L’impossible narration de Ferdinand Chanel
Il en va du monde de l'art comme du reste : certaines lois existent que nous pouvons tenter de comprendre et, dans le meilleur des cas, exploiter à notre avantage. Oscar Wilde, plus d'un siècle avant nous, avait relevé l'une d'entre elles dans l'un de ces aphorismes les plus célèbres :
« Le public est vraiment tolérant. Il pardonne tout, sauf le génie. »
C'est à l'aune de cette remarquable impertinence que je souhaite évoquer Ferdinand Chanel, dont la toute récente disparition n’a malheureusement provoqué que de trop vagues remous au sein du grand public. Pour ceux que ce nom n'évoque qu'une prestigieuse maison de haute-couture parisienne, je n'ai qu'un conseil : passez votre chemin, sautez ces quelques pages, et attaquez-vous directement et sans arrière-pensée à la lecture de son chef-d'œuvre, le bien nommé Horizons nouveaux. Pour les autres, j'aimerais partager avec vous ma douleur et mes regrets.
L'œuvre de Ferdinand Chanel, à la fois méconnue et paradoxalement réduite, sans doute semblable à nulle autre, aurait dû lui valoir davantage qu'une banale épitaphe en dernière page d'un quotidien national. Son premier ouvrage, Horizons Nouveaux, fut salué, dans cette même revue, comme « l’un des romans les plus inventifs et controversés de notre siècle, accouplant à la perfection un style féerique et enflammé à une intrigue digne des grands classiques. » Je me dois toutefois de préciser que cette opinion demeura longtemps isolée dans le paysage littéraire. Si la densité virevoltante de son style attirait l'attention de quelques lettrés, plus curieux que nature – parmi lesquels je me situais, non sans orgueil – tous ne goûtaient pas la démesure sournoise de cette plume insolente et limpide. Ceux qui n'applaudissaient que tièdement à l'émergence d'un tel talent lui reprochaient une certaine inconstance.
« (…) Au-delà des qualités littéraires indéniables de cette belle œuvre, l'on est droit de s'étonner de la longue et parfois pénible « valse des hésitations » dans laquelle semble se complaire M. Chanel. D'abord cynique et froid, il se montrera scrupuleusement passionné l'instant d'après, au grand dam de certaines règles narratives.(...) Selon la même logique de tête brûlée, la plume de M. Chanel alterne de longs passages descriptifs que ne renieraient pas les poids lourds du naturalisme français, et des séquences vierges de détails, aussi dépouillées qu'un dialogue tiré d'un scénario de série B. Malgré le plaisir de lecture, qui, je le répète, demeure immense, le lecteur ne sait jamais sur quel pied danser. » (1)
N'en déplaise aux plus frileux de ses premiers admirateurs, cet ouvrage n'est pas sans rappeler certaines œuvres majeures du siècle dernier : un récit consistant, des personnages insaisissables, complexes, jamais repoussants. L'auteur s'entend à acculer son lecteur dans la tête de chacun de ses protagonistes, suggérant de la sorte que l'âme humaine, quelle qu'elle soit, ne saurait se résumer à un stéréotype. Les héros et héroïnes de Chanel cultivent un jardin secret que le narrateur laisse entrevoir de loin en loin, mais qui, pour l'essentiel, s'épanouit hors-champ, entre les lignes, dans ce monde nébuleux qui naît d'une lecture et non des mots qu'elle présuppose.
A ce propos, Ferdinand Chanel exprima à plusieurs reprises, au cours des rares interviews qu'il choisissait d'accorder à ses contradicteurs – il ne voyait pas l'intérêt, en effet, de « bomber le torse en terrain conquis » – son désir de s'affranchir du verbe, de la phrase, de l'écrit.
« Nous vivons un moment de l'histoire centré sur le réel, ou ce que nous sommes amenés à percevoir comme s'identifiant au réel. Les écrans, les images fixes ou mobiles ont oblitéré le mystère, et cette démarche, qu'elle semble délibérée ou inconsciente, a contaminé la littérature. Les auteurs contemporains montrent bien plus que ce qu'ils ne laissent deviner. En tant que chercheur, je ne puis que le déplorer et considère ce trait, au demeurant agréable et reposant pour le cerveau, comme une erreur grossière et, à terme, dangereuse pour l'évolution de cette part de rêve qui, à mon sens, définit l'être humain avec plus de consistance et de justesse que l'intelligence, le rire ou la capacité d'adaptation. » (2)
Nul ne s'étonnera, en conséquence, des multiples ellipses et approximations dont se montre capable la plume de Ferdinand Chanel. Il s'agit de jouer sur la frustration et les attentes, de multiplier les questions et de n'apporter que des fragments de réponses. Le lecteur ne s'interroge pas : il se découvre lui-même et se fragmente à son tour selon un processus douloureux. On ne ressort pas indemne d'Horizons Nouveaux. Ceux qui prétendent le contraire se sont égarés en cours de route.
