GASPARD LECHAT
Le petit Gaspard avait toujours été un enfant très sage et très discret. Il était fils unique et s’en désolait, mais ses parents qui avaient un petit appartement rue Lepic, le choyaient assez pour qu’il s’accommode de sa solitude. Gaspard n’avait pas vraiment de camarade dans son quartier Montmartrois, mais il ne s’ennuyait jamais puisqu’il croisait tous les jours des gens célèbres, des acteurs, des écrivains, des musiciens, des chanteuses à succès, beaucoup de peintres, des caricaturistes aussi, certains avaient du talent, mais beaucoup étaient des imposteurs attirés par l’argent des badauds.
1950. Gaspard était un gentil petit bonhomme blond aux yeux sombres, il allait fêter ses dix ans. Ses parents étaient des gens plutôt modestes, mais ils tenaient à élever leur fils comme un petit prince. Toujours tiré à quatre épingles, Gaspard donc, devait faire attention à ne pas abîmer ses costumes. De ce fait, le gamin ne courait pas dans les rues avec les galopins du quartier qui, eux, ne craignaient pas de se rouler dans les caniveaux ni de déchirer leurs habits, quitte à prendre une torgnole en rentrant à la maison. À cause de son allure « bon chic bon genre » Gaspard, ressentait une vive affliction d'être tenu à l’écart par les petits poulbots qui sévissaient autour de la place. Sa mère, Mireille Lechat, gentille jeune femme blonde, les yeux bleus et pétillants, la petite trentaine coquette, évoluait, toujours de bonne humeur, gracieuse et virevoltante. Son père, Félix, un homme un peu effacé, mais néanmoins sympathique, brun et de grande taille, avait un petit côté Pierrot lunaire. On le voyait rarement sortir de la mercerie qu’il tenait avec son épouse. Comme ils proposaient des produits de bonne qualité, leur magasin, quoique modeste lui aussi, était bien fréquenté, sa réputation rayonnait jusqu’aux arrondissements limitrophes. Les affaires marchaient bien, les époux Lechat venaient d’acheter une Traction Citroën d’occasion, une 11 B d’avant-guerre.
Le dimanche matin, Madame Lechat emmenait son fils à l’église Saint-Pierre pour la messe de onze heures, son missel et un cahier de cantiques fourrés dans son sac à main. Gaspard était obligé de suivre sa mère, qui pour le garder auprès d’elle, le traînait jusqu’aux places réservées aux femmes et aux filles, c’est-à-dire du côté gauche du chœur de l’église. Il était tellement honteux de ne pas être du côté droit avec les hommes et les garçons, qu’un beau jour, pour fuir les regards moqueurs des fidèles du sexe fort, il s’enfonça dans le sol. Gaspard s’enterra d’abord tout doucement sans attirer l’attention, centimètre par centimètre, puis finit par disparaître complètement de la surface, ne laissant au-dessus de lui qu’un petit monticule de terre qui se dispersa instantanément. C’est ainsi qu'il prit l’habitude de s’échapper de l’office dominical. Au début, on le cherchait partout, mais comme le petit garçon ressortait toujours de sa taupinière vers les cinq heures pour rentrer faire ses devoirs — car Gaspard était un élève consciencieux — les recherches furent rapidement abandonnées.
Sous terre, la nature physique de Gaspard était bien différente qu’en surface. Le premier jour, le petit garçon fit la connaissance des taupes et des vers de terre, plusieurs mètres plus bas, heurta un coffre en bois, éventré, puis un autre, déglingué, laissant échapper des ossements : il traversait un ancien cimetière oublié ! Gaspard ne s’attarda pas et continua sa descente. Il faisait noir sous la terre, pourtant, il voyait toujours clair grâce à un mystérieux faisceau lumineux qui le précédait. Il tomba sur une malle en fer rouillé dont les charnières avaient cédé depuis longtemps : il souleva le couvercle et découvrit avec émerveillement un amoncellement de pierres précieuses multicolores, de pièces d’or, de bijoux finement ciselés… Il prit son temps pour contempler cette fortune extraordinaire qui n’avait encore profité à personne ! Un trésor caché là, sans doute depuis des années, peut-être des siècles… Mentalement, il nota soigneusement l’endroit pour le retrouver plus tard. Continuant sa descente, soudain il ne sentit plus rien sous ses pieds, il passa à travers la voûte d’une caverne et se retrouva dans l’eau jusqu’aux genoux. Il venait de tomber dans un cours d’eau souterrain passant par là... Après avoir pataugé jusqu’à un promontoire qui lui semblait assez stable pour s’y réfugier, il s’y hissa pour se mettre au sec. En levant la tête, il réalisa qu’il se trouvait dans une grotte immense, aux parois blanches et brillantes, où gargouillait le bruit mouillé de l’eau, des stalactites impressionnantes semblaient plonger de la voûte pour rejoindre des stalagmites étincelantes que révélait l’éclairage improbable diffusé par Gaspard. Il avisa un large passage qui pénétrait dans la roche. Pendant qu’il inspectait l’endroit, il surprit une famille de chauves-souris suspendues au fond d’une galerie adjacente. Il s’éloigna pour ne pas troubler davantage les paisibles chiroptères. Il marchait depuis une trentaine de minutes dans le sombre tunnel, quand au loin devant lui, apparut, un faisceau de lumière, paraissant se rapprocher…
Éblouis, Gaspard masqua ses yeux avec le plat de la main. Son propre faisceau dut également aveugler l’arrivant. Quand les deux marcheurs se furent rejoints, les lumières baissèrent ensemble d’intensité, alors ils purent se voir. Gaspard découvrit une petite fille d’une dizaine d’années, comme lui. Elle était vêtue d’une salopette de travail bleu indigo sur une chemise à carreaux rouges, elle portait des chaussures de sport en toile qui avaient quelque peu vécu… Des cheveux châtains, mi-longs, coupés en carré encadraient un joli visage aux traits d’une finesse angélique. La fillette avait l’air d’un garçon manqué dans sa tenue de petit Gavroche. Gaspard parla le premier :
—Comment tu t’appelles ?
