Mise en selle alcoolisée
Onze heures du soir sonnaient quelque part. De grosses gouttes d'orage dégoulinaient sur les vitres de l’appartement miteux que Dick occupait dans les Bas-fonds, comme si le temps lui-même voulait ajouter sa petite contribution à la caricature de détective qu'il était déjà. A croire que reste de la journée n’avait pas suffi. Sur le chemin du retour, il avait croisé pas moins de quatre indics, deux informateurs, et trois Coïncidences – qui bien sûr n’en étaient pas, mais il n'était censé s’en rendre compte que plus tard, au moment de mettre un point final sur cette affaire, et par la même occasion dans la figure du coupable, comme il le savait fort bien. Ne manquait plus qu’une femme fatale ou deux, et le tableau serait complet.
Il secoua la tête et se servit un verre de whiskey bien sec. Sur le rideau de la fenêtre d'en face, l'ombre chinoise de la petite Peggy se déshabillait pour la nuit. Dick avala une gorgée et soupira. Peggy était, pour l’éternité, une adolescente entre quatorze et seize ans, pleine d’un charme juvénile et inconscient, et, de l’avis de Dick, la preuve que de nombreux auteurs auraient mieux fait de se faire brûler les mains le jour où on leur avait mis un stylo dessus pour la première fois. De fait, Peggy avait vu le jour dans une revue pour enfants, mais ne leur était clairement pas adressée. Ses jupes portaient automatiquement tous les centimètres en-dessous des cuisses lorsqu’elle les enfilait, et ses hauts, quels qu’ils soient, se resserraient toujours autour de sa poitrine défiant les lois de la logique et de la gravité réunies. Dick avait demandé un jour ce qu’il se passait lorsqu’elle essayait un pantalon, mais le visage de Peggy lui avait clairement indiqué qu’il ne souhaitait pas connaître la réponse à la question. Une à ajouter à la liste, juste en-dessous celle de pourquoi, pourquoi elle était l’héroïne d’histoire pour les 4-8 ans.
Toujours était-il que les caractéristiques de Peggy recoupaient suffisamment celles de la voisine idéale de Dick (c’est-à-dire celle que ses auteurs décrivaient en bavant lorsqu’ils avaient besoin de meubler car ils avaient oublié la suite de l’intrigue au fond de leur verre de whiskey, une caractéristique qu’ils avaient léguée à leur création) pour que leurs fenêtres se retrouvent l’une en face de l’autre et que Dick la voit tous les soirs se déshabiller derrière ses rideaux. Un spectacle d’autant moins réjouissant que ni lui ni elle ne souhaitaient respectivement se donner en ou assister à un spectacle de ce genre. Aussi, après quelques hésitations de sa part à elle, rougeurs de sa part à lui et bégaiements des deux côtés, ils avaient osé abordé le problème de front, ou plutôt par-dessus l’appuis de leurs fenêtres et en avaient conclu qu’ils feraient de leurs mieux pour torde le coup aux facilités scénaristiques qui leur étaient attachées.
Le problème était malheureusement plus profond que prévu. Les lumières se rallumaient quand Peggy les éteignaient, et toute forme d’occultation autre que des rideaux disparaissait en moins de temps qu’il ne fallait pour dire « sonnofagun. » Dick était encore allé poser des volets opaques sur la fenêtre de la jeune fille pas plus tard que la semaine dernière, et ils avaient déjà disparu, tout comme les siens. Il allait falloir la prévenir. Puis recommencer. Encore.
Le détective se détourna. La danseuse hawaïenne dans la boule à neige sur son bureau lui renvoya son regard exténué. Dick sourit. Il la gardait car elle lui rappelait les bons moments avec Susanna, qui qu’elle soit ou fut, et jouer avec l’empêchait de se demander encore une fois pourquoi diable ses auteurs avaient jugé bon de le décrire en train d’ingurgiter les Jack Daniel’s les uns après les autres. Le problème étant, d'ailleurs, que Dick savait pertinemment pourquoi. L'équipe de guignols qui l'avait créé voulait un héros viril, et quoi de plus mâle qu'un détective capable d'écluser une bouteille de whisky en moins d'une demi-heure ? Sauf que bien sûr, les yeux injectés de sang, la tendance à vomir dans le premier caniveau venu et le teint cireux n'avaient jamais été réputés pour attirer les femmes. Ou aider à la résolution des enquêtes policières. Mais ça, ses auteurs n'en avaient rien à faire.