L'intrigue du roman est, quant à elle, régulièrement qualifiée de « prétexte » par ses détracteurs, voire par certains admirateurs inconditionnels qui prétendent toutefois s'intéresser exclusivement à la quête personnelle qui, selon eux, « se dessine de manière progressive, par petites touches » (3) au fil des pages. L'éditeur de M. Chanel lui-même la jugeait « inconséquente, inutilement boursouflée, pour ne pas dire négligeable. » (4)
Il serait certes abusif de dépeindre Chanel comme un conteur. Il n'était pas de ces écrivains qui invitent leurs lecteurs au voyage et qui s'efforcent de les mener d'un point A à un point B. Il convient pourtant de rendre justice à cette folle qualité d'invention qu'il sut mettre en œuvre dans l'élaboration de ses trames. Horizons Nouveaux, plus qu'aucune de ses œuvres postérieures, installe un canevas qui tient du labyrinthe de glace, où des miroirs s'inversent et se floutent, modifiant continuellement la perspective et l'univers dans lequel elle s'épanche. Ces modifications, imperceptibles parfois, ou au contraire, brutales, se jouent des conventions syntaxiques et narratives. Les genres se mélangent, les histoires s'enchevêtrent, les péripéties s'égrènent dans une forme de chaos où les identités se confondent sans jamais s'égarer.
« Je ne suis pas sûr d'avoir tout compris des intentions de l'auteur, mais je me suis laissé porter. » (5)
Ce commentaire de Tom Wolfe fait écho à nombre d'autres jugements émis par ses pairs. On raconte que Garcia Marquez lui-même ne put retenir un juron en lisant la dernière phrase de l'ouvrage :
« Ay carajo ! Me gusta pero no entiendo. Ni siquiera entiendo lo que me gusta. Pero me gusta, me implica, me revuelve ! » (6)
Si le deuxième roman de Ferdinand Chanel ne peut prétendre au même statut d'œuvre visionnaire que son prédécesseur, le succès de ce « récit mineur », certes modeste par rapport à certains grands noms de cette littérature un peu facile qui encombre les rayons best-seller de nos librairies, lui permettra pourtant, et selon ses propres termes, de « régler certains impayés et de renouveler [sa] garde-robe. » (7) S'offusquer d'un tel cynisme fut le réflexe imbécile de la plupart des critiques, y compris ceux qui, comme l'auteur de ces lignes, le défendaient becs et ongles sur le terrain littéraire. Je regrette de ne m'être moi-même montré plus perspicace sur les raisons de ce détachement affiché comme une provocation gratuite, dictée, croyions-nous, par une forme de mégalomanie dont ne se départiront jamais certains génies de ce monde.
Cette froide arrogance – sans doute l'aurions-nous deviné si nous n'avions dû réagir ainsi à chaud, eût égard aux sacro-saints délais de publication de nos revues littéraires – dissimulait à l'évidence le désespoir d'un artiste échouant à exister selon ses propres lois, lois dont il ignorait par ailleurs la teneur exacte à l'époque de Solitudes. Cette même recherche, à ses yeux infructueuse, d'une expression transparente, et pourtant confuse, à l'image des mécanismes de pensée propres à l'esprit humain, le laissait pour le moins insatisfait. Ainsi, le titre de Solitudes nous renvoie-t-il, moins à celle de l'artiste reclus dans sa tour d'ivoire qu'à cet isolement moins commun que subit l'esprit libre perdu dans un corps trop vaste. Ferdinand Chanel n'était pas de ce monde et intégrer cette vérité ne l'aidait en rien.
Dénigrer Solitudes, à l'époque, semblait par conséquent une excellente idée. Comme on dit, c'était dans « l'air du temps ». J'en veux pour preuve l'acharnement télévisuel avec lequel le chroniqueur mondain Frédéric Beigbeder s'appliqua alors à démolir un roman dont je n'hésiterai pas à affirmer qu'il surclasse n'importe quelle tentative pseudo-littéraire du sus-nommé. Il est vrai que le personnage auquel le lecteur est amené à s'attacher – il est difficile ici de parler de « héros », quelle que soit la signification exacte ou symbolique que recouvrent ces phonèmes – poursuit un but que l'auteur cache à dessein. Avare d'explications, Ferdinand Chanel accomplit – à mes yeux du moins – un sacré tour de force : ce qui se présente d'emblée comme une enquête policière change de nature au cours du récit et débouche sur un néant métaphysique qui laisse pantois.
D'un point de vue strictement formel, Solitudes s'assimile à un patchwork – certes moins jusqu'au-boutiste qu'Horizons nouveaux – où les genres se mélangent allègrement, mais dont la structure, relativement classique, constitue un socle inamovible. Une fois de plus, c'est à travers ses personnages que Ferdinand Chanel s'emploie à décrire cette part irrationnelle qui régit secrètement nos décisions, nos actes ou nos absences. Pour cette raison, George Steiner compara vaguement Solitudes à l'Étranger, d'Albert Camus, comparaison pertinente certes, quoique biaisée par le refus de Chanel de théoriser, de quelque manière que ce fût, les agissements à la fois erratiques et rigoureusement normés de ses personnages. A la différence de Camus, Chanel utilise l'homme comme un moyen pour décrire un ailleurs que nul ne peut comprendre. Camus s'intéresse sincèrement à l'être humain.
Il convient peut-être de rappeler que les deux œuvres suivantes de Chanel, Démangeaisons et Champagne pour les ploucs, des recueils de contes et nouvelles composant un diptyque des plus déroutant, poursuivent justement ce travail de déstructuration du monde à travers les hommes et les femmes qui le définissent, bien malgré eux. Ainsi l'écriture resserrée de Solitudes s'épanouit-t-elle judicieusement dans la forme brève, et la plume de Chanel, enfin libérée des contraintes de l'intrigue et du décor, délivre son message sans détour ni arrière-pensée : Ferdinand Chanel n’écrivait ni pour son temps, ni pour la postérité, ni même pour lui – serait-on tenté de dire. Ceci expliquant cela, on comprend mieux l’indifférence du personnage vis-à-vis des critiques autant que du public. Son ambition, que l’on n’hésitera pas à qualifier de surhumaine tant elle peut paraître étrangère aux yeux de l’homme commun, dépassait les limites de nos pâles conceptions terrestres. Ferdinand Chanel souhaitait contenir l’homme en une page, le monde en un conte, l’univers en un roman.
