LE DÉSERTEUR
Comme il le faisait dans son enfance, Gaspard s'enfonça à travers le sol caillouteux… Il avait gardé sa technique d'esquive, bien que depuis la disparition de Luna, jamais il n'avait retenté l'expérience. Sa faculté de disparaître était intacte… Ainsi, il évita de peu la lance qui lui était destinée. Pendant sa descente sous la terre, il découvrit que le promontoire sur lequel ils avaient établi leur poste d'observation se trouvait sur les vestiges d'un ancien village, les ruines étaient encore en assez bon état. Des squelettes fossilisés d'êtres humains et d'animaux jonchaient, épars, une rue pavée… A une certaine époque, il avait dû se passer ici, quelque chose de grave et de soudain… Se référant à ses lectures de jeunesse, Gaspard estima le site à plus de deux mille ans. Cela ressemblait aux ruines de Thamugadi dans le massif des Aurès, cité qui avait été fondée par les Romains au début de notre ère… Il continua sa descente pour atterrir en douceur dans une immense caverne… Il y avait comme un lac dont on ne pouvait pas discerner les contours, avec du ressac, comme à la mer. Il s'était retrouvé assis, les mains plongées dans du sable fin… Il pouvait voir le décor, car son faisceau s'était réactivé, il ne souffrait plus de la chaleur et il put étancher sa soif à l'eau du lac. Elle était douce et fraîche. Levant la tête, Gaspard essaya d'évaluer la hauteur de la voûte, son regard ne rencontra rien d'autre qu'un noir profond, comme un ciel de nuit, sans étoile et sans lune. Il respirait à pleins poumons un air d'une fraîcheur inespérée. Il se déshabilla et avança dans l'eau jusqu'à la taille, puis se laissant aller complétement, il plongea avec délice dans l'onde vivifiante.
Alors, l'attaque à laquelle il venait d'échapper lui revint en mémoire. Il fut soulagé d'être encore entier, cependant, il s’inquiéta pour ses compagnons. Avaient-ils survécu au déferlement des fellaghas ? S'il avait pu, il les aurait bien emportés avec lui, ses copains… Les mettre à l'abri… C'étaient des jeunes comme lui… Ils ne connaissaient pas encore la vie et ils avaient déjà été armés pour en supprimer, des vies. Est-ce qu'il fallait remonter pour les aider ? Trouverait-il des survivants là-haut ? Gaspard tenta de remonter, mais il dut renoncer, il n'avait plus assez de force… Une voix l'interpella : "Ça va monsieur ?" Surpris le jeune soldat se retourna. C'était un vieil homme qui semblait s'inquiéter pour lui. Il menait, boire au lac, un troupeau de moutons ou peut-être de brebis… Enfin des animaux qui font " bê bê bê". Gaspard étant un pur parisien, il ne faisait pas la différence entre une poule et un canard… Alors les animaux arabes… Il demanda au berger comment il connaissait ce lac souterrain, ce dernier lui répondit qu'il le connaissait, car il était d'ici, tout simplement. Il lui apprit aussi qu'il y avait d'autres hommes qui venaient souvent pêcher au lamparo, les poissons étaient succulents, mais pas très malins, ils se faisaient toujours avoir par la lumière de leurs faisceaux*. Gaspard pensa que les poissons et les hommes n'étaient pas si différents en fin de compte.
Le vieux berger lui demanda s'il avait faim, il lui proposa de l'accompagner pour aller retrouver un groupe de personnes qui demeuraient un peu plus loin sur la berge du lac. Il y avait des femmes jeunes et des plus âgées, des enfants qui couraient dans tous les sens en riant, bien sûr, il y avait les hommes, des pêcheurs et des éleveurs… Des musiciens jouaient des airs qui ne semblaient pas issus du folklore arabe ou berbère. Visiblement, ces gens vivaient en autarcie et entretenait leur propre culture. Ils étaient tous très pâles, preuve qu'ils ne devaient pas voir souvent la lumière du jour, peut-être bien qu’ils ne l’avaient jamais vue... Un des hommes, qui a priori devait être un chef, demanda à Gaspard d'où il venait. Notre jeune soldat lui répondit, en montrant la voûte du doigt " Je viens de là-haut ". Tout le monde leva la tête vers le ciel noir, en fait vers la voûte, mais on ne pouvait pas la voir de la plage. L'homme lui répondit qu'il ne pouvait pas venir d'en haut, car en haut, c'était là où vivaient les dieux… Gaspard insista et expliqua qu'il y avait de violents combats au-dessus de leurs têtes et qu'il avait dû descendre chez eux pour se réfugier. Les autochtones étaient scandalisés que les dieux puissent se faire la guerre… Du coup, ils considérèrent le nouveau venu comme une divinité venue de l'au-delà. Ils se prosternèrent tous ensemble devant Gaspard. Soudain élevé au rang de déité, le pauvre égoutier ne savait plus où se mettre.
