai fait ça des centaines de fois... » Il ferme les yeux, et tente d'imaginer son visage sans barbe et avec un chignon.

Il imagine un visage fin, la peau lisse et les cheveux longs. En bref. Une fille.

Mais le conseil marche. S'il est beau en dessous, il veut le voir. Et rien ne sera pire que cette barbe de merde. Il pose une main à terre pour se lever... Mais ses jambes ne suivent pas. « Oy, lève-toi... » Son estomac se soulève. Il vomit.

« Putain... »

En plus de la barbe, il va devoir nettoyer le sol. Mais que vient-il de se passer ? A-t-il sous-estimé le choc de son reflet dans le miroir ? Est-ce la fatigue d'hier ? Il n'en sait rien. Mais il se sent léger.

Il arrache une feuille d'essuie-tout d'un des paquets posés sur son bureau et s'essuie la bouche avec. Il contemple la flaque. Elle est ignoble. C'est une mare jaune dans laquelle se battent quelques nouilles qui semblent encore en vie. Il est content que ce truc soit hors de son corps.

« Il est temps de la mission mange un bon steak... » Mais il ne sait plus si ça fait partie de ses missions. Il rigole. Ses jambes fonctionnent à nouveau. Il a évacué la pression.

Il se lève, son T-shirt est taché. Il va s'en occuper aussi.

Sa tête tourne. Il déambule jusqu'au miroir. Il se regarde et ce qu'il voit ressemble à un clodo après un rude lendemain de cuite. Mais il n'est plus dégoûté de son reflet. Tout cela est sorti il y a un instant.

Hiki saisit les ciseaux et coupe sa barbe en deux. Une énorme touffe tombe dans le lavabo. « Merde... Ça va pas boucher la sortie d'eau ? » Mais il se dit que, si un tel problème l'embarrasse, que le pire est derrière lui. Il continue de taillader sa barbe.

Le bas de sa tête ressemble à un buisson mal taillé. Ça le fait rire.

Il fait trois pas de côté — il perd l'équilibre. Ça tête tourne toujours, mais ce n'est pas le moment de tomber avec des ciseaux dans les mains. Il imagine la scène de crime. Et maman qui découvre son cadavre deux semaines plus tard à l'odeur de putréfaction.

Il se rattrape au lavabo, il mourra une autre fois.

Il dépose les ciseaux, mousse son visage et commence à se raser.

Quelques minutes plus tard, et après s'être coupé quatre ou cinq fois, sa peau est lisse. Il ressemble à une fille mal coiffée. Mais il est... beau ? Ça semble incorrect mais c'est bien ça. « Merde... pourquoi j'ai attendu aussi longtemps... »

Ça lui donne envie de sortir de sa chambre, de montrer son visage comme un trophée. Ce n'est pas le plus beau mais il est la plus belle personne qu'il a vue depuis longtemps. Il jette un coup d'œil à la porte — elle va te reconnaître maintenant — mais ça le refroidit. Son regard retombe sur l'ordinateur.

« Mission du jour accompli... »

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