Nul ne s'étonnera de l'échec patent de ces deux recueils, pourtant qualifiés de « véritables joyaux » par certains grands noms de la littérature. Pour ma part, je me contenterai de revenir à la phrase de Wilde proposée en liminaire :
« Le public est vraiment tolérant. Il pardonne tout, sauf le génie. » (8)
Ce à quoi je me permettrai tout de même d'ajouter, citant Victor Hugo :
« Le chef-d'œuvre est adéquat au chef-d'œuvre. »
* * *
Je rencontrai Ferdinand Chanel à deux reprises au cours de mon existence. La première fois, de façon discontinue, à l'Université des lettres de Montpellier, où, tous deux étudiants modèles et exaltés, envisagions nos existences à venir avec la certitude du bon élève et l'angoisse de l'artiste. Contrairement à lui, toutefois, je m'efforçais d'enfouir, sous un masque désinvolte – bon sang, j'étais si jeune – les affres du prosateur face à la page blanche. Chanel, en revanche, affichait une belle sérénité, l'image parfaite de celui qui n'attend rien mais qui sait pertinemment qu'il l'obtiendra. Nous n'étions pas amis. Les rares paroles qu'ils nous arrivait d'échanger s'imprégnaient systématiquement de cette détestable froideur qui n'appartient qu'aux rivaux.
A la lumière de nos carrières écoulées, le terme de « rivalité » prête à sourire. A l'époque déjà, je pressentais, chez ce curieux garçon, un talent sans pareil, irréfutable, évident. Il me suffisait, pour m'en convaincre, de lire la plus bâclée de ses dissertations. Nos professeurs eux-mêmes – jusqu'au grand ponte qui dirigeait l'UFR de lettres classiques – lui enviaient sa facilité d'écriture et sa puissance d'évocation. En bon jaloux – et en toute mauvaise foi, je l'admets – je lui exprimais régulièrement mon mépris en l'appelant « Maestro », le sourire en coin et l'œil perfide. Il haussait les épaules et ne relevait pas. Jamais. Je me dois d'admettre que j'aurais souhaité de sa part un mot plus haut que l'autre, un dérapage quelconque, n'importe quoi pourvu que la bienséance m'autorisât enfin à le classer en diverse petite case assignée à une obscure sous-catégorie d'être humain. Chanel semblait appartenir à la race des Dieux et des Titans : rien ne l'atteignait. Les critiques, les querelles de toute sorte le laissaient indifférent et goguenard. Je le répète : rien.
Nous nous fréquentâmes fort peu. Pourquoi l'aurions-nous fait ? Qu'avions-nous en commun en dehors des livres ? Chanel était un extra-terrestre à mes yeux. Moi, une chimère aux siens.
Notre deuxième rencontre prit place vingt ans plus tard, dans ce même bureau, à la veille de son suicide. Je chroniquais laborieusement le dernier opus d'un Tartuffe dont je tairai le nom, lorsque Chanel est entré, tranquillement, avec son air insubmersible de Bouddha juché sur la montagne, aussi paradoxalement effacé, dans sa veste en toile de jean, que la dernière fois où je l'avais aperçu, coincé entre deux étudiantes gouailleuses dans la file d'attente du restaurant universitaire. Je humai toutefois un changement.
Ici, Chanel s'imposerait une ellipse. Vous ne connaîtriez pas la nature du changement et n'en décèleriez la substance qu'à travers d'infimes indices semés ça et là dans les pages à venir. Il m'importe toutefois de ne pas masquer certaines fêlures.
L'air me parut plus dense. Ce fut immédiat. Je le sentis jusque dans ma respiration. Confuse, presque douloureuse. Je me frottai les yeux. Une sorte de voile sépia semblait s'interposer entre eux et l'image qu'ils relayaient. Très naturellement, et sans que je pusse me l'expliquer à cet instant, la notion d'arbitraire envahit chacune de mes pensées, me comblant bientôt d'une rassurante certitude : le hasard n'existait plus. Lui, l'auteur, le démiurge inconsistant, et moi, le critique des boudoirs mondains, tout deux subitement réduits au rôle de pions dans un jeu littéraire que nous ne maîtrisions pas.
Notre conversation – exempte de chaleur, dégagée de la moindre nostalgie – ne dura pas plus d’une heure. A son départ, je songeai sans tristesse que je ne le verrais plus – très exactement, je savais, au plus profond de mon être, qu’il ne dépasserait pas la journée du lendemain. Je ne prononçai aucune parole susceptible de le dissuader. Je ne tentai rien. A cela deux raisons : cet aspect de la question ne transparut qu'en filigrane durant notre entrevue, à travers certains gestes et regards, et je n'osai l'aborder de front. Surtout, je savais sa décision prise et il était inutile d'espérer l'infléchir. Sa réflexion, j'en étais conscient, plongeait ses racines dans un nœud de considérations où je me serais perdu sans espoir de retour. Ferdinand Chanel avait choisi de mourir avant même de pénétrer dans cette pièce, avant même, me hasarderai-je, d’avoir eu l’idée de me rendre visite.
Il m'est difficile d'expliquer le pourquoi de telles assertions. Le plus sage serait de lui laisser la parole et d’écouter sa voix sèche et timide discourir une dernière fois. A défaut de rapport exact toutefois, je laisse à ma mémoire, si odieusement précise, le soin de dévoiler notre dernière discussion, et avec elle, les véritables causes de sa mort.
