Le temps
Azmin marcha jusqu'à la tombée de la nuit, qui survint plus tard qu'elle ne l'aurait pensé : d'ordinaire, à l'approche de l'hiver, les journées raccourcissaient ; or, elle avait plutôt l'impression que celle-ci s'éternisait. De plus, la température était clémente par rapport à la veille, lorsqu'elle avait quitté Nam.
Elle mit cela sur le compte de sa rencontre avec la Dame de l'Étang. Ce n'était pas le premier changement étrange qu'elle remarquait depuis qu'elle s'était abritée derrière la cascade. Parmi eux, l'apparition de panneaux indicateurs ainsi que de fontaines à intervalles réguliers le long de la route était pour elle un mystère. Elle avait parcouru plusieurs fois ce sentier pour aller à Flunet visiter des amis de ses parents, et n'avait jamais vu pareilles choses. Le chemin avait également été damé durant les quelques minutes qu'elle avait passé à l'étang. Auparavant caillouteux et irrégulier, il était désormais droit et lisse.
"Et si ce n'étaient pas des minutes, mais des jours, ou plutôt des mois ?" se demandait-elle en découvrant ces nouveautés, perplexe. "Après tout, le soleil a changé de position plusieurs fois en quelques minutes... C'est tout de même étrange, mais après tout, pourquoi pas ? J'ai bien la preuve que les légendes sont bien vivantes, alors ça ne m'étonnerait pas que la femme de l'étang soit capable de manipuler le temps... Et puis, à sa façon de parler, on aurait dit qu'elle était très puissante, mais sombrait dans l'oubli... Serait-elle une ancienne déesse ?"
Elle vit que la route faisait un coude un peu plus loin et décida de bivouaquer dans le fossé, invisible depuis le talus. Mais quelle fut sa surprise lorsqu'en s'approchant, elle entendit des conversations et des rires qui allaient bon train. Au détour de la route, une petite auberge offrait aux voyageurs éreintés du pain et un lit moyennant quelques pièces.
Azmin en était sûre : la Lisière de la Forêt Bleue n'existait pas la dernière fois qu'elle était passée. D'aussi loin qu'elle se souvenait, elle et sa famille avaient toujours campé à l'endroit exact où se tenait l'édifice lorsqu'ils se rendaient à Flunet.
Elle s'arrêta, stupéfaite, au pied du bâtiment trapu. Non loin d'elle, des clients attablés sous un auvent discutaient bruyamment.
— Pfiou, pas fâché de pouvoir rentrer chez moi, en tous cas ! Je plains ceux qui doivent rester là-bas...
— La mission s'éternise, on en finira jamais ! Cette bestiole est vraiment increvable !
— Heureusement que la relève est là... J'en veux aux autorités qui ne nous ont pas pris au sérieux pendant des années.
— Ouais, il a fallu que quelqu'un d'important y passe pour qu'ils daignent lever le petit doigt. Bande d'abrutis.
— Entre nous, les gars, j'ai pas le moral. Le préfet bouffé pendant sa promenade, je m'en fous, je le connaissais pas. Mais ils oublient qu'on y a tous laissé des plumes, nous aussi. Et des compagnons...
— M'en parle pas. Y a eu Damir, Ouli, Luu Ly, Jun, Ponia, Hytsi... Sans compter les estropiés. Et puis Dahoe aussi a fini par se faire avoir par ce satané iikbalan.
La jeune fille, qui faisait le tour du bâtiment en tâchant de se faire la plus discrète possible, sursauta en entendant le prénom de sa mère.
— Ah oui... Elle avait des gosses en plus, la Dahoe, non ? Comment on va leur expliquer qu'après des années de lutte acharnée, leur mère s'est fait dépecer et bouffer comme un lapin ?
— Arrête, c'est horrible c'que tu dis.
Azmin n'avait pas pour intention d'écouter les hommes et encore moins de se faire remarquer, mais lorsque le nom de sa mère fut prononcé, elle ne put s'empêcher de tendre l'oreille.
"Dahoe est un prénom courant," se répétait-elle. "Il s'agit sûrement d'une autre personne."
— Hé, jeune fille !
