PRISE DE CONSCIENCE
Gaspard exposa les faits à ses parents, bien sûr en présence de Sélène. C’est Mireille qui prit la parole la première. Elle s’adressa à la jeune fille pour lui demander si elle avait vu le film d’Alfred Hitchcock : « La maison du docteur Edwardes ». Cette dernière ne l’avait pas vu, car il était sorti en 1945 et avait quitté l’affiche depuis longtemps. Mireille expliqua que dans ce film le personnage principal était atteint d’une névrose et qu’il était traité par une psychanalyste (amoureuse de lui). L’homme atteint d’amnésie était convaincu d’avoir tué le psy qu’il devait remplacer dans son cabinet. En fin de compte, sa thérapeute a fini, de fil en aiguille, par lui faire prendre conscience de ce qu’il s’était réellement passé (L’assassin était en fait une tierce personne.) : Son amnésie avait été provoquée par le refus du réel, du fait qu’il avait accidentellement tué son frère pendant leur enfance. Le descriptif du film par Mireille était assez succinct, mais permit à Sélène et à Gaspard de comprendre de quoi il s’agissait.
Félix avança que les psychanalyses étaient longues et coûteuses, mais qu’il y avait un moyen plus rapide et moins onéreux pour déchirer le voile de l’amnésie. Comme Sélène avait tout oublié des faits qui s’étaient déroulés sur le puits, avec l’aide d’un psychothérapeute pratiquant l’hypnose, elle pourrait sûrement remonter jusqu’au moment où elle avait effacé de sa mémoire la scène insupportable pour elle, de la chute et de la disparition de Luna. Le papa de Gaspard conseilla à sa future belle fille de chercher un bon hypnothérapeute, sinon il chercherait lui-même quelqu’un de compétent, ce qu’il fit ; il recommanda à Sélène un praticien renommé, universitaire, docteur en psycho-traumatologie.
L’hypnothérapeute était un homme âgé d’environ soixante ans, au visage d’oiseau de proie. Plutôt taciturne, il n’avait probablement jamais souri de sa vie. Il s’appelait Michel Monsaint et avait son cabinet rue de Charonne dans le onzième, pas très loin du faubourg Saint Antoine. Sélène s’y rendit accompagnée de Gaspard. La jeune fille comptait beaucoup sur cette thérapie pour se débarrasser du trop lourd sentiment de culpabilité qui la minait et surtout pour connaître enfin la vérité sur la mort de Luna.
Michel Monsaint accueillit le couple avec une sorte d’indifférence calculée. Cela faisait certainement partie de son protocole de mise en condition des patients… Sélène disparut à la suite de l’homme de l’art pendant que Gaspard se trouvait relégué dans une petite salle d’attente, dépourvue de la moindre revue. Il dut patienter quarante-cinq minutes, coincé dans un petit fauteuil crapaud. Sur les murs, étaient accrochés les tarifs du docteur, les copies de ses diplômes et une représentation du Mont Saint-Michel à marée haute.
Le docteur Monsaint installa Sélène dans un confortable fauteuil, il ne pratiquait pas la psychanalyse conventionnelle bien que formé à l’école freudienne. Il avait perfectionné la pratique de l’hypnose pour retrouver en douceur l’instant T du traumatisme des patients. Il les y amenait en plusieurs étapes, les laissant exprimer leurs émotions sans les interrompre et sans les questionner. En cela, il se rapprochait quelque peu de l’hypno-analyse selon Sándor Ferenczi (1873-1933). Il renouvelait deux à trois fois ses séances pour éliminer le risque d’émergence de faux souvenirs.
Sélène pensa à tort qu’elle allait être endormie pendant la séance d’hypnose. Elle était simplement relaxée, détendue, laissant son esprit vagabonder parmi ses souvenirs d’enfance ; évoluant dans un état de conscience modifiée, elle se mit à revivre les moments difficiles dans ses rapports avec sa mère, Jeanne-Marie. La jeune fille arriva bientôt à ce jour où tout a basculé pour elle. Elle ne donna que des faits, avec des mots brefs, entrecoupés de halètements… Sa mère qui l’étouffait en hurlant… Des gens qui couraient autour d’elle, son père qu’elle appelait désespérément à l’aide, sans qu’aucun mot ne puisse sortir de sa gorge martyrisée… Son père encore, qui ne venait pas la secourir… Le garçon qui s’enfuit, horrifié... Ce même garçon qui essaie en vain de retenir Luna, accroché aux plis de sa jupe… Luna qui tombe sans un cri dans la gueule noire du puits… Luna qui perd l’équilibre… Elle qui saute sur la margelle du puits pour toucher sa sœur, avec son rire clair : « Chat ! À toi de m’attraper ! » Deux petites filles qui se poursuivent en riant aux éclats dans les jardins… « Et si on jouait à chat perché ? »
Sélène n’a donc jamais poussé Luna dans le puits ! Les deux sœurs jouaient en toute innocence et puis malheureusement l’accident est survenu. Michel Monsaint confirma ce qui paraissait établi, après la troisième séance de régression. Débarrassée des douloureuses tensions qui l’oppressaient, Sélène put enfin relater calmement le déroulement du drame que les enfants vécurent ce triste jour de 1946.