* * *
“Tu te souviens de moi.”
Ce fut son entrée en matière. Efficace et directe. Je n'en fus pas surpris et me contentai d'économiser un signe d'acquiescement.
Il posa son corps rigide sur le fauteuil face au mien, un noir bureau s’interposant entre nous. Sur ses genoux maigres, une chemise en plastique, d'apparence légère. Ses mains d'artisan la caressaient nerveusement, et durant tout notre entretien, mes yeux effectuèrent d'innombrables va-et-vient entre ses yeux, ses mains, la chemise, ses yeux, ses mains... Tout autre que moi serait devenu fou.
Assommé par l'air chaud qui m'emplissait les poumons, je l'écoutai parler :
« Tu es un être creux. Tu l'as toujours été. Je me souviens de l'admiration que tu me vouais, étudiant. Tu croyais t'en dépêtrer en jouant les bravaches... C'était mignon. »
(ses mains)
« Tu m'enviais, comme tant d'autres. Je le voyais mais ne le comprenais pas. Il m'a fallu du temps... »
Sa voix se perdit dans un souffle. Je quittai ses mains et un frisson glacé me saisit lorsque nos regards s'enlacèrent. J'y lus du mépris et me trompai.
« J'aime à penser que je ne suis rien. Au même titre que n'importe lequel de mes congénères, d'ailleurs. Et entre moi et le reste du monde, j'ignore pourquoi, mais il y a toujours cette distance énorme, ce chantier vide en voie de dépérissement... Alors j'observe. J'ai toujours observé. Et je nous ai vus danser ce ballet ridicule, à nous éviter l'un l'autre, avec une sagacité finalement peu compréhensible, il me faut l'admettre. Je nous ai vus, imbus et suffisants, chacun dans son droit et chacun à son erreur, creusant le trou de sa solitude dans le silence glauque de ses plus belles frustrations. Nous partagions ce préjugé qui voulait que, ayant tout en commun, nous nous repoussions l’un l’autre, comme les deux pôles identiques de deux aimants. »
Le regard agrippé au sien, j'éprouvais la sensation absurde que sa voix me parlait de l'autre bout d'un tunnel. Ses paroles ruisselaient plus qu'elles ne coulaient, et au fur et à mesure que les mots s'estompaient à mes oreilles, j'entendais l'autre discours, sous-jacent, muettement délivré par l'éclat de plus en plus vif de ses pupilles. Bercé par le clapotis de sa voix sourde, je me laissais persuader. C'était l'évidence même. Comment ne l'avais-je compris plus tôt ? Le visage imprimé de sa fin toute proche, il poursuivit son laïus.
« Nous n’avons jamais cessé de nous remémorer l’un l’autre. Ça aussi, c'est risible. »
Là encore, sa voix fondit lentement dans le silence. Il soupira avant de reprendre :
« Risible, ha ! Le mot est faible... Sans doute nous sommes-nous reconnus, il y a vingt ans, comme deux parasites en symbiose, chacun prisonnier des capacités de l'autre. Toi, le critique, le découvreur, l’analyste littéraire, et moi, le « tisseur d’intrigues », le « fabricant d’émotions »... »
- L'écrivain, » murmurai-je.
Je regrettai aussitôt d'avoir parlé. Ma voix, dans ce souffle un peu rauque, s'était chargée d'une émotion qui m'interrogeait. Je l'admirai, sans doute, oui. Mais je ne voulais pas qu'il me le rappelle, une fois de plus. J’éprouvais pour son œuvre le plus profond respect, il aurait suffi à n'importe quel béotien de relire l'intégralité de mes articles consacrés à sa prose pour s'en convaincre. J'estimais sincèrement que cet homme, devant moi, représentait à cette heure ce que la Terre avait jamais porté de plus achevé et de plus novateur en matière de littérature. Et si ça ne vous suffit pas, j'avais en moi tous les arguments nécessaires pour le prouver. Simplement, l'admettre en sa présence m'aurait laissé à sa merci. Il dégageait ce je ne sais quoi d'inquiétant, comme un parfum d'obsolescence, avec une nuance grise, poussiéreuse. D'une façon ou d'une autre, je craignais qu'il me touche.
Dieu merci, le grand homme était lancé. Il se borna à un fin pincement de lèvres, l'esquisse d'un sourire, peut-être, et pencha lentement la tête sur le côté. Je compris qu'il écoutait une voix différente, qu'il était seul à entendre, et que cette voix ne cessait de dicter.
« L'écrivain, oui... On parle d'un mythe, là. Il n'y a pas d'écrivain, pas d'auteur, juste des mots qui s'assemblent de façon aléatoire sous l'impulsion d'un réceptacle humain. Ce n'est pas ce qui, moi, m'intéresse. »
(ses yeux, encore)
« Je m'intéresse au mystère des rapports humains. Je ne les comprends pas. Quelle que soit l'étendue de ses efforts dans ce sens, l'homme ne parvient pas à aimer son prochain. Jamais de manière absolue, altruiste, détachée des contingences qui – et c'est là leur rôle et leur raison d'être – ne manquent pas de s'insinuer sans relâche entre le cœur et l'esprit. Les misanthropes primaires tendent à considérer que l’homme ne saurait aimer que lui-même, mais c’est justement cette part intime de lui-même qui le répugne et qu’il n’accepte pas chez l’autre. Tu ne m’as pas rejeté pour nos différences mais pour ce qui pouvait éventuellement nous rapprocher. »
Je restais silencieux, paradoxalement insouciant malgré ces paroles qui me marquaient au fer rouge. Lui, le marionnettiste, démiurge parmi les démiurges, le plus grand accoucheur de personnages tangibles, complexes, ô combien humains dans leurs contradictions... Ha ! Dans ce moi anesthésié que j'étais tout à coup devenu, j'entendais le cynique hausser le ton : comment pouvait-il prétendre méconnaître le jeu des relations humaines ? J'avalais ses couleuvres sans effort particulier, mais il me semblait déceler, dans le nœud fiévreux de leurs anneaux trop lisses, la volonté tenace de me masquer l'essentiel. Mon cerveau me rappela que les serpents muent. Je regrettai aussitôt cette pensée et commençai d'appréhender l'instant où, sous la peau craquelée de son discours, ne manquerait pas d'affleurer le véritable derme de Ferdinand Chanel.