Azmin tressaillit ; elle s'était avancée jusque dans la zone éclairée par les lampadaires de l'auberge et était visible par ceux qu'elle écoutait malgré elle.
— Oui, toi là ! Viens boire un coup avec nous !
Elle rougit et fit quelques pas vers eux.
— C'est très aimable à vous, mais je vais décliner votre invitation...
Elle se mordit la lèvre fiévreusement.
— Excusez-moi, mais j'ai entendu des bribes de votre conversation. La Dahoe dont vous parliez, elle ne faisait pas partie de la Seconde Division des Garde-Forêts de Birmia, par hasard ?
"Pitié, faites qu'ils me disent non..."
— Si, c'est cela même. Dahoe Ahn, Lieutenant du Quatrième Escadron de la Seconde Division des Garde-Forêts de Birmia.
La réponse tomba comme un couperet, faisant voler en éclat tous les espoirs et les certitudes d'Azmin.
— Tu la connaissais ? interrogea un des hommes, étonné.
— C'était une cousine éloignée, mentit Azmin. J'ignorais qu'elle était décédée.
— Pourtant, ça fait bien un an qu'elle l'est. La faute au réseau de poste, une lettre sur deux n'arrive jamais à son destinataire...
— Un an ? Mais depuis quand était-elle affectée à sa mission ? Elle était bien postée à la Forêt Bleue ?
— Oh la... Les premières disparitions ont été recensées y a quoi, six ans ?
— Huit ans, même. Dahoe n'a pas quitté la Forêt Bleue depuis qu'un de ses amis a été tué sous ses yeux. Elle a fait de cette histoire une affaire personnelle et a juré de tuer la bête. Malheureusement, ça s'est mal terminé pour elle...
— La bête ? Il s'agissait donc bien d'un animal, qui était à l'origine de ces troubles ? interrogea Azmin, surprise.
— Hé, tu sors d'où, miss la cousine de Dahoe ? Tout le monde sait qu'un démon hante la Forêt Bleue depuis bientôt dix ans, sans qu'on réussisse à le tuer ! Un animal ! Elle en a des bonnes !
Elle serra les dents, la respiration saccadée.
— Merci pour tout, messieurs. Désolée de vous avoir dérangés. Bon appétit.
Azmin s'éloigna de la lumière de l'auberge et, lorsqu'elle fut hors de vue, se mit à courir sur la route. Elle trébuchait parfois, car elle ne voyait pas où elle mettait les pieds, mais cela n'avait pas d'importance. Un kilomètre plus loin, le route se séparait en deux : "Flunet 12 km" disait le panneau de gauche, tandis que celui de droite indiquait "Entrée de la Forêt Bleue".
La jeune fille emprunta sans hésiter le chemin de droite.
"Danger : iikbalan en liberté. Ne pas entrer non accompagné." avertissait une pancarte provisoire qui était pourtant recouverte de mousse et de lichen.
Elle l'ignora et s'enfonça dans les taillis du bas-côté afin de s'y cacher. Une tranche de pain constitua son dîner, qu'elle arrosa d'une bonne rasade de vin de noix - tout le flacon, à vrai dire. L'esprit embrumé par l'alcool, elle s'étendit près d'un laurier, son sac en guise d'oreiller, et chercha le sommeil.
— Je suis partie il y a moins de vingt-quatre heures et pourtant, on me dit que huit ans ont passé... Je suis vraiment maudite, marmonna-t-elle. La nana de l'étang m'a dit que certains dieux m'aimaient, mais c'est faux, ils me détestent tous, pour m'infliger une chose pareille. Ils s'acharnent sur moi, ça doit les amuser. Et bien moi, je vais leur montrer ce que j'ai dans le ventre. Ils verront qu'on ne me marche pas sur les pieds si facilement. Une fois au mont Llay, je vais leur... hic... botter le cul...
Le spiritueux avait fait effet sur Azmin qui continua à tenir des propos aberrants.
Juste avant de sombrer dans les vapeurs de l'alcool, elle se souvint de sa mère et versa une larme dans le silence oppressant de la nuit.
"Pourquoi j'ai bu, moi ? Je suis pitoyable... Et puis je vais me taper une de ces gueules de bois demain... Mais quelle débile... Pardonne-moi, Maman..."
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