Pour autant, Sélène portait toujours le poids de son enfance ratée, la souffrance d’avoir été délaissée par ses parents. Sans doute, le porterait-elle toute son existence, malheureusement… Le brave Gaspard lui assura qu’il serait près d’elle, si elle le voulait bien, pour lui rendre la vie agréable et pour l’aider à oublier les mauvaises années. Ils avaient vingt et un an, majeurs tous les deux et toute la vie devant eux. Ils se fiancèrent dans la foulée.
Le service militaire étant de dix-huit mois, Gaspard se prépara à son retour à la vie civile. Comme il avait bénéficié d’un rapatriement en métropole en raison de ses problèmes de santé, il avait échappé à une prolongation sous les drapeaux. Pour compenser le manque de recrues, les gars qui servaient en Algérie, pouvaient être maintenus mobilisés jusqu’à vingt-quatre mois, Le jeune libérable ne respecta pas la tradition de la « quille » ni aucune tradition militaire d’ailleurs. Il rendit son paquetage et s’en retourna chez ses parents, rue Lepic. Bien sûr, Sélène était là pour accueillir l’ex-conscrit ; pour l’occasion, elle s’était faite toute belle et avait mis une jolie robe à fleurs, ample et dansante, qui lui allait merveilleusement.
Chez les Lechat, on fit une fête pour la circonstance, Sélène en profita pour présenter ses « tuteurs » à son fiancé et à ses parents. Catherine et son mari Edmond formaient un couple sympathique avec lequel il était facile de s’entendre. Ce couple cultivés, vivait simplement, sans prétention. Tout comme le père de Sélène, Edmond exerçait en tant qu'avocat dans les milieux artistiques, cela d’ailleurs, les avait rapidement rapprochés. Catherine, professeur de lettre, exerçait dans l’enseignement privé à Neuilly-sur-Seine. Les Lechat et les Dupuis devinrent amis. Ils se fréquentèrent souvent, et en premier lieu, pour préparer le mariage de leurs protégés.
Gaspard fut très heureux de retrouver ses camarades et son travail dans les égouts. Il ne révéla pas son dysfonctionnement cardiaque lors de sa visite médicale de reprise. Le médecin du travail le déclara apte sans réserve et il put continuer d’exercer son métier sans devoir se plier à un quelconque suivi particulier. Il reprit rapidement ses marques et ses habitudes, ses gestes professionnels demeurant toujours aussi efficaces.
Il fut particulièrement heureux que Sélène ait pu résoudre le mystère sur les circonstances de la mort de sa sœur. Il se dit que l’analyse sous hypnose avait particulièrement bien fonctionné et que ce genre de thérapie pourrait l’aider lui-même à y voir clair dans son propre désordre mental. Il lui parut maintenant parfaitement clair que ses « voyages » souterrains et ses rencontres avec Luna et son père n’étaient pas réels ; il y avait quelque chose de mystérieux d’accord, mais l’explication était vraisemblablement d’ordre psychologique, voire psychiatrique. Il prit rendez-vous pour lui-même avec Michel Monsaint.
Ne voulant pas intriguer Sélène avec son histoire abracadabrante, Gaspard se garda bien de lui parler de sa décision. De plus, s’il évoquait ses supposées péripéties, elle douterait à coup sûr de son équilibre mental. Pourrait-elle croire un seul instant que son fiancé ait physiquement connu Luna avant elle ? Il entra dans le cabinet de l’hypnothérapeute et s’installa dans le fauteuil. Pour le mettre à l’aise, le docteur Monsaint commença à lui parler doucement de la pluie et du beau temps, puis il laissa Gaspard parler de ce qui le préoccupait. Le jeune égoutier se laissait porter par la voix enveloppante de son thérapeute puis s’abandonna dans un « lâcher-prise » cotonneux. Il commença le récit de ses aventures à l’époque de ses premières descentes sous terre.