« Pour ma part, je suppose que je te dois au moins une confession. Qui concerne le péché d'orgueil, j'imagine. Ce n’est pas ton insouciance d'étudiant hédoniste, ou tes penchants pour la dérision qui m’ont rebuté, mais bel et bien tes qualités d’homme de lettres, celles que je ne possède pas, et ne posséderai jamais. »
Les yeux rivés sur la chemise posée sur ses genoux, je ne levai qu'un sourcil. Les couleuvres me dévoraient de l'intérieur et je ne m'en souciais plus.
« Je ne sais pas si je suis un bon écrivain. Je sais que je suis unique, mais nous sommes nombreux dans le même cas. Comment ne pas me sentir en danger face à quelqu'un comme toi ? Tu maîtrisais les astuces du jeu social. Tu savais parler. Ton écriture même, si instinctive, presque paresseuse, eh bien... disons qu'elle ne pouvait qu'attirer l'attention, happer la pupille et la maintenir rivée sur la page. Dommage que tu n'aies jamais eu aucune histoire à raconter... »
A l'aune de cette remarque, je pus mesurer combien le flot constant de ses paroles m'ankylosait. J'aurais dû réagir. Je le savais, j'arrivais même à le formuler de façon relativement consciente. Une sorte de pensée parasite qui s'effilochait avant même de devenir pensée. Mais j'avais les yeux dans les siens et de la brume tout autour.
« Sans doute avons-nous agi à la manière des animaux, traversés de pulsions contradictoires, de frustrations intenses que nous ne savions gérer. C'est déplorable, d'un certain point de vue, mais je ne le déplore pas. Tu as suivi ton instinct d’être humain et j’ai eu la faiblesse de t’imiter, ou de te devancer, qui peut le dire ? Moi qui vainement rêvais de m’élever vers d’autres sphères, d’autres perspectives... »
Je me souviens qu’il a observé une nouvelle pause à cet instant. S’il me paraît juste d’indiquer cette interruption au lecteur, ce n’est pas dans le cadre d’un compte-rendu précis et objectif des paroles de Ferdinand Chanel. Ce qui m’impulse – oui, c’est bien d’impulsion qu’il s’agit ici – à noter ce détail, c’est la vague émotion que j’ai ressentie, lors de ce bref intermède. Ses yeux, évidemment, me saisirent à bras le corps. J'oubliai ses mains et la chemise-plastique qu'elles continuaient pourtant de malmener, négligemment, mécaniquement, sans embardée aucune. Il n'y avait plus que ses yeux. Sans le clapotis de ses mots enchevêtrés, de sa voix monocorde, étouffée, je ne voyais qu'eux, empreints d'une étrange pâleur, à la fois vibrante et translucide, comme recouverts d'une membrane émaillée, une fine pellicule de gaze ne dissimulant toutefois que partiellement l'étincelle de son regard fixe. Légèrement nauséeux, je me sentis gagné par un double sentiment de perte et de vertige. Perte de la consistance, de la matière de mon corps. Quant au vertige, je ne saurais l'expliquer. Je ne suis pas Ferdinand Chanel.
Je sursautai lorsqu'il reprit son monologue.
« Ton visage est un livre ouvert et chaque ride une phrase révélatrice. Je me suis élevé, oui. Ça ne ressemble pas à ce que j'attendais, mais... »
(pas ses yeux ses mains ses mains pas ses yeux)
« Oui. Je me suis élevé. »
Il laissa échapper un long soupir que je devinais douloureux, prit une profonde inspiration et détailla.
« Tu le connais, non, le rêve du cynique ? Celui de n'être plus que le contenant d'un esprit, une incarnation de la sagesse, au-delà des exigences charnelles. Trouver sa place dans le sillon cosmique, embrasser pleinement et sans regret son rôle de particule. Il me paraît aujourd'hui bien étriqué, ce rêve. Dérisoire. »
(les yeux les mains la chemise – respiration – les yeux)
« Au début, lorsque je n'étais encore que sur le seuil, de cette... ce niveau de conscience, je ne cédai pas à l'émerveillement. Un refus imbécile. Une pose, hélas. L'avoir compris depuis n'efface pas l'orgueil passé. »
(les mains – soupir – la chemise – les yeux)
« Je n'ai que l'excuse de l'initié qui, au terme de sa quête, juge indécent de se réjouir de savoir ce que d'autres doivent ignorer. Mais ça reste assez drôle, quand on finit par se rendre compte qu'on ne savait rien.
« Maintenant que je sais, il n'y a pas de quoi se réjouir. Ne suis-je pas devenu à la fois le plus heureux et le plus malheureux des hommes ? »
Je ne m'attendais pas au geste qui s'ensuivit. Pourtant, lorsque je revois la scène à l'heure où j'écris ces pages, j'en comprends toute la logique. Moi aussi, j'aurais plissé les yeux à m'en verrouiller les paupières. Moi aussi, j'aurais barré mon visage sec d'un sourire déchiré, exhibant au monde l'os du crâne déjà mort sous ma peau tendue.
