LE MILLEFEUILLE
Les habitants de la capitale coexistaient dans la sérénité. Tout le monde ne possédait pas un cheval, bien sûr, mais pour des besoins occasionnels et pour quelques francs seulement, les écuries publiques mettaient des montures à disposition de la population. Du matin au soir, les heurts des sabots résonnaient sur les pavés des rues, mais les gens y étaient habitués. Les marchands de fourrage, les maréchaux-ferrants, les palefreniers, les soigneurs… Tous ces métiers étaient particulièrement sollicités depuis qu’on avait renoncé à l’automobile. Les équidés partageaient de bonne grâce les rues avec les piétons, les jardiniers qui récupéraient le crottin, les voitures à bras et bien entendu, les bicyclettes, tricycles, voire quadricycles !
Confortablement installés à la terrasse d’un bistro de la place Blanche, nos amis discutaient en savourant un pur arabica. Assis entre leurs parents, Victoire et Malo dégustaient une glace à deux boules. Le café, comme le chocolat, étaient très appréciés pour leurs diverses vertus, cependant, à cause de l’éloignement des lieux de production, on ne les consommait que dans les grandes occasions. On utilisait des voiliers pour acheminer à moindres frais ce type de marchandises non-indispensables. Pour le reste du fret, il y avait les steamers, bien plus rapides et insensibles aux caprices d’Éole. Jeanne-Marie, qui s’intéressait à la littérature, s’adressa à Gaspard :
— Tu écris en ce moment Gaspard ? Sans indiscrétion, tu peux nous dévoiler le sujet de ton prochain livre ?
— Euh… Oui, mais n’en parlez pas à la presse ! Ironisa son gendre. C’est Billou qui m’a fourni l’idée de départ… Nous parlons souvent tous les deux, de ses travaux sur la physique quantique, les multivers etc. Ce sera le sujet de mon prochain ouvrage. Gaspard, tapant fraternellement sur l’épaule de Billou : il me documente sur la question, comme personne ne pourrait le faire !
— Ah ? Mais c’est passionnant ! S’exclama la mère des jumelles. Et tu penses que cela va plaire à tes lecteurs ? À ton avis Billou, ça existe vraiment, les mondes parallèles ?
— Eh bien… Pour ma part, je crois en l’existence d’au moins, un monde parallèle. J’ai quelque raison d’en être persuadé. Avança son gendre.
— Tu peux nous en dire plus ? Tu as rencontré des habitants de cet univers ? plaisanta Marcel.
— Vous vous moquez, Marcel… Je n’ai pas de preuve. Juste une forte présomption après avoir observé certains événements… Étranges.
— Par exemple ? Continua Jeanne-Marie.
— Je suis gêné d’en parler… Il m’est arrivé de voir des personnes qui n’étaient pas censées être devant moi. Je pense que ces gens vivent ailleurs, dans un autre continuum. Pour une raison que je ne m’explique pas encore, ils ont la possibilité de franchir les limites de notre espace-temps.
— J’ai pensé qu’il y avait là, matière à échafauder une bonne histoire de science-fiction ! S’enflamma Gaspard.
— Dis-moi Billou, demanda Marcel, tu ne crois pas que ces gens n’étaient en fait que des artefacts… Ou des hallucinations ?
— En tant que scientifique, je dois prendre en compte cette hypothèse, mais je dois aussi m’interroger sur la réalité potentielle de ce que j’ai observé.
— Tu as déjà choisi un titre ? Demanda Sélène, en rattrapant au vol la glace de Malo.
— J’ai songé à l’intituler : « Le millefeuille ». Comme un empilement d’univers.
— Un multivers donc… Corrigea Billou.
— Oh oui ! Un millefeuille ! Hmmm ! J’adore ! Approuva la petite Victoire.
— Si, mondes parallèles il y a… Il faudrait qu’ils soient aussi agréables que le nôtre… Soupira Mireille.
A la table voisine, un homme singulier, au teint très pâle, lui répondit sur un ton neutre :
— Votre monde est vraiment très agréable… Ici, l’humanité a su prendre les bonnes décisions au bon moment.
Il se leva, paya son café et rentra chez lui.
Personne ne le vit, mais quand il se fut éloigné, il se désintégra en une infinité de neuro-particules. Ainsi, il retourna dans son univers, rapporter son voyage à ses semblables.
