LE BAPTÊME DE L'AIR
Le jeune officier avait donné l’ordre à ses soldats de se protéger du soleil sous le camion. Au moins, s’ils n’étaient pas à l’abri de la chaleur, ça leur évitait de cuire sous les rayons du cagnard. Seul Gaspard avait tenu son poste d’observation jusqu’au bout ; allongé dans la rocaille, il continuait de scruter le désert. Sa vision était de plus en plus trouble, la sueur brûlante mélangée à la poussière collait ses paupières sur les jumelles que lui avait confiées le lieutenant. Ce dernier ne répondait plus quand Gaspard lui rendait compte de ses observations.
Le jeune appelé rampa jusqu’à lui, il le secoua, mais l’officier n’eut pas de réaction, il était évanoui. Gaspard utilisa la radio pour lancer un ultime appel de détresse. Il n’obtint aucune réponse du PC alors, il reprit son poste de surveillance. Il héla ses camarades couchés sous le camion. Là-bas non plus, pas de réponse, à part de légers gémissements. Il comprit que la situation était critique, mais il n’avait aucun moyen d’y faire face. Le soleil et la chaleur commencèrent à avoir raison de lui également. La déshydratation faisant son œuvre, Gaspard se trouva en proie à de violentes hallucinations, à de furieuses attaques d’animaux sauvages et autres ennemis monstrueux, son rythme cardiaque faiblissait inexorablement, sa respiration s’arrêta pendant de longues apnées… La dernière image qui lui vint était le visage de Sélène, puis il perdit conscience.
N’ayant plus la moindre réponse aux vacations radio, le PC finit par s’alarmer et l’ordre fut donné d’envoyer une patrouille de reconnaissance sur le promontoire où s’étaient postés les soldats. Soulevant un épais nuage de poussière, un gros half-track arriva avec son inquiétant cliquetis de chenilles. En descendirent, cinq militaires qui se dépêchèrent d’évaluer l’état des hommes du lieutenant Michalak. Il n’était pas nécessaire d’avoir fait médecine pour comprendre que les soldats étaient à l’agonie. Jugeant que ces derniers n’étaient pas transportables par la piste, le sous-officier responsable de la patrouille de secours demanda au PC une évacuation par les airs, un quart d’heure plus tard un hélicoptère H-21 dit « la banane volante » prit en charge les infortunés biffins sanglés sur des civières, direction l’hôpital militaire « Maillot » d’Alger.
Quand ils arrivèrent à l’hôpital, des infirmiers s’employèrent à orienter les soldats selon leur état de gravité vers les services les mieux adaptés. Ainsi, les hommes qui s’étaient mis à l’abri sous le camion leur parurent moins mal en point que Gaspard et le lieutenant. Après un examen approfondi de leurs fonctions cardiaques, un médecin-chef les envoya dans une salle commune où ils furent réhydratés par perfusion, leur santé n’inspira pas plus d’inquiétudes.
Ils avaient pris un bon « coup de chaud » et resteraient quelques jours en observation. Le lieutenant Michalak et le soldat Lechat, n’avaient toujours pas repris connaissance ; leur état nécessitait qu’on les dirige vers le service des soins intensifs. Le meilleur cardiologue de l’hôpital les prit immédiatement en charge, car une déshydratation sévère pouvait entraîner la mort par arrêt du cœur. Le lieutenant finit par sortir de son coma et se remit assez rapidement. Il ne tarda pas à retrouver la forme, car il se mit à ne parler que de rosettes, de Jésus, de grattons et de beaujolais, il faut dire qu’il était de Lyon ! Tout le monde fut rassuré à son sujet. Pour à Gaspard… Il en alla tout autrement.
Notre héros sortit peu à peu de son coma, ce qui rassura ses soignants. Pourtant, le diagnostic du cardiologue, une sommité en la matière, était plutôt pessimiste. Le cœur du jeune soldat avait souffert et présentait une péricardite qui fut traitée avec de l’aspirine. Par ailleurs, on lui trouva une insuffisance du ventricule droit provoquée par une malformation. Le cœur de Gaspard pouvait cesser de battre sans crier gare… Lors d’une réunion collégiale, les médecins du service de cardiologie se mirent d’accord pour une évacuation sanitaire du soldat Lechat vers l’hôpital du Val de Grâce à Paris.
Le jeune militaire fut soulagé de pouvoir quitter cette chambre d’hôpital où il se morfondait, à peine s’il se souciait de la malformation qui pouvait brutalement mettre fin à ses jours. Dans cet hôpital, il n’avait aucune compagnie et les journées uniquement rythmées par les soins et les examens divers lui paraissaient interminables. Il ne s’inquiéta que de son paquetage, mais on lui assura que ses effets militaires seraient récupérés à la caserne pour le suivre jusqu’à Paris. L’évacuation devait avoir lieu le surlendemain par avion sanitaire pour l’aéroport du Bourget près de la capitale.