Ma gorge se contracta lorsque je me décidai enfin à émettre un son.
« Je... comprends sans... comprendre... »
Les mots que j'employais me parurent forcés, piochés dans un registre imbécile. Je détestai chacune de mes hésitations et ne me reconnaissais pas. Il fallait pourtant que j'arrive au bout.
« Je veux dire que... »
(baisse les yeux baisse les yeux regarde ses mains ! SES MAINS !)
« … je ne comprends pas exactement ce que tu sais. Je ne suis pas sûr de m'exprimer comme il le faudrait. Je suis... »
Le « désolé » qui venait conclure cette phrase mal assurée mourut dans l'équivalent d'un pet de princesse. La honte m'écrasait la poitrine. Il m'acheva d'un rire dans lequel je ne décelai plus aucune trace d'humanité. Nietzsche aurait apprécié.
Le rire se mua progressivement en une rassurante quinte de toux.
« Je me situe bien au-delà de ta compréhension. Autant exiger d'un chien qu'il apprenne à lire. N'aie crainte, toutefois. Je vais t'expliquer. »
Ses commissures de lèvres se plissèrent selon un motif que je jugeai inquiétant. Un frisson glacé parcourut ma colonne vertébrale. Soudain, je n'étais plus très sûr de vouloir comprendre.
« Je ne suis pas – je n’ai jamais été très ouvert sur le monde. La réalité des sens n'est qu'illusion face à l’esprit. Ou plutôt, l'esprit contient le monde et détermine la réalité. Les sens ne sont qu'une grille de lecture comme une autre. Je suis parvenu au-delà, comprends-tu ? »
Je demeurai coi, incapable de formuler la moindre opinion. J'aurais aimé répondre par l'affirmative mais il eût été indigne de mentir en tel instant. Mes yeux restaient rivés à la chemise-plastique. J'avais réintégré le tunnel – l'avais-je jamais quitté ? – et sa voix m'enveloppait.
« Le « comment » importe-t-il ? Je suppose que oui, parce qu'il te convaincra également. Tu verras par toi-même que l'on peut utiliser le terme de « conversion »... Oui, c'est exactement ça. Tu vas juste lire mon dernier conte. »
Les yeux dans le plastique, je ne réagis pas. Je ne m'aperçois que maintenant que j'aurais dû, en toute logique, marquer ma surprise d'une façon ou d'une autre : froncer un sourcil, jeter une grimace, reprendre ses propres termes sur un ton ironique. Ses paroles glissaient dans mes tympans comme l'air dans une grille d'aération.
« Il n’est pas long, il tient sur une page. Je l’ai ici avec moi, dans cette pochette. Forteresse bien dérisoire pour son contenu lumineux, incompressible, illimité. »
Mes yeux fixés sur la pochette en question me renvoyaient à présent d'étranges images dans lesquelles il me plut de reconnaître la structure atomique du plastique. L'idée que je devenais fou me traversa l'esprit. Je me souviens d'avoir pensé que j'aurais voulu connaître le titre de ce ce conte – d'avoir pensé seulement.
« Je ne vois pas quel titre pourrait convenir. S'il fallait publier ce texte – et je ne vois pas ce qui m'obligerait à le faire – je l'appellerais « Univers ». Sans article. Car il en existe plus d'un. Chacun naît et meurt, non sans engendrer d'autres versions de lui-même, condamnées à se répéter. »
Il improvisa un silence, un de plus, rugueux et moite.
Je ne dis rien, occupé que j'étais à promener mes prunelles dans la miraculeuse symétrie moléculaire de son écrin. Une part de moi cherchait l'imperfection. Naïvement.
Sa voix se dotait à présent d'accents inattendus. Chaleur et miel, humour sinistre affleurant ça et là.
« Avant de te laisser entamer ta lecture, il est de mon devoir de te prévenir. Seules deux autres personnes ont pris connaissance de ce texte. Le moins qu'on puisse dire, c'est que leurs interprétations ne se recoupent pas. »
Même absence de réaction chez son auditeur-interlocuteur-lecteur-public. L'homme face à lui ne s'étonna guère de l'entendre commenter une observation qu'il n'avait guère émise. L'homme face à lui comparait les protons.
« D'aucuns pourraient voir là, en effet, le prolongement direct d’Horizons nouveaux. Multiplicité des points de vue, exégèses fantaisistes parce que contradictoires et exclusives... »
Il ricana d'une voix gutturale dont je l'ignorais capable. Je songeai à un pastiche. Je découpai mes protons en tranches fines et m'imaginai dans un roman de Matheson. J'entendis son rire avec une demi-seconde de décalage.
« Une analyse certes plausible, » reprit-il, « mais ceci dépasse le roman. Le roman n'était qu'une ébauche ambitieuse, le brouillon tragique d'un chef-d'œuvre impossible. »
Il me glissa la chemise-plastique sous le nez, provoquant un effet de zoom dans ma vision désormais microscopique. J'éprouvai un vertige similaire à celui d'un funambule soudain rattrapé par un accès de réalité.
« Maintenant écoute-moi. Ecoute-moi bien. Les deux crétins à qui j’ai proposé la lecture de ce manuscrit étaient de parfaits imbéciles. Des spécialistes.
