Opportuniste
Il terminait d’harnacher son cheval quand il la vit arriver. Elle était seule, et paraissait plus lasse encore que la veille. Elle s’arrêta à la porte de la stalle et remarqua :
« Tu pars tôt.
- Pas assez, visiblement. » répondit-il.
Il régla les étrivières, puis vérifia que tout était en ordre, avant de se tourner vers elle.
« Tu es venue retenter ta chance ?
- Exactement. »
Il soupira. Curieusement, il pensa à Astrée. Il déclara :
« Je t’accorde une conversation, mais après cela nous nous séparerons.
- Pour que je puisse abandonner avec la consolation d’avoir essayé ? ironisa-t-elle.
- Précisément. » acquiesça-t-il.
Il sortit de la stalle et ferma la porte.
« Allons profiter de l’aube en discutant. » proposa-t-il.
Ils sortirent de l’écurie. Dehors, le soleil teintait de rose et de doré les toits des maisons.
« Cela te dérangerait-il d’aller vers l’auberge où je me suis arrêtée ? demanda-t-elle. J’y ai laissé Baldassare et je n’aime pas demeurer loin de lui longtemps.
- Allons-y. » dit-il simplement.
Ils commencèrent à marcher. Aucun des deux ne parla pendant un temps. Les rues étaient plutôt vides, seules quelques silhouettes passaient de temps en temps. Elle eut le pressentiment que c’était réellement la dernière fois qu’elle voyait Naggaï. Peut-être était-ce dû à l’étrange situation, qui lui rappelait leurs promenades nocturnes. Sauf que cette fois-ci, le jour effaçait la nuit, et malgré le fait qu’ils soient ensemble, tous deux avaient un peu l’esprit ailleurs. Ils n’éprouvaient plus rien l’un pour l’autre.
« Tu vas me trouver romanesque, commença-t-elle, mais quand je t’ai vu hier j’ai pensé que c’était le destin qui m’avait permis de te retrouver.
- Je ne crois pas à la fatalité.
- Vraiment ?
- Je crois aux opportunités, quand elles me concernent. Le reste du temps, j’appelle ça le hasard.
- Étonnamment, cela ne me surprend pas. » observa-t-elle un peu amèrement.
Un silence passa.
« Que penses-tu qu’il va advenir de mon enfant et moi, si tu ne nous aides pas ? reprit-elle.
- Tu ne réussiras pas à me faire culpabiliser, la prévint-il, mais je veux bien répondre à ta question. Selon moi, tu finiras par trouver un endroit où il grandira en sécurité. Ou alors tu inventeras un stratagème pour te débarrasser de tes poursuivants. Dans mes souvenirs, tu as toujours été pleine de ressources.
- Merci. »
Il avait rarement entendu tant de sarcasme dans un seul mot.
« Si tu veux, ajouta-t-il, je peux t’indiquer des villes où tu seras plus en sécurité.
- Je ne suis pas certaine que m’établir quelque part soit une bonne idée. Le plus sûr me paraît encore de me déplacer sans arrêt.
- Arrête de te prendre pour Agar. s’agaça-t-il. Encore un peu et on pourra renommer ton fils Ismaël.
- Naggaï ! protesta-t-elle.
- Écoute, je te propose mon aide.
- Mais ce n’est pas ce que j’attendais, et tu le sais très bien.
- Nous avons chacun notre objectif, répliqua-t-il, estime-toi heureuse que je décide de coopérer un peu.
- C’est sûr, cet effort doit tellement te coûter.
- Quoi qu’il en soit, conclut-il, tu ne pourras me contraindre à te secourir, surtout si tu continues ainsi.
- Ton comportement est détestable. rétorqua-t-elle.
- En ce cas, laisse-moi tranquille. » répondit-il froidement.
Ils se turent tous deux. La tension était presque palpable entre eux. Ils suivirent quelques rues toujours sans échanger un mot. Ils arrivèrent devant une petite auberge et elle déclara :
« C’est là que je réside. »
Ils s’arrêtèrent. Il allait prendre la parole quand ils aperçurent un homme venant vers eux. Il s’arrêta à quelques pas et s’adressa à la jeune femme :
« Êtes-vous bien Flora Alvise ? »
Celle-ci ne répondit pas, sur la défensive. Le voyageur fit remarquer :
« Vous avez une drôle de façon d’engager la conversation avec une dame. L’usage voudrait que vous décliniez votre identité avant elle.