Il faisait déjà chaud en ce début d’été. L’appareil, un Douglas DC3, attendait sagement ses malades sur la piste de l’aérodrome d’Alger. Ces derniers arrivèrent regroupés dans des ambulances militaires. On les porta dans l’avion puis on les allongea sanglés sur les civières fixées de chaque côté de la carlingue, ils étaient une dizaine. Gaspard, qui faisait partie des plus valides, monta à pied et se trouva un siège près d’un hublot, derrière le poste de pilotage, à côté des infirmiers. En voyant l’état des blessés qu’on installait dans l’ambulance volante, notre soldat fut sidéré et accablé. Ce n’était que des jeunes gens comme lui, un bon nombre d’entre eux était constitué d'amputés d’un ou plusieurs membres… Pour eux, la guerre —car c’en était bien une— était finie. Ils allaient retrouver leurs foyers bien esquintés, bien démolis. Comment leurs proches réagiraient-ils en découvrant leurs mutilations ? Le jeune homme découvrait l’absolue cruauté de la vie, ce qu’on impose aux plus jeunes, aux moins bien armés pour faire face aux pires saletés de l’existence… On leur réserve le privilège de mourir à la guerre et ils y vont sans se révolter…
D’où il se trouvait, Gaspard pouvait voir le cockpit de l’appareil, car il n’y avait pas de porte sur la cloison de séparation entre le poste de pilotage et le reste de l’aéronef. Le passionné d’aviation qu’il était, dévorait littéralement des yeux les commandes du Douglas, les cadrans, les gestes précis qu’effectuaient les pilotes pendant la préparation du départ, l’allumage des deux moteurs, la mise des gaz et enfin le décollage à huit heures précises ! Ce n’était pas un envol pour le septième ciel, mais pour Gaspard, c’était un véritable émerveillement.
Le vol était prévu pour durer huit heures avec une escale technique d’une heure à Marseille. Le jeune homme contemplait le paysage algérien tout en se disant que c’était plus beau vu d’en haut… Au-dessus de la mer, c’était différent, c’eut été bien monotone en l’absence des myriades de bateaux, grands et petits, sillonnant la mer en tous sens. Peu à peu, le spectacle de la mer Méditerranée laissa la place à celui d’une mer de nuages, inondée de soleil.
Au bout d’un moment, Gaspard, qui mourrait d’envie d’aller voir la cabine de pilotage, sauta sur une occasion qui tomba à point nommé. Une petite pièce en tôle du fuselage vibrait bruyamment près de son siège. Le jeune homme se pencha sur le problème et constata qu’il manquait des rivets. C’était une bonne occasion pour aller voir les pilotes. Il se leva pour aller rendre compte du problème au commandant de bord. Ce dernier se rendit à l’endroit indiqué par Gaspard et se voulant rassurant, il affirma que la réparation serait effectuée à l’arrivée sur l’aérodrome du Bourget. En remerciement, il invita notre jeune militaire à visiter le cockpit. Le commandant était un homme affable et enclin à la discussion. Il ne tarissait pas d’éloges pour son vieil appareil, il énuméra tout le pedigree de l’avion.
On avait affaire à un C47 Dakota de l’armée américaine, mis en service au début des années trente. Cet avion volait à six mille mètres d’altitude, à la vitesse de croisière de deux cent cinquante kilomètres à l’heure. Il avait participé au débarquement avec les alliés en juin 1944 comme avion de parachutage. Dès 1948, il avait servi, dans le pont aérien US pour contrer le blocus soviétique de Berlin-Ouest. Puis, il avait été récupéré par l’armée française et avait changé d’appellation pour devenir le fameux « Douglas DC3 ». Transformé en transport sanitaire pour les soldats blessés, d’abord en Indochine jusqu’en 1954, puis enfin en Algérie. Mais, selon le commandant de bord, il avait encore de longues années de service devant lui, ce que s’empressa de confirmer le copilote. Gaspard souhaita tout haut que ce ne serait pas pour servir dans des guerres à venir. Les deux pilotes partageaient son point de vue. Puis ils entreprirent de lui expliquer le rôle des instruments de bord et des cadrans. Le jeune soldat était ravi !
À l’escale de Marseille, une camionnette apporta aux passagers de quoi se restaurer, des sandwichs au poulet, de l’eau et des canettes de « Fanta orange ». Il leur fallait encore tenir jusqu’au Bourget ! Après avoir fait le plein, le vol reprit tranquillement. Tout le monde avait l’air de faire la sieste dans l’avion, sauf Gaspard, bien sûr, qui observait avec intérêt le ciel azuréen et les ombres que les reliefs portaient sur les champs blottis au fond des vallées. Les paysages vus d’en haut enchantaient notre petit Montmartrois qui n’était encore jamais monté plus haut que sa butte. Pendant qu’il s’abîmait dans la contemplation des cumulus, le souvenir de sa récente rencontre avec Luna et Marcel revint le hanter. Elle avait eu lieu, enfin… Elle aurait eu lieu pendant qu’il était dans le coma… Alors comment démêler les fantasmes, les délires, d’une réalité supposée ? Quand il avait perdu conscience, avait-il eu accès à un univers parallèle, à un autre monde peuplé de gens souterrains qui observaient discrètement les peuples de surface ? Il avait hâte de retrouver Sélène, il n’y avait plus qu’elle qui pouvait l’aider à comprendre ce qui s’était réellement passé, mais seulement si elle avait quelque chose à voir avec cette aventure. Dans le cas contraire, cela signifierait qu’il avait un gros problème mental. Un très gros problème psychique !
Dix-huit heures trente, à l’aéroport du Bourget, quatre 4x4 « Goélette » les attendaient, c’étaient des camions-ambulances militaires. Une large croix rouge les identifiait comme tels. Gaspard monta à l’avant d’un des camions, entre le chauffeur et le chef de bord, on installa avec précaution les blessés sur les civières mobiles des véhicules et le convoi démarra en direction de l’hôpital du Val de Grâce.
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