—Luna, j’ai dix ans. Je suis une fille. Et toi ?
—Gaspard comme les rats. J’ai dix ans aussi. Qu’est-ce que tu fais dans les souterrains ?
—Je cherche quelqu’un, et toi ?
—Moi je me suis retrouvé là sans le faire exprès. Alors je visite… Il y a des drôles de choses à voir.
Luna proposa à Gaspard de marcher avec elle :
—Je pourrais te faire découvrir des endroits intéressants, je commence à bien connaître les passages...
Le petit garçon accepta de bon cœur la proposition de Luna.
—Et tu cherches qui Luna ?
—Mon papa… Il a disparu depuis un mois. Je ne sais pas où il est parti. J’ai demandé à ma mère et à ma tante. Elles m’ont dit qu’il était sous la terre. C’est pour ça que je suis là. Tu vas m’aider à le retrouver ?
—Oui, je vais t’aider, il est comment ton père ?
La gamine enfonça ses mains au fond de ses poches et prit un air malicieux :
—Il est très beau, grand, il est toujours bien habillé avec un costume moderne et une cravate. Il ne porte pas de chapeau et il sent bon ! Il a une deux-chevaux grise, toute neuve…
—Tu crois qu’il a réussi à aller sous la terre avec sa voiture ?
Luna réfléchit quelques secondes :
—Je ne sais pas… En tout cas sa voiture a disparu aussi, en même temps que lui…
Les deux enfants se remirent en marche, dans le même sens cette fois, en empruntant une galerie humide qui descendait légèrement.
—On va bientôt passer sous la Seine ! Indiqua Luna. Tu as vu la rivière souterraine ?
—Ah oui ! Je suis même tombé dedans, Plouf !
—Il y a des rivières sous terre, comme la Bièvre. Il y en a d’autres qu’on ne connaît pas. Et des fois quand il y a des crues, on tombe dedans, plouf !
Ils se mirent à rire ensemble de bon cœur.
—Il s’appelle comment ton papa Luna ? Il a quel âge ?
—Il a trente ans… Pas tout à fait. Il s’appelle Marcel... Legrand, comme moi. Il est avocat dans une cour. Pour surveiller les récréations, je crois… Maman s’appelle Jeanne-Marie, elle est avocate aussi.
—Et vous habitez où ?
—Dans le troisième, rue du foin. Et toi ?
—Nous on habite à Montmartre. Rue Lepic, pas loin de la place du Tertre.
—J’aime bien ton quartier… Tu me feras visiter ?
—Si tu veux.
Tout en bavardant, ils passèrent sous la Seine. Des infiltrations, imputables sûrement au fleuve, formaient de larges flaques d’eau sur le sol, ils les évitaient en sautillant joyeusement… Gaspard portait une petite montre en or, il la mettait uniquement pour aller à la messe :
—Luna, il est tard, je dois rentrer pour faire mes devoirs. Tu connais une sortie pas loin ?
—Oui, il y a une sortie par les égouts, rue du Bac. Allons-y. Ce n’est pas très loin de chez toi.
—On se revoit quand Luna ?
—On pourrait se retrouver dans la grotte blanche dimanche matin ?