Seule Pam avait osé regarder au-delà des apparences, et, malgré sa patience incroyable, elle avait fini par descendre acheter des œufs au beau milieu de la nuit pour ne plus jamais revenir. Dick comprenait. Il aurait fait pareil. Il ne comptait plus le nombre de fois où il avait jeté les bouteilles, cadenassé son placard et bouché ses caches secrètes pour se surprendre soudain en train de siroter un verre que, il était prêt à en jurer, il ne tenait pas la seconde d’avant. C'était ainsi. On ne pouvait pas aller contre son archétype.
Damn it ! Cette fichue pluie le rendait mélancolique. Dick se détourna des volutes de neige artificielle et contempla son chez lui d'un air morne. Presque partie prenante du mobilier, une chaleur étouffante régnait dans la pièce, à peine brassée par le ventilateur à pales fixé au plafond comme une mouche difforme. L'unique ampoule pendait nue, écrasant les ombres de sa lumière trop blanche. Quant au bureau, une moitié disparaissait sous un tas de factures en retard, de tasses de café à moitié vides et d’assiettes salies, tandis que l’autre avait été sommairement débarrassée pour y poser le contenu de l'enveloppe en papier Kraft d’Ironhelm. Dick avait passé au crible chacun des documents au moins dix fois depuis qu’il était rentré et il n’y avait toujours pas trouvé cette petite étincelle qui pourrait le mettre sur une piste.
Histoire de voir les choses sous un autre angle, il alla se servir un nouveau verre de whiskey puis, le tenant comme une loupe, il entreprit de réexaminer un à un les papiers que ce foutu nain avait jugé bon de lui donner.
Il y avait d'abord des photos témoins de la Rivière Ondoyante du temps de sa splendeur. Dick connaissait le coin. Il lui était arrivé une fois ou deux d'y aller avec Pam, quand ils étaient ensembles. Ils avaient nagé dans l'eau, tressé les joncs et évité les rabatteurs pour le club échangiste. C’était la grande mode à l’époque, s’envoyer en l’air avec des créatures folkloriques.
Ensuite venaient les photos de l'état actuel de la Rivière. Une espèce de ruban noir et stagnant sur lequel surnageaient les corps inertes des kappas, désormais incapables d’attenter à la vertu de qui que ce soit. Conséquence du changement de la rivière, ou symptôme de ce qui les avait tués, leurs écailles s'étaient ternies. Ou plutôt racornies. C'était pas beau à voir. Et encore, les photos étaient incapables de restituer l'odeur fétide qui régnait sur place. Dick grogna. À titre personnel, il n'avait aucune sympathie particulière pour des bestioles dont le but dans la vie était de manger des poissons vivants et de faire commerce de trucs obscènes, mais ils ne méritaient quand même pas ça.
Posés juste derrière les photos, quelques rapports dactylographiés, inutilement pompeux, comme toujours avec les flics. Ils utilisaient beaucoup de mots trop savants pour eux pour dire ce que tout le monde pouvait comprendre en regardant les photos deux secondes : les Kappas étaient raides, leurs corps se corrompaient plus vite qu'un politicien en campagne électorale, et la rivière ressemblait maintenant plus ou moins à une soupe infernale. D’après un des textes, il avait fallu amputer la main d'une personne qui avait accidentellement touché la substance. Il s'était révélé impossible de l'enlever de la peau de la victime. Pire, au bout de quelques minutes, elle avait commencé à lui dissoudre les chaires.
A part cette anecdote, rien que du gaspillage du papier pour dire que la brigade scientifique n'avait trouvé aucun indice sur les échantillons prélevés et qu’aucune piste digne de ce nom n'existait à l'heure actuelle. Dick soupira et avala le contenu de son verre. Le vieux IronHelm était en dessous de la vérité. Ce n'était pas de souplesse dont allait devoir faire preuve le détective s'il voulait résoudre cette enquête, mains d'un putain de talent d'acrobate.
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