Ça y est, demain c’est le grand jour. Je devrais être angoissée, excitée ou même impatiente ! La vérité est que je suis juste fatiguée. J’ai hâte, oui, mais hâte que ce soit terminé. Pour ma dernière soirée avant ce grand jour, je passe la nuit chez mon amie d’enfance, la meilleure qui soit, ma chère Antonina. Ce n’est pas comme s’il me restait une quelconque virginité à préserver, mais c’est la tradition dans nos familles ; la veille du mariage, les mariés ne dorment pas ensemble. Mes autres amies ont boudé cette décision, mais qu’importe, j’avais envie d’avoir encore un peu de temps rien qu’elle et moi.

— Laisse la vaisselle, je la ferai plus tard ! m’ordonne-t-elle d’une voix faussement autoritaire en me donnant un coup de hanche. Regarde ! T’en mets partout en plus !

— Hé ! Laisse-moi faire, c’est peut-être la dernière fois de ma vie que j’aurais ce divin plaisir !

— Hum. Je vois surtout que c’est la première fois de ta vie, il reste de quoi nourrir toute une famille entre les dents de cette fourchette.

Pour appuyer son propos, elle me tend ladite fourchette où, effectivement, il reste un peu de gruyère collé… Je m’avoue vaincue, je pose l’assiette que je lavais dans l’évier et me rince les mains. En même temps, il est vrai qu’entre les domestiques et les lave-vaisselles, je n’ai que rarement eu l’occasion de laver des couverts ou des assiettes.

— C’était ma façon de te laisser des souvenirs de moi avant de partir, mais tant pis pour toi !

La moue qu’elle tire me fait regretter le choix de mes mots.

— Je parlais du voyage de noces, bien sûr.

Regard condescendant. Comment rattraper cette boulette ?

— Allez, quoi ! Evidemment qu’on va se revoir !

— Tu sais aussi bien que moi que ce sera rarissime. C’est déjà un miracle que l’on se soit lié d’amitié et que cela ait duré dans le temps…

Elle laisse la fourchette à demi-propre glisser dans l’évier (oui, je suis optimiste, je ne vois pas les choses à demi-sale) et se tourne vers la bouilloire. Je ne parviens pas à trouver les mots. Lorsqu’elle relève ses yeux vers moi, j’y vois la résignation. Avec son salaire de libraire, elle n’aura pas les moyens de venir fréquemment me voir aux US et autant je l’aime fort, autant j’exècre sa fierté mal placée qui l’empêche d’accepter la moindre aide de ma part. Quant à moi, avec la gestion de la fusion du groupe familiale avec celui de mon futur mari, je vais être sacrément occupée… Les shadoks pompaient et moi je mouline, en quête de mots rassurants, mais c’est difficile… Je la regarde remplir deux tasses de tisane fumantes.

— On a réussi à survivre à mes années d’études aux US ! argumenté-je.

— Laisse tomber Ninie, je me suis fait une raison… Viens, on va se mater un nanar !

Le Rli&lit qu’elle occupe est assez sommaire, il possède néanmoins un écran grand plat, ce n’est pas du 4K, mais ça fera l’affaire pour une dernière soirée film ensemble.

Je m’installe dans le canapé et laisse mon amie fouiller dans ses affaires. J’ai peur de ce qu’elle a pu trouver. Elle se tourne vers moi et me révèle la jaquette avec un grand sourire malveillant. J’avais raison d’avoir peur : Samouraï cop. Version française. Ça promet une sacré soirée.

Il est presque minuit lorsque je vais me coucher dans la seconde petite chambre. La vérité ? Je suis déprimée. Cette union est un mariage arrangé depuis loooooongue date… Je n’ai pas vraiment mon mot à dire. Je ne devrais pas me plaindre ; après tout, j’apprécie beaucoup Jean-Bernard, il est… heu… bien. Il est respectueux, gentil et… Arrf ! Soyons honnête : il est ennuyeux à mourir ! Et il ne supporte pas les nanars !

