Histoire en Noir et Blanc - Le privé à l'oeuvre
Onze heures du soir sonnaient quelque part. De grosses gouttes d'orage dégoulinaient sur les vitres de l’appartement miteux que Dick occupait dans les Bas-fonds, comme si le temps lui-même voulait ajouter sa petite contribution à la caricature de détective qu'il était déjà. Il secoua la tête et se servit un verre de whiskey bien sec. Sur le rideau de la fenêtre d'en face, l'ombre chinoise de la petite Peggy se déshabillait pour la nuit. Dick avala une gorgée et s'appuya contre son bureau pour profiter pleinement du spectacle. Ca lui rappelait les bons moments avec Pam, et ça l’empêchait de se demander encore une fois pourquoi diable ses auteurs avaient jugé bon de le décrire en train d’ingurgiter les Jack Daniel’s les uns après les autres. Le problème étant, d'ailleurs, que Dick savait pertinemment pourquoi. L'équipe de guignols qui l'avait créé voulait un héros viril, et quoi de plus mâle qu'un détective capable d'écluser une bouteille de whisky en moins d'une demi-heure ? Sauf que bien sûr, les yeux injectés de sang, la tendance à vomir dans le premier caniveau venu et le teint cireux n'avaient jamais été réputés pour attirer les femmes. Mais ça, ses auteurs n'en avaient rien à faire. Seule Pam avait osé regarder au delà des apparences, et, malgré sa patience incroyable, elle avait fini par descendre acheter des œufs pour ne plus jamais revenir. Dick comprenait. Il aurait fait pareil. Il ne comptait plus le nombre de fois où il avait jeté les bouteilles, cadenassé son placard et bouché ses caches secrètes pour se surprendre soudain en train de siroter un verre que, il était prêt à en jurer, il ne tenait pas la seconde d’avant. C'était ainsi. On ne pouvait pas aller contre son archétype.
Pestant contre cette fichue pluie qui le rendait mélancolique, Dick se détourna de la fenêtre ruisselante pour contempler son chez lui d'un air morne. Presque partie prenante du mobilier, une chaleur étouffante régnait dans la pièce, à peine brassée par le ventilateur à pales fixé au plafond comme une mouche difforme. L'unique ampoule pendait nue, écrasant les ombres de sa lumière trop blanche. Quant au bureau, une moitié disparaissait sous un tas de factures en retard, de tasses de café à moitié vides et d’assiettes salies, tandis que l’autre avait été sommairement débarrassée pour y poser le contenu de l'enveloppe en papier Kraft. Dick avait passé au crible chacun des documents au moins dix fois depuis qu’il était rentré et il n’y avait toujours pas trouvé cette petite étincelle qui pourrait le mettre sur une piste.
Histoire de voir les choses sous un angle nouveau, il alla se servir un nouveau verre de whisky puis, le tenant comme une loupe, il entreprit de réexaminer un à un les papiers que ce foutu IronHelm avait jugé bon de lui donner.
Il y avait d'abord des photos témoins de la Rivière Ondoyante du temps de sa splendeur. Dick connaissait le coin. Il lui était arrivé une fois ou deux d'y aller avec Pam, quand ils étaient ensembles. Ils avaient nagé dans l'eau, tressé les joncs et évité les rabatteurs pour le club échangiste. C’était la grande mode à l’époque, s’envoyer en l’air avec des créatures folkloriques.
Ensuite venaient les photos de l'état actuel de la Rivière. Une espèce de ruban noir et stagnant sur lequel surnageaient les corps inertes des kappas, désormais incapables d’attenter à la vertu de qui que ce soit. Conséquence du changement de la rivière, ou symptôme de ce qui les avait tués, leurs écailles s'étaient ternies. Ou plutôt racornies. C'était pas beau à voir, et encore, les photos étaient incapables de restituer l'odeur fétide qui régnait sur place. Dick grogna. À titre personnel, il n'avait aucune sympathie particulière pour des bestioles dont le but dans la vie était de manger des poissons vivants et de faire commerce de trucs obscènes, mais ils ne méritaient quand même pas ça.
Posés juste derrière les photos, quelques rapports dactylographiés, inutilement pompeux, comme toujours avec les flics. Ils utilisaient beaucoup de mots trop savants pour eux pour dire ce que tout le monde pouvait comprendre en regardant les photos deux secondes : les Kappas étaient raides, leurs corps se corrompaient plus vite qu'un politicien en campagne électorale, et la rivière ressemblait maintenant plus ou moins à une soupe infernale. D’après un des textes, il avait fallu amputer la main d'une personne qui avait accidentellement touché la substance. Il s'était révélé impossible de l'enlever de la peau de la victime, et pire, elle avait commencé à lui dissoudre les chaires.
A part cette anecdote, rien que du gaspillage du papier pour dire que la brigade scientifique n'avait trouvé aucun indice sur les échantillons prélevés et qu’aucune piste digne de ce nom n'existait à l'heure actuelle. Dick soupira et avala le contenu de son verre. Le vieux IronHelm était en dessous de la vérité. Ce n'était pas de souplesse dont allait devoir faire preuve le détective s'il voulait résoudre cette enquête, mains d'un putain de talent d'acrobate.
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