LE PUITS (2/3)

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Un peu emprunté dans sa posture de père de famille, surtout embarrassé à l’idée de livrer son secret aux jumelles, Marcel les fit entrer dans son petit logement. Luna précéda sa sœur qui découvrit l’endroit sans montrer d’émotion particulière. L’appartement de Marcel, se résumait à un lit mal fait et un bureau encombré d’ouvrages et de documents juridiques.

— J’espère que vous allez bien, fit-il non sans remarquer la mine sombre de Sélène ; lui prenant les mains : ça va comme tu veux ma chérie ? Tu as l'air soucieux... Je voulais vous voir, ce soir car je… Enfin, je voulais vous dire à quel point je suis heureux qu’on soit enfin réunis. Luna, bien qu’on ait pu faire un bout de chemin ensemble… Nous avons été si vite séparés… Quant à toi, Sélène, tu nous as rejoints, après un affreux incendie, accompagnée de ton époux, Adrien et…

A cet instant, la jeune femme, enfouit son visage dans ses mains et fondit en larmes. Luna, alors passa un bras autour de son cou et lui chuchota quelques mots à l’oreille.

— Excuse-moi Sélène, j’ai dit quelque chose de déplacé ? S’inquiéta Marcel, confus. Je suis désolé de t’avoir fait de la peine ma chérie…

— Non, c’est pas ça, papa… Intervint Luna. C’est rapport à Adrien…

— Que se passe-t-il ? Vous avez un souci ? Tu peux me dire Luna ?

— Adrien va nous quitter ! Rétorqua Sélène avec véhémence. Il veut émigrer chez les méluchonistes ! Il pense que c’est mieux là-bas. Luna tentait de réconforter sa sœur comme elle pouvait… Déstabilisé, Marcel reprit :

— Mince ! Je ne sais pas ce qu’on peut faire pour le retenir… Il veut que tu le suives, bien sûr ? Mais toi… Tu vas rester avec nous… N’est-ce pas ? Nous venons juste de nous retrouver… Pourquoi devrions-nous encore nous séparer ? Je refuse cette perspective !

Le père des jumelles fulminait. Pour lui, il était hors de question de rompre la relation qu’il venait à peine de rétablir avec Sélène. Il continua la voix tremblante :

— Écoute ma chérie… Ce soir, je veux te demander pardon… Pardon pour t’avoir négligée après l’accident de Luna. J’ai été un père méprisable… Jamais je n’aurais dû faire peser ce drame sur tes petites épaules. Et puis, aujourd’hui, j’apprends un nouveau drame…

Sélène, entre deux sanglots, l’interrompit d’une voix plaintive :

— Papa… Je t’en supplie… Tu te fais du mal, ça sert à rien…

— J’aurais dû chercher à comprendre, reprit-il, au lieu de ça, je me suis enfermé dans mon chagrin… Je n’ai pas su aider votre mère non plus… Elle me l’a fait payer le prix fort. Puisses-tu un jour me pardonner Sélène… J’ai gâché ta vie.

Les deux sœurs pleuraient dans les bras l’une de l’autre. Sélène et Luna étaient de vraies jumelles : cette évidence s’imposa définitivement à leur père. Désemparé, il renonça à leur avouer son suicide. Pour la première fois depuis leur petite enfance, il les serra toutes les deux dans ses bras.

— Allons trouver Adrien, décida-t-il, qu’il s’explique sur sa décision.

— Il fait ce qu’il veut, répondit Sélène en séchant ses yeux, je m’en fiche. Elle continua avec un certain mépris dans la voix : Il a qu’à retourner chez ses camarades ! J’en n’ai plus rien à faire maintenant… De toutes façons, il a jamais connu le sens du mot fidélité. Pour lui, ses idées ont toujours compté plus que tout le reste !

— Il t’avait trompée avant ? Je veux dire, quand vous étiez en surface ?

— Non, je crois pas, répondit Sélène en retrouvant sa dignité, il avait même pris du recul avec son syndicat… Je crois qu’il rongeait son frein. En devenant souterrain, il a décompensé… il s’est complétement lâché !

— J’aimerais bien qu’il réfléchisse quand même à ce qu’il est en train de faire… Je veux aller lui parler.

— Je sais pas où il est… Peut-être, qu’il est déjà parti… Hasarda la jeune femme.

Avant de filer chez Adrien, Marcel ne manqua pas d’aller rapporter leur entretien à Gaspard. En constatant la mine sombre du père de sa compagne, le compagnon de Luna s’inquiéta :

— Ça s’est pas bien passé ?

— Pas très bien, Gaspard… J’ai appris qu’Adrien nous quittait. Il veut aller s’établir chez les Méchulonistes… Sélène est dans tous ses états…

— Aïe… Ça m’étonne pas, répondit son interlocuteur, il avait l’air vraiment subjugué quand on l’a récupéré là-bas… Ces gens-là sont si obsédés par leur sens du partage, qu’ils en perdent de vue les autres valeurs, jusqu’aux plus simples, comme l’amour…

— Oui, la preuve en est… A propos… Je n’ai pas eu le cœur d’avouer mon suicide à mes filles. Elles étaient déjà accablées… Je n’ai pas osé leur infliger ça…

— Quel suicide ? Répondit Gaspard avec subtilité.