Je tourne et retourne dans mon lit. Cela fait des années que ce mariage est prévu, des années que je fréquente JB, je n’ai d’ailleurs pas vraiment eu l’occasion de fréquenter qui que ce soit d’autre… Mais je devrais être contente que cela arrive enfin, non ? Mes copines et camarades m’envient toutes ; face à lui, elles bavent pire qu’un bouledogue face à un steak… Alors que je plonge mon bras sous mon oreiller, le caillou de ma bague de fiançailles s’accroche au tissu. Je grogne avant de changer de position, à nouveau. J’ai essayé de réconforter Nina toute la soirée, mais alors que le sommeil me fuit, je me rends à l’évidence : c’est moi que je tentais de rassurer. Elle est tout pour moi, elle a toujours été là…

J’en ai marre. Je me lève.

La nuit est fraîche pour un mois de juillet. Tout juste vêtue de ma nuisette, je vais prendre un verre d’eau dans la petite cuisine. Je me surprends à sourire face à la vaisselle sale. Je crois que je suis fatiguée, je retourne me coucher.

Ma main se pose sur la clenche de ma chambre, mais je ne parviens pas à poursuivre mon geste. Si je retourne dans ma chambre, je vais dormir, si je dors, je vais me réveiller demain et dès mon réveil, je vais devoir me préparer pour une journée à 100 à l’heure pour me marier. Avec JB. Et après… Après je ne verrais plus ma Nina.

Elle doit dormir là, non ?

A pas de velours, je m’approche de sa chambre. Je n’entends rien. Mon cœur bat plus fort, je ne veux pas la déranger, mais… je toque à sa porte. Je regrette aussitôt et m’apprête à repartir quand la porte s’ouvre, révélant une jeune femme à la peau pâle, les cheveux sombres emmêlés, vêtue d’un t-shirt bien trop grand pour elle.

— Pardon, je ne voulais pas te réveiller ! m’empressé-je de dire, rongée par la culpabilité.

— Fallait peut-être pas toquer alors ?

Son pragmatisme me sidère toujours, mes épaules s’affaissent, tandis qu’un sourire goguenard se dessine sur ses lèvres.

— T’inquiète, je ne dormais pas encore. Ça ne va pas ? Tu voulais me demander quelque chose ?

Je la dévisage à la lueur du clair de lune, elle me regarde toujours avec la même résignation, cela me serre le cœur. J’ai peur de paraître bête et en même temps, bah c’est Nina, y a rien que je ne puisse lui dire ou lui demander.

— Je peux dormir avec toi ?

Elle écarquille les yeux, surprise.

— S’il te plait ?

Cette fois elle baisse la tête en riant doucement.

— C’est ma faute, j’ai oublié de te ramener une veilleuse ! Allez, viens !

Elle rentre en laissant la porte ouverte, je la suis en souriant.

La chambre n’est guère plus grande que la mienne et elle est équipée du même confort : un lit simple.

— Va falloir se serrer ma vieille et heureusement pour toi, il fait chaud, sans quoi tu serais morte de froid : je suis la pire voleuse de couette de l’Histoire.

Je ris à sa boutade et me faufile sous le drap, face à elle. Nos genoux se touchent, nos jambes s’effleurent, ses pieds sont froids.

— Mais comment fais-tu pour avoir les pieds si froids en juillet ?

Elle ricane et me colle ses glaçons sur les mollets. Forcément, ça dérape en bataille. Le lit n’étant pas grand, je bascule rapidement en arrière ! De justesse, elle me rattrape par le bras, avant de me hisser vers elle. Nos respirations accélérées s’entremêlent, son visage est à quelques centimètres du mien. Soudain, elle franchit cette distance et vient poser ses lèvres contre les miennes. Elles sont douces, si douces. Pourtant ce baiser n’a rien de doux, il a un goût de désespoir. Mon cœur bat plus fort dans ma poitrine et je sais que cela n’a rien à voir avec nos chamailleries. C’est comme si la Terre s’était arrêtée de tourner un instant avant de reprendre sa course dans l’autre sens, le bon sens.

Je sens qu’elle s’éloigne, je ne réfléchis pas, je la rattrape, je presse mes lèvres contre les siennes et je me rends compte que je mets dans ce baiser autant de désespoir qu’elle.