De retour à la maison, Gaspard avait le cœur plus léger que d’habitude. Il était heureux de s’être fait une petite camarade, il adorait déjà son prénom : il se le répétait sans cesse... Bien qu’il fût vertement réprimandé pour s’être éclipsé pendant la messe, il était sur un petit nuage. Le petit garçon dégageant une odeur de terre et de moisi insupportable, sans ménagement, Mireille l’obligea à se laver dans un grand baquet en fer-blanc… Pour qu’il n’attrape pas une fluxion de poitrine, de temps en temps, elle versait de l’eau chaude pour maintenir la température du bain. Pour le rinçage, Félix avait confectionné une douche avec une pomme d’arrosoir et un tuyau fixé au plafond, le tout branché sur le robinet du chauffe-eau à gaz. Une fois propre et rincé, Gaspard pouvait se consacrer à ses leçons. Mais son esprit était ailleurs… Il n’arrivait pas à se concentrer sur les problèmes de fractions, pas plus sur les problèmes d’angles aigus et d’angles obtus ; les droites et les demi-droites se tortillaient sur les pages de son cahier. Luna… L’image de la petite fille s'interposait obstinément entre ses yeux et les feuilles quadrillées.
Revint dimanche et l’heure de la messe. Gaspard, tout propre et tout beau dans sa tenue d’un autre temps, se sentait un brin ridicule : chaussures vernies, culotte courte et vareuse à col marin. Mais pour une fois, il était impatient d’arriver à l’office religieux. Mireille, après lui avoir frictionné la tête à l’eau de Cologne, le coiffa soigneusement, avec la raie impeccable, sur le côté gauche. Le petit garçon modèle entra dans l’église, s’aspergea d’eau bénite en se signant et s’installa à sa place habituelle, près de sa maman, parmi les femmes du quartier. Il ne releva pas les moqueries imbéciles de ses petits voisins, car il était déjà bien loin de leur univers qu’il jugeait médiocre.
Sans perdre de temps, Gaspard s’enfonça dans le sol. Il salua brièvement les taupes et les vers, mais dans sa descente précipitée, il heurta fortuitement la caisse au trésor. C’est alors qu’il eut l’idée (pas très honnête) de chiper au passage un petit bijou… Mais il fallait qu’il soit suffisamment somptueux pour Luna. Il choisit une petite bague en or rose, dotée d’une magnifique pierre précieuse bleue : un saphir corindon. La pierre étincelait d’une myriade de nuances bleues, Gaspard était convaincu qu’elle serait admirablement assortie à la salopette indigo de sa petite copine... Assis dans la grotte, il attendit Luna, qui arriva une demi-heure après lui. Pour son premier rendez-vous, elle avait renoncé à son vêtement de travail habituel. Chose rare chez cette gamine, elle s’était résolue à enfiler une jolie robe lilas qui laissait voir un peu de jupon en dentelle blanche. Le petit Gaspard, émerveillé par cette apparition, se rassura : « Ouf ! Le saphir ira superbement bien avec la robe ». Il offrit donc la bague à Luna qui en fut éblouie… Puis, il la proposa maladroitement à l’un de ses doigts… Qui l’accepta. Les doigts des filles refusent rarement les saphirs.
Gaspard proposa de commencer la recherche du papa de Luna sans tarder. Ils marchèrent longtemps en se tenant par la main, plusieurs kilomètres sûrement, sans trop savoir où ils allaient, au hasard des galeries rocheuses, suintantes d’humidité.
—Si on descendait plus bas ? Tu as déjà essayé d’y aller Luna ?
—Non pas encore, j’ai peur de descendre toute seule… Mais avec toi… Je veux bien.
Main dans la main, après une certaine concentration, le petit couple s’enfonça dans le sol.
Ils se retrouvèrent dans un boyau obscur où régnait un vacarme assourdissant. Les reflets de leurs faisceaux révélaient des voies ferrées. Ils venaient d’atterrir dans le métro. Ils avancèrent prudemment jusqu’à une station, tout en prenant garde de ne pas être percutés par une rame. Au bout d’un moment, ils arrivèrent devant des quais. L’endroit semblait étrangement désert, pourtant c’était la journée… Non seulement, la gare était fermée, mais elle n’avait jamais été ouverte ! C’était la station Haxo, une des dix stations fantômes de la capitale. Gaspard grimpa sur le bord en ciment puis il aida Luna à l’y rejoindre. Ils durent rapidement se rendre à l’évidence : il n’y avait aucun moyen de sortir de cette caverne de carrelage... Les correspondances et les accès n’avaient même pas été construits ! À leurs risques et périls, ils redescendirent pour rejoindre la prochaine station en suivant les voies. Arrivés " Place des fêtes ", ils se hissèrent sur le quai où des usagers attendaient leur rame. Les gens ne s’étonnèrent pas de voir deux gamins sortir du tunnel, les Parisiens en avaient tellement vu dans leur métropolitain, qu’ils ne s’étonnaient plus de rien…
Luna dévisageait avec insistance tous les hommes sans chapeau qu’elle croisait. Les deux amis parcoururent ainsi, de couloir en couloir, des dizaines de stations, espérant tomber sur Marcel, le gentil papa de Luna. Il ne pouvait être que dans le métro ! Malheureusement, ne le trouvant toujours pas, ils abandonnèrent provisoirement leurs recherches.
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