- Je vous conseille de rester en dehors de ceci. » avertit l’inconnu.
Les jeunes gens échangèrent un regard. Il était évident qu’ils avaient affaire à un assassin, et qu’un peu d’action se profilait.
« Qui vous a demandé de me rechercher ? s’enquit Flora.
- Sergio Alvise. »
Elle frissonna.
« C’est mon cousin… dit-elle au voyageur.
- Je peux te débarrasser de ce tueur à gages, proposa-t-il, si tu promets de ne plus me poursuivre après.
- C’est d’accord. » accepta-t-elle.
L’inconnu reprit, à l’attention du jeune homme :
« Si vous vous interposez, je vous tuerai.
- Au moins les choses sont claires. » sourit l’aventurier en dégainant son fleuret.
L’autre fit de même avec un glaive. Le duel commença. L’assassin avait un style plutôt conventionnel, quoique solide. Il portait ses coups rapidement, par série de brèves attaques. Son adversaire employait des enchaînements qu’il avait lui-même mis au point. Son style hybride lui procurait un léger avantage. La jeune femme se tenait en retrait, observant avec inquiétude le combat dont dépendait sa vie et celle de son fils. Il lui semblait que son cœur battait au rythme du métal s’entrechoquant. L’assassin s’écarta de son opposant et sortit une dague. Le voyageur, surpris, dut s’adapter à ce nouveau style. Gérer une lame supplémentaire s’avérait plus complexe que prévu. Il changea lui aussi de tactique, esquivant davantage tout en visant les bras de son ennemi. Il cherchait à lui faire lâcher l’une de ses lames, afin de toucher ensuite un point vital. Alors qu’il parvenait à canaliser le tueur, il remarqua un individu d’apparence suspecte qui observait le duel depuis un toit. Il lui fallut une seconde pour comprendre.
« Flora, mets-toi à l’abri ! »
Mais alors que le premier assassin l’empêchait d’éliminer la menace, le second en hauteur arma une arbalète et tire. Le carreau atteignit la jeune femme au cœur. Elle cria et s’effondra. L’assassin au glaive repoussa violemment son opposant et prit la fuite avec son confrère. Le voyageur se précipita vers Flora, mais il était trop tard. Plusieurs portes s’ouvrirent et des habitants sortirent. D’autres gens vinrent de l’auberge. Un cri d’enfant retentit. Baldassare arriva auprès de sa mère. Il se figea et ses grands yeux se remplirent de larmes.
« Maman… » murmura-t-il.
À côté de lui, le jeune homme ne savait que faire. Curieusement, il pensa que le garçon n’avait dû son salut qu’à son absence. Des gardes de la ville parvinrent sur la scène du crime et écartèrent les passants. Ils commencèrent à interroger des témoins.
« J’ai vu le duel ! affirma un homme.
- Il y avait des assassins. » ajouta un autre.
Entendant ces gens qui avaient assisté au combat en restant terrés chez eux, le voyageur sentit une sourde colère monter en lui.
« Bande de lâches… » gronda-t-il.
Le capitaine des gardes alla voir Baldassare.
« Tu es son fils ? s’enquit-il d’un ton un peu rude.
- Oui…
- Je vais devoir te poser quelques questions. Tu vas venir avec nous.
- Attendez, intervint le voyageur, permettez-moi d’accompagner cet enfant. »
L’instant d’après, il se demanda pourquoi il avait réagi ainsi.
« Vous êtes son père ? » demanda le garde.
Le jeune homme se dit que ‘‘Pas exactement’’ n’était pas la réponse adéquate, mais qu’expliquer la vérité compliquerait tout. Il hésita, puis déclara :
« Je le suis. »
L’enfant leva le regard vers lui, surpris, et plein d’un espoir incertain.
« Vous allez m’aider, Naggaï ? » s’étonna-t-il.
Le voyageur acquiesça et ajouta :
« Tu peux m’appeler Azzur. »
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