Je suis fébrile, je tremble. Ce que je ressens à cet instant me transcende et me terrifie.

Avec une tendresse infinie, Nina caresse ma joue. Un frisson traverse mon échine, tandis qu’une larme trahit mes émotions et s’échappe de mes yeux. Je n’ai jamais ressenti cela auparavant, c’est comme si j’embrassais vraiment pour la première fois, comme si cette caresse était la première.

Non. C’est plus que ça.

C’est Antonina, ma Nina, c’est elle. Notre baiser s’approfondit, sa langue vient goûter mes lèvres.

Cela a toujours été elle.

Maintenant que j’y pense, c’est surement à cause de notre complicité que mes parents m’ont envoyée dans ce lycée catho aux US, avec ce programme spécial sur l’abstinence et l’hétérosexualité sacrée… Approfondir l’anglais… yeah… My ass !

La langue de Nina vient chatouiller la mienne, je l’accueille avec curiosité, mais aussi avidité. Appuyée sur une main, je lève l’autre avec hésitation. J’ai peur d’être maladroite, j’ai peur de la faire fuir, j’ai peur… Je frôle ses cheveux, ils sont soyeux et lisses ; elle s’évertue à les friser chaque jour, mais ils retrouvent toujours leur naturel en milieu d’après-midi.

Alors que ma main glisse dans sa chevelure et vient se poser dans son cou, elle se recule, brisant l’instant. Je n’aurais pas dû glisser ma main. Je suis tétanisée.

— Excuse-moi, je n’aurais pas du… Je suis désolée… me dit-elle à voix basse, comme par crainte d’être entendue par des oreilles indiscrètes.

D’un geste délicat, elle efface la larme de mon visage.

— Oublions, s’il te plait. Je ne veux pas te perdre, ajoute-t-elle la voix tintée d’inquiétude.

D’un geste presque brutal, j’enlève son bras qui me tient loin d’elle et je la prends dans mes bras, j’enfouis mon visage dans son cou, dans ses cheveux. Son odeur m’envahit, celle-là même qui m’a toujours fait me sentir bien, à la maison, à cet instant elle me fait frémir.

— Non, ne t’excuse pas.

Je glisse mes doigts dans ses cheveux.

— Non, je ne veux pas oublier.

J’embrasse son cou.

— Non, tu ne me perdras pas.

Je goûte son cou.

— Et je ne te perdrai pas non plus.

— Mais ton mariage ? JB ?

— Je les emmerde.

Je m’apprête à la faire taire de mes lèvres, mais elle me force à la regarder.

— Marie-Augustine, attends.

Merde. Quand elle utilise mon prénom complet, ça pue. Je consens à la regarder sans rien tenter. Je l’ai toujours trouver jolie. La vérité, c’est qu’elle est sublime. Elle semble chercher son souffle et ses mots. Je serre les dents. Je me suis emballée, elle ne voulait qu’un baiser, pourquoi voudrait-elle plus ?

— Tu ne peux pas tout plaquer comme ça… Je n’aurais pas dû céder et t’embrasser, c’est ma faute… T’as un beau mariage qui t’attend, un mari formidable, un avenir brillant…

C’est trop. Je pose ma main sur ses lèvres.

— Arrête, je t’en prie. Les seuls moments de bonheur que j’ai jamais connus, c’est avec toi. A tel point que mes parents m’ont envoyée de l’autre côté de l’océan. » J’enlève ma main de ses lèvres et m’aventure à caresser son visage. « JB, c’est un mariage d’affaire, je ne l’ai jamais aimé. Si je pleurs, si je tremble, c’est parce que… c’est toi, ça a toujours été toi.

À la lueur des astres nocturnes, je discerne son regard inquiet.

— Pitié, ne me rejette pas…

Elle secoue la tête lentement. Merde. Avant de revenir dans mes bras et de m’embrasser avec une passion que je ne lui connais pas, j’y réponds avec une délectation qui jusqu’ici m’était étrangère.

Demain n’existe pas, Nina si.