(dédain mépris tout le lexique de la haine intellectuelle résumé en quatre syllabes)
« Des experts. Qu'y a-t-il de plus terne et de plus inutile qu'un expert, je te le demande. Les yeux collés à la feuille, on ne distingue que des mots, des enchaînements vides de sens. C’est évidemment cet aspect peu affriolant de leur personnalité qui a motivé mon choix. Je tentais une expérience. »
Il renifla longuement, alimentant par ce biais un suspense qui ne me touchait pas. L'homme en face de lui découvrait le monde merveilleux des réalités infinitésimales.
« Le premier a dévoré le texte en cinq minutes, sans jamais se départir de son sourire supérieur de comportementaliste aguerri. Son verdict m'a amusé, certes, mais je m'y attendais : pour lui, ce récit de science-fiction souffre de la comparaison avec n'importe laquelle de mes œuvres antérieures. Trop léger, prévisible, aucune profondeur. »
Il relâcha bruyamment la fumée factice d'une cigarette absente dans un sourire de rongeur avant de reprendre, plus badin que jamais.
« Le second s’est vu amputer d’une demi-heure de son précieux temps, et ce sans décoller une seule fois les yeux de cette page. Un linguiste. Chomsky pourvu d'œillères. Son opinion arracherait des rires hystériques à un mourant : style ampoulé, vocabulaire précieux, transitions didactiques, arguments recevables mais dissuasifs. Un précis de littérature comparée, bancal mais passionnant. »
J’acquiesçai d'un geste purement mécanique. Je n’avais pas le choix. Ses yeux me regardaient, terribles et enfoncés dans leur vapeur sans forme. Je n’avais pas le choix. Il fallait voir ces yeux.
Alors j'ai entrouvert les pans de la chemise plastique, j’ai agrippé la feuille de papier, souple et inoffensive. Ma main jouait le rôle d’une serre doublée d'un étau. J’ai chaussé mes lunettes de l’autre main, que j’imaginais libre. Et mes yeux ont effleuré le texte, timidement d'abord, puis se sont égratignés. L’univers, ou un univers, ou le schéma d’un univers, de tout univers, la structure de tout et de n’importe quoi, de ses grandes lignes, celles qu’aucun esprit ne saurait concevoir, jusqu’au moindre détail, futile et inopportun. Autour de moi, la pièce initiait une série de mouvements erratiques, se déplaçant selon des lois que j’avais ignorées jusque là et dont je me souviens encore. Puis brusquement, il n’y avait plus de bureau, plus de placard, plus un seul mur, toutes frontières disparues, pour ne laisser place qu’au vide, seulement le vide, un néant informe et prodigieux dont je faisais partie intégrante mais que je ne comprenais pas. Et des images, bien sûr, Dieu sait combien – mais quel Dieu ? – défilèrent sous mes yeux épouvantés, simultanément, successivement, s'enchevêtrant, s'accouchant les unes les autres, noyées d’anachronismes et de paradoxes, si bien que ce qui subsistait de ma conscience avait oublié que le contact de mon doigt sur le papier, de mes pupilles sur les lettres tracées à l’encre noire, de mes dents blanches sur mes lèvres striées de sang, ne formaient pas qu’une fiction.
Je vis – je vois encore – des millions de vies se dérouler devant moi, toutes au même moment, dépassant toute chronologie, pour recommencer aussitôt jusqu’à n’en plus finir. Parallèlement à ces existences chaotiques, s’étalait le spectacle, mille fois répété, mille fois reflété, d’une explosion cosmique. J’observai également – et continue d'observer – affreusement tiraillé entre une terreur mesquine et le plus extrême détachement, les folles déambulations de personnages que j’avais crus légendaires et intouchables, et leurs comportements, tant de fois loués dans ces livres et poèmes dont j’épiais la genèse, l’écriture, puis le pillage, jugeant chaque correction et chaque page déchirée, me gavaient de tristesse et de joie, mélange inconfortable et radieux qui ne me lâchera plus. Désenchantement, cynisme forcé, fatalisme indolent, autant d’attitudes qui me submergeaient tour à tour sans jamais me quitter. Ulysse tyrannisant son peuple, Homère se crevant les yeux pour forger un mythe, Arthur, plongeant la lame chaude d’Excalibur dans la chair de ses ennemis, Dédale, bâtissant un labyrinthe pour y jeter un monstre encore enfant, Minos, emprisonnant Dédale à son tour dans son ultime chef-d’œuvre, et tous les autres, les personnages réels, ceux dont la légende reste à prouver, Shakespeare, pratiquant le péché d’Onan sur un pauvre chérubin, Molière, négligeant sa dernière scène pour mourir dans son lit, Voltaire, Hawthorne, Lovecraft et Poe, tous dénaturés, ou plus vrais que nature, et Borges, les yeux comme moi perdus dans un Aleph, où il m’aperçut sans doute, le fixant du regard. Leurs personnages d’encre et de papier évoluèrent à leur tour, sans vraiment se dissocier de leurs créateurs, puis des créateurs de leurs créateurs, et le rictus d’un Hyde amer et désœuvré me secoua dans tout mon être. Je visitai les pyramides avant qu’elles ne soient érigées, dressai leurs plans en silence et embaumai les pharaons avant leur venue au monde. Je parcourus les couloirs de la bibliothèque d’Alexandrie, ne m’attardant pas sur ses ouvrages, que j’avais vus naître et brûler plus de cent fois déjà. Les jardins de Babylone ne m’impressionnèrent pas, je me sentis repus, délirant, sur le point d’éclater.