Quand ils eurent fini de se prosterner, les gens lui apportèrent à manger dans un plat en terre. C'était un ragoût de mouton qui avait mijoté avec des légumes inconnus. En tout cas, inconnus de Gaspard. Dans la caverne ne pouvaient pousser que des champignons, peut-être des endives… Quand notre apprenti divinité eut fini de se restaurer, les indigènes se retirèrent à reculons. Comment les moutons pouvaient-ils se nourrir là-dessous ? Où trouvaient-ils de l'herbe ? C'était le dernier des soucis du jeune troufion. En fait, ils avaient trouvé un passage pour aller brouter en surface, mais les bergers persuadés qu'ils se rendaient chez les dieux n'avaient jamais osé les suivre… Les brebis et leurs agneaux, une fois rassasiés, redescendaient tranquillement retrouver leurs soigneurs. Les moutons, eux , traînaient un peu en route pour retarder la rencontre avec le couteau du boucher ! Et ce manège durait depuis la plus haute antiquité !
Le vieux berger revint informer Gaspard que le lac faisait deux jours de marche de circonférence et que s'il avait la force d'en faire le tour, de l'autre côté, il y avait des choses intéressantes à découvrir. Il l'avertit aussi qu'il tomberait sur une rivière difficile à traverser, à cause du courant… Mais en faisant attention, il parviendrait quand même à passer grâce à un pont de singe en cordes. Gaspard hésita un peu, puis décida de partir à la découverte de la rive opposée. Au bout de trois heures, il arriva devant le fameux pont de singe. Il était large d'environ cinquante mètres, mais le plus impressionnant, c'était la hauteur. Trente mètres plus bas, la rivière encaissée au fond d'un canyon tourbillonnait en se fracassant contre des rochers acérés… Si Gaspard tombait dans ce bouillon, la guerre d'Algérie serait terminée pour lui ! La traversée du pont fut assez acrobatique, les cordages balançaient de gauche à droite, Gaspard pris de vertige, avança en transpirant à grosses gouttes, mais il resta bien concentré en regardant droit devant lui et puis enfin, il atteignit l'autre bord sain et sauf.
Il se remit en marche et progressa pendant plusieurs heures. Ses pieds commencèrent à le faire souffrir. Il s'arrêta pour ôter ses rangers, il trempa ses arpions dans l'eau fraîche du lac. Quelques poissons presque transparents vinrent voir de quoi il s'agissait puis retournèrent à leurs occupations.
Après avoir consulté sa montre, Gaspard décida d'établir un petit bivouac. Il était plus de vingt-et-une heures… Il n'avait pas faim, car le ragoût lui tenait toujours au corps. Il ne faisait pas froid, donc pas la peine de chercher à faire du feu… Il n'avait rien à faire pour s'occuper, il s'allongea sur le sable et tomba dans un profond sommeil. Comme il n'y aurait pas plus de matin qu'il n'y avait de soirée, il se réveillerait une fois bien reposé.
Dans ses rêves, il reçut la visite de Sélène, elle sortait de l'eau entourée de dauphins transparents… Gaspard finit par s'éveiller ; maintenant, il avait faim… Il savait d'expérience qu'il pouvait calmer cette pénible sensation de fringale en buvant beaucoup d'eau. Il se remit en marche en se demandant comment il saurait s'il avait atteint son but... Enfin, puisqu'il y avait des choses intéressantes à voir… Et peut-être à manger, on verrait bien ! Il avançait rapidement, il y avait plus de cinq heures qu'il crapahutait.
Le décor avait considérablement changé : les parois de roche grises qu'il longeait depuis son départ, peu à peu, laissèrent la place à des falaises de calcaire sur lesquelles s'accrochaient de longues algues blanches en forme de fougères… Il y avait quantité d'énormes champignons poussant sur une sorte de fumier produit par les végétaux en décomposition. Gaspard se demanda s’ils étaient comestibles. Il se risqua à en goûter un morceau qu'il coupa avec son opinel. On lui avait appris que les champignons dépourvus de bogue n'étaient pas vénéneux… Notre héros goûta et ne mourut pas ! Cela avait un goût de champignon de… Paris ! Il venait de découvrir des champignons de Paris géants, en Algérie ! "Quand on va savoir ça à Montmartre ! " se dit-il...