— Eh bien, tu sais… Mon accident, dans le camion…

— J’ai bien réfléchi à ce que vous m’aviez dit à ce sujet… Pour moi, c’était pas un suicide… Voilà, ça règle votre problème de conscience.

— Comment cela, ce n’était pas un suicide ? S’étonna Marcel.

— Ben non, un suicide ça s’improvise pas, en une seconde, d’un coup de volant à gauche… Ça doit avoir du sens, un suicide !

— Ah oui ?

— Oui, avant, il faut le planifier, laisser transparaître ses intentions, que les proches commencent à s’inquiéter un peu, se fassent du soucis… Il faut mûrir son projet… Il faut commencer par faire des tentatives… C’est important, les tentatives ! Non vraiment, votre suicide, il était tellement bâclé, qu’on peut même pas appeler ça, un suicide ! Vous vous êtes jamais suicidé, Marcel.

— Non ?

— Non, c’était juste un geste reflexe, vous avez été victime des circonstances, c’est tout.

— Tu es gentil Gaspard… Et très adroit. Je suis heureux que tu sois le compagnon de Luna.

— Quand même, je suis triste pour Sélène. Mais… J’ai passé ma vie avec elle, je sais que c’est une femme pleine de ressources. Elle va retomber sur ses pieds.

— Adrien me déçoit beaucoup. répondit Marcel.

— Moi aussi, il me déçoit, mais bon… En même temps, c’est Adrien. Il se refera pas. Conclut Gaspard.

Gaspard et celui qui maintenant, lui faisait office de beau-père, décidèrent d’aller parler à Adrien, avant qu’il ne parte pour la « Méchulonie ». Ils tentèrent de le convaincre de renoncer à partir et l’interrogèrent sur ses motivations profondes. Comment pouvait-on infliger à Sélène cette calamiteuse désillusion ? Adrien se défendit, jurant qu’il n’abandonnait pas sa femme, et qu’au contraire, il l’avait suppliée de le suivre ; seulement, pour des raisons idéologiques, elle avait catégoriquement refusé de l’accompagner vivre dans une société qu’elle jugeait dystopique.

Malgré la tentative de conciliation de Marcel et de Gaspard, les époux, même si tous deux en souffraient, restèrent bien campés sur leurs positions. Adrien proposa à Sélène de continuer de se voir une semaine par mois, mais bien sûr, la jeune femme éconduite, l’envoya vertement se faire voir où bon lui semblerait, même jusqu’à Athènes si ça lui plaisait ! Marcel tenta bien d’infléchir la décision d’Adrien, expliquant que dans la communauté qui l’avait adopté, il y avait aussi de bonnes choses, comme l’absence de monétisation, la liberté de penser, le partage et le respect d’autrui… Rien n’y fit.

Gaspard accompagna son ami jusqu’à l’entrée de la communauté de Jean-Claude Méchulon. Un bref au revoir avec une tape réciproque sur les épaules et les deux hommes se séparèrent avec la promesse de se retrouver dès que possible. La gorge serrée, Gaspard se demanda si c’était bien utile de prolonger une amitié aussi endommagée. Tristement, il regarda un instant, son vieux copain disparaître dans les galeries Méchuloniste.

Il avait déjà fait demi-tour pour rentrer, quand quelqu’un l’interpella :

— Hello ! Gaspard ! Qu’est-ce que tu fais là ?

BMV ! Gaspard l’avait oublié celui-là…

— Tiens, Bernard-Marie ! Comment allez-vous ? Vous semblez en pleine forme.

— Ah oui ! je me suis rajeuni de soixante ans ! Je me sens en pleine forme en effet ! Dis donc… Qu’est-ce que tu es venu faire dans cette taupinière infâme ? Ils ont des idées vraiment arrêtées ici ! J’aurais dû partir avec vous, l’autre jour...

— Eh bien là, j’ai ramené Adrien, il veut absolument intégrer votre communauté…

— Tu veux que je l’en dissuade ?

— Vous n’y arriverez pas. Retorqua Gaspard.

— On peut se tutoyer, entre jeunes… répondit BMV hilare. Moi, je voudrais la quitter, leur société ! Mais je n’ose pas, j’ai trop peur de me perdre dans le dédale des souterrains. Je n’ai eu aucun succès avec mes idées libérales. Je me suis même demandé si je n’allais pas finir au fond d’un cachot. Ils commencent à me regarder d’un drôle d’air ici ! Et puis leurs liquettes rouges… Je supporte plus du tout !

— Eh bien… Venez… Pardon… Viens avec moi. On va bien te trouver une place. Mais alors, pas question chez nous, de placement, de rendement, et de profit hein ? L’argent n’existe pas. Même en rêve…

— Promis Gaspard. Tu me sauves la vie ! Et parlant plus bas : euh… Gaspard, tu crois que je pourrai retrouver ma Marielle ? Je ne sais pas où elle est…

— Ça doit être possible… Elle est certainement descendue vers chez vous, du côté de Vernon… On ira faire un tour là-bas.

A suivre.

***

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