« J’allais à la messe tout seul… J’avais environ neuf ou dix ans… Les autres garçons se moquaient de moi parce que ma mère m’habillait « démodé », avec des habits de petit-bourgeois, style 1900… Je ne savais pas quoi faire pour disparaître de la vue de gens. À cause de ça, j’avais pas beaucoup d’amis… En vrai, j’en avais pas, à part des artistes de Montmartre… Alors voilà, c’était comme si je m’enfonçais sous la terre, je ne voyais plus personne, c’était terriblement bien… Je voyais plein de choses intéressantes… J’avais vraiment l’impression de changer de monde. C’était comme une sorte de rêve… Quand je revenais à la surface, rien n’avait changé, mais je me sentais mieux… Un jour sous la terre, j’ai rencontré une fille de mon âge, elle s’appelait Luna et je suis tombé amoureux d’elle… Et puis elle a fini par me suivre à la surface… Quelques années ont passé et puis elle est morte en tombant dans un regard d’égout… Je ne savais plus quoi faire… J’étais trop malheureux. Je suis tombé dans une sorte de dépression… Je n’ai pas continué mes études et je suis devenu égoutier… Et depuis, j’ai des moments où je ne sais plus trop si je vis dans un rêve ou dans la réalité… Parfois, je redescends en dessous, peut-être pour échapper à des dangers… Je ne sais pas… »
Le docteur Monsaint ramena Gaspard dans la réalité de son cabinet : « Il faudra que nous allions plus loin dans votre régression… Avant votre première disparition souterraine, avant que vous n’ayez pris l’habitude de vous « faire disparaître » aux yeux d’autrui… Je pense que nous avons touché du doigt l’essentiel de ce qui vous préoccupe, mais nous allons devoir approfondir… Je vous dis à la prochaine fois monsieur Lechat. »
Pendant ce temps, aidée de Mireille et de Catherine, Sélène commençait à préparer le mariage. Il fallait arrêter la date, publier les bans, arranger la cérémonie à l’église, le choix de la robe, le traiteur, le lieu où se tiendrait le banquet, le plan de table, etc. C’était tout un travail et elles n’étaient pas trop de trois pour en venir à bout. Il fallait également lancer les invitations, à part un pépé et une mémé, les Lechat n’avaient pour ainsi dire, pas de famille, mais ils avaient quelques amis. Les Dupuis eux, avaient des frères et sœurs, des neveux et des nièces qui se feraient une joie de grossir l’assemblée des convives. Sélène ne reprit pas contact avec sa famille du côté maternel. Bien qu’elle fût une gentille fille, pas rancunière pour un sou, sa mère l’avait trop fait souffrir pour qu’elle la convie à son mariage, cependant elle invita son oncle Pierre-Louis, le frère de Marcel.
Gaspard devait se trouver un témoin ; puisqu’il avait ses coordonnées, il contacta Adrien, son copain du Val de grâce. Le pauvre garçon fut victime d’une nouvelle crise cardiaque juste après sa libération du service militaire, il ne s’en tira quand même pas trop mal, mais avec l’obligation de vivre au ralenti jusqu’à ce qu’un nouveau médicament sorte sur le marché. Les bêta-bloquants étaient encore en phase de test, mais ils ouvraient de bonnes perspectives de soins pour différentes cardiopathies, dont celles d’Adrien et de Gaspard. Notre égoutier appréciait le jeune communiste qui lui avait offert une certaine conscience politique. En partie grâce à lui, plus tard, il s’inscrirait à la CGT.
Gaspard apporta sa brosse à dents rue du Rhin et s’installa à demeure chez Sélène. Le couple s’entendait à merveille et la perspective d’un avenir radieux les enchantait. L’appartement était assez grand pour accueillir un enfant le moment venu, mais Gaspard n’osa pas évoquer cette éventualité. Il avait encore en tête la réflexion de sa fiancée : « Les enfants sont dangereux ». Avait-elle prononcé cette phrase sans réellement lui donner du sens ou bien était-ce une sorte d’avertissement ? Était-ce de la crainte ?
Gaspard était confiant dans le savoir-faire et dans la capacité de Michel Monsaint pour faire resurgir les souvenirs effacés. Il se présenta pour la deuxième séance d’hypnose, celle-ci selon lui, devait être déterminante. Il se posa dans le fauteuil et sous l’influence de l’hypnotiseur se laissa dériver, comme emporté par une rivière douce et tortueuse. Depuis l’analyse de Sélène, Gaspard était le second patient qui citait le prénom de « Luna » dans le cabinet du docteur Monsaint. Ce dernier feignit de ne pas s’en être aperçu.