Continuant son exploration, Gaspard tomba en arrêt devant un rond de lumière sur le sable. Cette surface éclairée faisait environ un mètre de circonférence et était entourée de plusieurs bancs en bois disposés autour, comme des gradins. En levant la tête, il aperçut un puits de lumière là-haut dans la voûte. Cela créait comme un astre dans un ciel nocturne. Une sorte de lune bleutée, projetant sa clarté jusqu'au sol. Gaspard entra dans le cercle lumineux… Il y avait un moment qu'il n'avait pas été éclairé et il avait envie de se voir en entier ! Avec les gradins tout autour, il avait l'impression d'être un artiste sur une scène, sauf qu'il n'y avait pas de spectateurs. Pas encore… Surgissant de l'obscurité, un groupe d'une dizaine d'hommes et de femmes prit place sur les bancs.
Ils étaient de type kabyle, cheveux clairs et peau blanche, tous habillés de la même façon, une tunique blanche descendant jusqu'aux genoux, la taille ceinte d'une cordelette blanche également ; décontenancé, Gaspard leur envoya un timide " bonjour " auquel ce public inattendu ne répondit pas. On se mit soudain à l'applaudir vigoureusement. Le garçon ne sachant pas quoi faire, leva un bras en guise de salut alors tout le monde se redressa pour l'acclamer. Une femme vint le rejoindre dans le cercle de lumière puis l'emmena jusqu'à la falaise de calcaire, elle poussa une lourde porte qui s'ouvrit dans un grincement sépulcral. Sans rien dire, elle le fit entrer dans une pièce creusée dans la roche. Gaspard, qui commençait à s'alarmer, l'interrogea sur le but qu'elle poursuivait… En refermant la porte, puis en la bloquant avec un verrou démesuré, elle l'informa d'une voix douce et impersonnelle, qu'il était attendu depuis très longtemps et qu'il aurait l'honneur, tous les sept cycles, d'être le porte-parole d'en " haut " !
Le "Haut" c'était d'où il venait, et où il n'avait pas envie de retourner pour le moment. Ainsi, Gaspard se retrouva prisonnier d'une bande de dingues et en plus, il devrait leur dire la messe toutes les semaines ! Il leur dirait quoi ? Que là-haut les hommes s'entretuaient en priant également le "très-haut" ? pour lui-même, il murmura : "les gens qui vivent dans l'ombre attendent toujours qu'on les éclaire et que pour ça, ils sont prêts eux-mêmes, à vous plonger dans les ténèbres".
Notre philosophe débutant n'avait pas l'intention d'en savoir plus sur ses ravisseurs, il se prépara donc à prendre la poudre d'escampette à sa façon, c’est-à-dire en descendant d'un étage. À peine avait-il pris sa décision que la porte s'ouvrit sur la femme qui l'avait enfermé. Elle s'avança vers Gaspard, puis le pria de la suivre à l'extérieur. Ils allèrent jusqu'au disque lumineux. Tout le monde était de nouveau en place. Toujours de sa voix douce, elle demanda au jeune homme d'intercéder auprès "d'en haut" pour qu'il leur envoie de la nourriture…
Ne sachant que faire, Gaspard se mit au centre du disque et prononça quelques mots inintelligibles en improvisant de grands gestes kabbalistiques. Il conclut sa requête en faisant reprendre en chœur à l'assemblée cette phrase (que reprendra vingt ans plus tard Alexandre Vialatte) : "Et c'est ainsi qu'Allah est grand ! ", puis il se prosterna, les troglodytes l'imitèrent à leur tour. En se relevant, il fit le signe de croix et termina en ajoutant distinctement : "Amen". Et tout le monde de répéter "Amen" dans un ensemble parfait.
Ceci fait, on le raccompagna dans son réduit d'où il s'échappa dès la porte refermée et verrouillée ! Ciao bye les illuminés ! Il aurait bien aimé voir leurs figures à la découverte de sa cellule déserte ! Ce qui est dommage, c'est ce que Gaspard ne saurait jamais : pendant la nuit, là-haut un mouton, probablement somnambule, s'éloigna de son troupeau endormi et tomba dans le puits pour s'écraser chez ses ravisseurs… Qui, découvrant cette offrande le lendemain matin, se prosternèrent une nouvelle fois. Et depuis, tous les sept cycles, ils se réunissent pour chanter à l'unisson sans en comprendre le sens : " Et c'est ainsi qu'Allah est grand… Amen !" Sans le savoir, Gaspard avait jeté les bases d'une nouvelle religion !
