Amant
À la demande d’Astrée, il était resté un jour de plus. Elle aurait aimé le garder encore un peu, mais il ne souhaitait pas s’attarder davantage. Et en un sens, elle le comprenait. C’était à présent le temps des adieux. Il se trouvait dans l’entrée, prêt à partir, discutant avec Jean. La jeune femme ne les avait pas encore rejoints, elle finissait de se préparer.
« Tu aurais pu rester plus longtemps. fit remarquer le noble.
- Merci, mais d’autres affaires m’attendent ailleurs.
- Si jamais tu retournes à Paris, n’hésite pas à passer nous voir. Tu seras toujours le bienvenu ici.
- J’y penserai. » sourit le voyageur.
Les deux hommes avaient passé peu de temps ensemble, mais s’étaient tout de suite bien entendus. En un sens, cela les surprenait. Les circonstances auraient dû les opposer. Comme quoi, rien n’était défini à l’avance.
Jean parut hésiter, puis prit la parole :
« Elle t’aime encore, tu sais.
- Mais elle te préfère. » répondit Azzur.
Un bref silence suivit. Le voyageur reprit :
« Cela n’aurait pas pu se terminer autrement. Tu lui procures un foyer sûr, un avenir établi, et la stabilité. Qu’ai-je à lui offrir ? Du danger, une vie irrégulière, et aucune certitude quant au futur. Elle n’a pas besoin de ça. Elle a beau paraître sûre d’elle-même, de temps en temps elle a besoin qu’on la rassure. Et je ne suis pas en mesure de lui donner ce qu’il lui faut. De toute façon, j’ai fait le choix d’une vie solitaire il y a des années, et je ne pourrais jamais y renoncer.
- Tu ne reviendras pas, n’est-ce pas ?
- Non, en effet. Et je pense qu’Astrée s’en doute.
- Et pourtant elle te laisse partir, en apparence si facilement.
- Elle n’aime pas montrer ses failles, observa Azzur, du moins pas quand elle est face à l’inévitable. En revanche, je pense qu’après mon départ, tu devras la consoler. Désolé d’être la cause de cette situation.
- Ne t’en fais pas, et puis je ne peux pas t’en vouloir. »
À nouveau, Jean chercha ses mots.
« Et toi, demanda-t-il finalement, tu t’en sortiras ?
- Sans aucun doute. » assura le voyageur d’un air incertain.
Il eut un sourire un peu amer.
« Je suis en train de faire la plus belle erreur de ma vie… » constata-t-il comme pour lui-même.
À ce moment, des pas descendirent les escaliers et la porte s’ouvrit. La dame de ces lieux fit son entrée. Elle portait une sobre robe de velours bleu nuit, presque noire. Quelques brillants ajoutaient un éclat discret à sa tenue. Ses cheveux tressés lui donnaient l’air sage, et un peu plus âgée.
« Je vais vous laisser, déclara Jean, du travail m’attend. Au revoir, Azzur, porte-toi bien.
- Au revoir, et tous mes vœux vous accompagnent. »
Le noble quitta la pièce. Les deux jeunes gens demeurèrent silencieux quelques instants, se regardant sans oser prendre la parole.
« J’ai terminé le poème, déclara le jeune homme, mais je ne sais pas trop ce qu’il vaut.
- Je suis sûre qu’il me plaira. » dit-elle.
Il sortit de sa poche une feuille pliée en deux pour la lui donner.
« J’ai été un peu grandiloquent. ajouta-t-il lorsqu’elle le prit.
- Ça me rappellera tes aubades. » plaisanta-t-elle.
Ils sourirent. Elle prit une inspiration, puis demanda :
« Oublie-moi.
- Quoi ?
- Cesse de penser à nous. Laisse s’effacer tes souvenirs d’Athènes.
- Mais pourquoi ?
- Tu ne pourras pas aller de l’avant sinon. Je te connais. Tu as pu me quitter une fois, mais j’ai bien vu lorsque nous nous sommes retrouvés que tu ne m’avais pas oubliée. Et c’est pour ça qu’à présent tu es si triste.
- Je ne peux pas faire ce que tu me demandes. Et de toute façon je ne le veux pas.
- Azzur…
- Tu veux que je me détache de toi parce que tu te sens coupable. Mais ton raisonnement ne tient pas debout. Tu t’imagines que si je laisse s’effacer ce que nous avons vécu ensemble, je n’aurai pas de peine. Cependant, je serai bien plus heureux en gardant tous ces moments en mémoire. Et je doute que tu aies la conscience plus tranquille si je te laisse tomber ainsi. »
Elle baissa les yeux.
« Et toi, reprit-il plus doucement, vas-tu suivre le conseil que tu me donnes ?