« Dans ces moments, où je suis sous terre, je suis dans une sorte rêve… Je rencontre des gens… Le père de Luna… Des savants qui fabriquent des objets révolutionnaires qui n’existent pas encore… Je m’affranchis des distances et du temps, Luna également… On est dans une sorte de dimension parallèle, instable… On remonte en surface pour se balader… Tout le monde peut nous voir. On a même rencontré le peintre Eugène Paul, il nous a vu ensemble, il l’a trouvée jolie… (Monsaint à ce moment oriente doucement Gaspard pour lui faire remonter le temps plus avant.) … Je vais pas encore à la messe tout seul, c’est ma mère qui m’accompagne… Elle me tient par la main, ça fait rire mes copains d’école… J’ai personne pour jouer avec moi. Je vais souvent au parc pour regarder les autres s’amuser… J’ai envie de jouer avec eux, mais j’ose pas demander… J’ai honte de moi à cause de mon costume marin démodé… J’ai peur des autres… Je suis dans le parc à côté de chez nous… Il y a deux filles qui jouent à « chat perché » (Monsaint saisit le fil que Gaspard traîne derrière lui, il comprend que Sélène et Gaspard sont liés par cet événement.), elles sont rigolotes, elles se courent après en riant… Elles sont habillées pareilles, on dirait des jumelles… Il y en a une qui monte au bord d’un puits, j’ai envie de jouer avec elles… Je me rapproche du puits… Je me penche pour regarder au fond… Il y a de l’eau… C’est tout noir, après l’autre fille rejoint la première sur le bord du puits et lui touche l’épaule. Je suis juste à côté… À sa droite, je peux presque la toucher… Elle perd l’équilibre quand l’autre fille la touche… Elle va tomber… J’attrape sa jupe pour la retenir… (Gaspard respire bruyamment, puis se met à parler en sanglotant.) La jupe se déchire… Elle bascule dans le trou… Je n’arrive pas à la retenir ! Elle tombe… Disparaît tout au fond… Je me sauve en courant… Je veux disparaître aussi ! (Gaspard se met à crier) J’ai pas pu la retenir ! C’est de ma faute ! Pourquoi je l'ai pas retenue par sa jambe ? J’aurai pu la sauver ! Tout ça, c’est à cause de moi ! »
Monsaint sortit immédiatement Gaspard de son état hypnotique. Il tenta de le calmer en lui suggérant que même en tenant la petite par la jambe, il n’aurait pas pu l’empêcher de tomber dans le puits. Le rapport entre le poids d’un corps qui chute et la force d’un gosse de six ans étant tellement disproportionné, il n’aurait de toute façon jamais pu retenir la fillette. Cela ne consola pas le jeune homme encore submergé par le drame qui s’était joué quinze ans plus tôt. Petit à petit, il reprit contact avec le présent, mais il était groggy au fond du fauteuil, Monsaint le rassura en soulignant la réussite de sa régression. Il l’interrogea sur le lien qu’il y avait entre lui et Mlle Sélène Legrand, qu’il avait précédemment traitée pour une pathologie en rapport avec cette petite Luna.
— « Sélène Legrand est ma fiancée, je l’ai rencontrée par hasard, j’ai immédiatement remarqué sa ressemblance avec Luna et alors voilà… J’ai reporté sur elle l’amour que j’avais pour ma pauvre Luna. C’était sa sœur jumelle, je m’en doutais seulement, je voulais savoir ce qui me reliait à elles ». Gaspard comprit que ses « voyages » étaient les symptômes d’un trauma datant de la petite enfance, probablement avant l’accident de Luna et que sa mort tragique avait fait resurgir. Il fallait continuer la régression, mais jusqu’où ?
Il savait qu’il y avait une autre partie de son problème qui resterait dans l’ombre. Comment et pourquoi avait-il rencontré Luna avant Sélène ? Comment avait-il fait pour tomber amoureux dans ce monde parallèle souterrain ? Il exposa dans le détail ses pérégrinations mentales au docteur Monsaint, ce dernier lui donna illico un nouveau rendez-vous, il était impératif de continuer d’explorer le passé de Gaspard. Pour la suite, le jeune homme prit la décision de ne jamais parler de ces anomalies spatio-temporelles à Sélène, ni à ses parents d’ailleurs. Du moins tant que le mystère ne serait pas résolu.
* Sándor Ferenczi (1873-1933)
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