Il descendit au niveau inférieur sans trop savoir où il allait tomber, mais au moins, il serait libre. Il arriva dans un boyau en béton de deux mètres de large sur trois de haut, à peu près… Son faisceau portait assez loin pour se rendre compte que le boyau était rectiligne et qu'il semblait se perdre à l'infini. En se retournant, il constata qu'il en était de même derrière lui… Trois solutions s'offraient à lui, remonter chez les fous, partir en arrière ou continuer tout droit… Gaspard opta pour avancer, droit devant lui, mais le trajet s'annonçait très long… Où cela le mènerait-il ? Bien entendu, il n'en savait rien. Vaillamment, il se mit en marche. Il regarda sa montre, elle avait fini par s'arrêter. Il la remonta soigneusement afin d'être en mesure d'évaluer sa progression.
Pendant qu'il marchait, le visage de Sélène s'imposa à lui, que faisait-elle ? Est-ce qu'elle pensait à lui ? Et surtout la reverrait-il un jour ? Il aurait payé cher pour se retrouver avec elle, dans un café du marais ou de la place Clichy. Pouvoir prendre sa main… Cela lui parut tellement improbable d'imaginer ça, là où il se trouvait… Prendre sa main… Il se promit de la demander en mariage dès son retour à la vie civile !
Cela faisait deux heures trente qu'il avançait dans son corridor quand il tomba sur un obstacle posé devant lui. Il s'agissait d'un heurtoir contre lequel s'appuyait une draisine manuelle dotée d'un banc en bois. Du heurtoir partait une voie ferrée dont les rails étaient écartés de moins d'un mètre. Gaspard savait grâce à son expérience, qu'il s'agissait d'un écartement industriel. Cette voie ferrée desservait sûrement une usine ou quelque chose comme ça. Il monta sur l'engin et s'employa à le faire avancer à la force des bras. En route ! Ça avançait bien, même très bien ! Il n’y avait pas eu de circulation depuis un bon moment sur la voie, car la surface des rails était quelque peu rouillée. Tant mieux, il ne risquerait pas de se trouver nez à nez avec un train de wagonnets !
Gaspard et son véhicule roulaient depuis plus d'une heure quand la voie se mit à descendre légèrement. Avec son élan, la draisine, désormais, avançait seule. Après avoir regardé l'heure — dans les chemins de fer, on aime bien savoir l'heure qu'il est — notre cheminot improvisé constata qu'il était plus d'une heure du matin ; il en profita pour s'installer confortablement sur le banc et finit par s'endormir. La machine filait gentiment autour des quarante à l'heure !
Un choc le réveilla, Gaspard venait de tamponner un heurtoir derrière lequel stationnait ce qui lui paraissait être une rame de métro… De métro parisien, qui plus est. Qu'est-ce qu'il fichait là ? Il descendit de la draisine devenue inutile et comme les portes de la rame étaient ouvertes, il se risqua à l'intérieur de la première voiture. En entendant le son de la cloche signalant le départ du train, il agrippa une barre de maintien comme il était habitué à le faire depuis toujours… Il réalisa alors qu'il était le seul passager du wagon, qu'est-ce que tout ça signifiait ? Il se demandait s'il était en train de rêver ou s'il avait la berlue... Peut-être était-ce un effet des champignons consommés la veille ?
Encore fatigué, Gaspard se laissait bercer par le ballant du métro et par le bruit hypnotique des roues en métal sur les rails. Enfin, le train arriva dans une station : Opéra ! Étrangement, elle était complétement déserte. Cétait tout à fait improbable… Sauf la nuit. Il descendit sur le quai et s'assit sur un banc. La tête dans les mains, il prit du temps pour réfléchir à son absurde situation. Les rames de métro se succédaient sans jamais s'arrêter... Mais dans quelle circonvolution de l'espace-temps, était-il tombé ? A un moment, il pensa descendre plus bas à la recherche d'un conduit d'égout, quelque chose de familier, quelque chose de tangible… Parce que là, Gaspard perdait pied !
***
* : Les habitants de cet endroit sont de nature physiologique différente de celle des gens de surface. C'est pourquoi ils sont dotés d'un faisceau eux aussi.
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