FIN
Annexes :
La route descendait doucement à travers champs vers le village, c’était par un glacial après-midi d'hiver, la nature était encore endormie. Lui, s’arrêtait de temps en temps pour observer un faisan sur le coteau gelé, quelques poules transies qui picoraient au bord d’un chemin. Son pas était lourd et hasardeux. Elle se demandait s’il n’allait pas finir dans le fossé tant sa démarche semblait erratique. De grande taille, un peu voûté, il dégageait une impression de force instable, une puissance fatiguée. Déjà, elle savait qu'il arrivait au bout de son chemin.
La jeune femme le suivait à une vingtaine de mètres tout au plus. Elle ralentissait comme pour ne pas le rattraper. Elle voyait tout ce qu’il voyait, faisans colorés, poulettes errantes, les corneilles jacassières, les champs en friche, les maisons blotties et fumantes. Quand il ralentissait, elle ralentissait, quand il s’arrêtait, elle s’arrêtait, regardant avec intérêt dans la même direction que lui.
Aux premières maisons du village, un chat noir, venu d’on ne sait où, le rejoignit pour le suivre à quelques pas. Quand il s’arrêtait, ce qu’il faisait souvent, le chat s’arrêtait aussi et puis ils repartaient ensemble comme s’ils avaient répété cette sorte de chorégraphie depuis longtemps. Visiblement, ils se connaissaient bien. Elle, ralentissait un peu son pas pour ne pas les dépasser.
Arrivé vers le milieu de la rue principale du village, il s’arrêta devant une maison tout au bord de la chaussée. Il s’appliqua à bloquer un volet en bois qui battait au vent. Les fenêtres étaient protégées par des persiennes vert tendre, anciennes, mais encore solides, en tout cas, rassurantes. Elle comprit qu’ils étaient arrivés chez eux, car le chat sauta sur un appui de fenêtre et se laissa caresser par celui qu’elle suivait. Puis ce dernier, avec sa démarche pénible, reprit son chemin vers le bas du village, le chat ne le suivit pas. Elle fit une pause aussi pour rester à leur hauteur puis emboîta le pas de son prédécesseur.
Tout en bas de la rue, il y avait un croisement. L'homme bifurqua à droite. Elle avait perdu un peu de terrain, elle accéléra pour le rattraper. Sans se l’avouer, elle voulait découvrir où le mènerait sa promenade. Déception… Au détour de la rue transversale, elle ne vit plus personne. Il n’y avait aucune entrée susceptible de l’avoir escamoté ni le moindre bosquet où il aurait pu se cacher ; il avait bel et bien disparu. Elle attendit un peu pour le surprendre au cas où il aurait surgi d’on ne sait quelle porte ou de quelle fenêtre, en vain.
Alors n’ayant plus rien à faire à cet endroit, elle fit demi-tour et reprit le chemin dans l’autre sens. Elle devait retourner là d’où elle venait. Elle ne tarda pas à voir la maison se rapprocher. La rue montait maintenant et sa progression était moins aisée que dans l’autre sens. Elle arriva presque à la hauteur des volets verts, quand le chat noir sauta de sa fenêtre et vint à sa rencontre. Il se frotta contre son mollet droit puis lui emboîta le pas. Ils passèrent tous deux devant lui qui était là, debout devant sa maison. Comment avait-il fait pour être déjà arrivé ? On aurait dit qu’il l’attendait. Savait-il qu’elle viendrait ? Elle le regarda intensément et comprit très vite qu’il ne la voyait pas. Et même le chat ne la voyait pas non plus, ils ne pouvaient pas la voir d’où ils étaient.
Elle continua son chemin dans la montée avec le bonhomme et son chat sur ses traces. Le paysage glacé semblait se resserrer sur eux. À la sortie du village, le chat avait disparu et elle se retrouva seule avec son compagnon qu’elle portait presque. Elle rencontra encore quelques poules qui grattaient avec obstination le sol gelé, elle avançait avec de plus en plus de mal. Qu’importe, il fallait qu’elle le ramène à la maison. En avançant, elle éprouva un étouffant et douloureux malaise. Vingt mètres, quinze mètres… Elle n’avançait presque plus. Elle ressentit une présence derrière elle. Elle se retourna tout en avançant encore un peu, mais il n’y avait personne…
Il n’y avait plus que le froid rédempteur et l’immobilité blanche.
***
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