- Non, je chérirai ton souvenir. »
Elle leva à nouveau le regard vers lui. Il remarqua quelques larmes qu’elle tentait de refouler. Il hésita, puis la serra contre lui. Elle se blottit dans ses bras, le cœur serré.
« Reste encore, s’il te plaît… supplia-t-elle.
- Si j’acceptais, je souffrirais. Et la séparation n’en serait que plus dure. Pour toi aussi.
- Renonce à l’Orient.
- C’est impossible. »
Elle s’écarta de lui.
« Tu n’as pas vraiment changé, tenta-t-elle de plaisanter, une fois que tu as une idée en tête, impossible de te faire changer d’avis. Tu ressembles à un enfant. C’était l’impression que tu m’avais faite lors de notre première rencontre.
- Tu m’avais immédiatement captivé, se rappela-t-il, et mon sentiment s’est confirmé depuis. Je m’étais dit… »
Il s’arrêta un instant, puis déclara :
« Tu es la femme qui aurait pu me faire changer de vie. »
Elle fut touchée. Elle savait que c’était un réel compliment, probablement le plus sincère qu’il lui ait jamais fait. Il soupira, légèrement amusé, et demanda :
« Allons-nous passer nos derniers instants ensemble dans la tristesse ?
- Mieux vaut garder un lumineux souvenir, approuva-t-elle, tu as raison. »
Elle réfléchit, puis reprit :
« Où comptes-tu voyager, après ?
- J’ai plusieurs idées : Jérusalem, puis l’Égypte, et j’aimerais également suivre la Route de la Soie jusqu’en Extrême-Orient.
- Tout un programme ! apprécia-t-elle.
- Certes, et je suis impatient de découvrir de nouveaux pays.
- L’apprentissage ne s’arrête jamais, n’est-ce pas ?
- Tout à fait, et mieux vaut le faire sur le terrain.
- Je compenserai avec la bibliothèque, s’amusa-t-elle, et qui sait, peut-être que je quitterai une ou deux fois la capitale en prétextant un pèlerinage.
- Tu voyageras dans de meilleures conditions que cette fois-ci.
- Les nuits à la belle étoile me manqueront. »
Un bref silence s’installa. Il y mit un terme en constatant :
« Je te retiens ici depuis bien longtemps, Jean va se demander ce que tu fais. Je crois qu’il est temps de nous dire au revoir. »
Elle acquiesça sans dire un mot. Il annonça, d’un ton volontairement exagéré :
« Je te remets à ton Ménélas. »
Elle s’enquit, dans le même jeu :
« Pâris n’enlèvera pas Hélène ?
- Pâris sera sage, pour une fois. »
Ils esquissèrent le même sourire, un peu triste. Ils eurent un instant d’incertitude, puis elle s’approcha de lui, et, se mettant sur la pointe des pieds, l’embrassa sur le front.
« C’est une bénédiction ; expliqua-t-elle, presque timidement ; je sais que tu as tendance à prendre des risques inutiles, alors c’est ma façon de te protéger.
- Je la garderai précieusement.
- Ne fais pas trop l’idiot.
- Je verrai. » plaisanta-t-il.
Il s’inclina élégamment et lui fit un baisemain.
« Mes hommages, Mademoiselle, et toutes mes félicitations. »
Elle sourit. Il la regarda une dernière fois, puis se détourna et quitta la maison. Elle attendit que la porte se soit fermée, puis soupira. Elle sortit de la pièce. Elle monta les escaliers, lentement, puis se dirigea vers sa chambre et y entra. Elle alla s’assoir sur son lit, et considéra la feuille qu’elle avait toujours en main. Elle l’ouvrit, et lut le poème, remarquant qu’il l’avait magnifiquement calligraphié.
Natrium et élégie
Boire jusqu’à la lie
Consommer ce poison à l’envi
Puis quand sonne l’hallali
S’enivrer de mort en quittant la vie
Distiller goutte à goutte l’ennui
Cyanure dans nos veines, ciguë qui me séduit
Attirante vouivre de mes nuits
Je te poursuivrai mais serais-je éconduit ?
Amour amer inassouvi
Le désir me guette tel un monstre tapi
Ce venin me dévore, j’en oublie ma survie
J’irai le puiser à tes lèvres, oubliant mon dépit
Sulfureuse muse envoûtant mon esprit
Déployant tes charmes, tu me regardes et ris
Il est trop tard, car je n’ai rien appris
Aveugle entre tes bras je quitte ce monde et souris
Elle demeura songeuse un moment, puis dit à haute voix :
« Tu en as encore trop fait, Azzur. »
Mais elle pleurait. Une larme tomba près de la signature. Astrée serra le poème contre elle, laissant partir sa peine avec ses sanglots.
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