Enfin, je me vis, moi, sous toutes mes formes, écrites ou parlées, visuelles, auditives, sous tous les angles possibles, y compris ceux qui nous sont inconnus, à tous les âges de ma vie, de mon corps jeune et frétillant à la poussière de mon cadavre. Je vis chacune de mes pensées, de mes émotions, certaines pourtant reléguées à un casier délabré de ma mémoire, et je vis celles de chaque homme et de chaque femme, celles de chaque être vivant, depuis la première création, dont on nous a tant parlé, et qui, hélas, n’existe pas. Je vis cela, et bien plus encore, odeurs et parfums, souvenirs encore vierges, et je crois que je serais resté ainsi indéfiniment si une main asséchée ne m’avait arraché à ce piège.
Le retour à la normale fut pénible et douloureux. Désorienté, perdu, je me sentais à l’étroit dans ce corps imparfait, limité dans la petite boîte de mon crâne aussi bien que dans cette pièce réduite aux murs blanc poreux dont les étagères chargées de livres et d’encyclopédies ne me seraient jamais plus d’aucune utilité. Je respirai de longues bouffées d’oxygène – je jugeai l’expérience atroce et m’efforçai aussitôt de recouvrer une respiration ordinaire, moins agressive pour mes poumons désormais trop fragiles. Ferdinand Chanel commenta sobrement :
« Quinze secondes. Joli score. »
Je refusais de le croire, mais je sentais – je savais – qu’il avait raison. N’avais-je pas déjà vécu la scène ? Je réalisai que la suite de notre entrevue serait irrémédiablement plate et sans effet. Nous ne pouvions plus, l’un et l’autre, connaître ni surprise ni étonnement. Nous savions précisément ce que l’autre pensait, ce que l’autre allait dire, et le moindre au revoir perdrait toute spontanéité avant même d’être prononcé.
Nous nous fîmes néanmoins nos adieux, sans y croire, et il quitta la pièce, puis la vie le lendemain.
J’ai tenu dix jours, depuis, et n’en tiendrai pas un de plus. Je connais chacune de mes pensées, mes actes ne sont ni spontanés ni réfléchis. J’ai perdu tout instinct, tout libre-arbitre, et pourtant, j’ai l’intime conviction qu’il en est mieux ainsi. Ne me demandez pas pourquoi. Vous ne comprendriez pas.
J’irai poster cette lettre tantôt, mon dernier article. La revue littéraire dont je fus le rédacteur en chef pendant plus de dix ans devrait la publier ne varietur. Il s’agit d’un scoop, après tout, et de toute façon, je sais. L’on me croira fou, puis l’on m’oubliera, et un jour lointain, l’on exhumera mes cendres et leur épitaphe, ce même texte, pour chanter ma mémoire et celle de mon initiateur. Ne riez pas, je le sais, je l’ai vu.
Ce soir, j’ouvrirai les vannes de gaz de mon appartement, puis j’irai me coucher de bonne heure, un verre d’alcool à portée de main. Du whisky pur avec deux glaçons de taille inégale. J’aurai fumé ma dernière cigarette en écoutant la radio et ne me serai pas étonné d’entendre Morrison proclamer la fin, sa seule amie, encore une coïncidence ratée. En d’autres circonstances, j’aurais trouvé cela poétique et savoureux.
Je sais que je ne pourrai pas m’endormir tout de suite et feuilletterai quelques volumes. Je lirai, dans l’ordre, “The Raven” et “Annabel Lee” d’Edgar Poe, ainsi que le “Wakefield” de Hawthorne, “Las ruinas circulares”, “Ajedrez”, et bien sûr “El Zahir” et “El Aleph” de Borges, puis je m’endormirai, tranquille mais désolé, sombrant rapidement dans un sommeil sans rêves dont je n’émergerai pas.
Je sais tout cela, puisque je l’ai vu, et je n’y peux rien changer. Ce n’est pas une question de destin. Je vous ai dit que vous ne comprendriez pas.
Cependant, je sais aussi qu’il y avait une faille dans les explications de Ferdinand Chanel, un point d'achoppement qu’il avait volontairement omis de me signaler. Toutes ses idées avaient sonné juste à mes oreilles de non-initié, mais ne m’avait-il pas prévenu qu’il me cachait l’essentiel, qu’il n’était pas venu uniquement parce qu’il me savait digne de partager son secret, le plus fabuleux des secrets?
Lui qui s’était prétendu détaché de toute passion humaine, lui qui se voulait au-dessus, porté par son éthique supérieure et universelle, m’avait purement et simplement administré une vengeance, la plus cruelle qui soit. C’est en cela que je le dépasse dans l’application de ses théories. En effet, je lui pardonne, et ça aussi, hélas, il le savait.
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Notes de bas de page :
(2) Horizons Nouveaux, ou le rêve d'un roman, Jacques-Alain Ciclet, in Les Cahiers du Cinéma, 2008.
(3) Entretien avec Louis-Ferdinand Chanel, propos recueillis par Alphonse Dessoulay, in Les Inrockuptibles, 2009.
(4) D'après une rapide interview de Bernard Pivot, dans un reportage de Rue89.
(5) Extrait du blog de M. Etienne Lanson, éditeur de M. Chanel.
(6) The Tom Wolfe chronicle, in Time Magazine, août 2009.
(7) How Are You, Dear Mister Garcia Marquez ?, Simon Lewis, in Rolling Stone, édition espagnole, 2009.
(8) Entretien avec Louis-Ferdinand Chanel, propos recueillis par Jean-Luc Despringues, in Nouvelles Lettres Françaises, 2010.
(9) Le critique en tant qu'artiste, in Intentions, 1891.
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