Or et pourpre
Azmin accueillit avec gratitude le pain fourré à la pâte de noisettes proposé par son hôte et l'engloutit en quelques bouchées, tant elle avait faim. Les quelques provisions que lui avait données Tiên avaient rapidement fondu face à son appétit aiguisé par des journées de marche ininterrompue. Elle n'avait pas souffert de la soif grâce aux fontaines placées régulièrement le long de la route de Flunet où elle avait pu remplir sa gourde d'eau fraîche. En revanche, le vin de noix lui avait manqué durant son voyage, aussi accepta-t-elle volontier une gorgée d'un breuvage inconnu au goût souple et boisé, dont l'amertume était relevée par une note anisée.
— C'est de l'ignaque, une boisson traditionnelle des tribus nomades des montagnes, lui expliqua son hôte en reprenant sa bouteille avant qu'elle ne la boive en entier.
Azmin se sépara avec regret de la bonbonne et étudia le visage cireux de son voisin de table. Ses traits marqués soulignaient sa mâchoire carrée et dans ses yeux orangés brillait la lueur particulière propre à ceux qui en avaient trop vu.
Jamais Azmin ne se serait imaginée partager un repas de la sorte avec un parfait inconnu au milieu de la Forêt Bleue, classée en temps normal comme étant le lieu le plus dangereux de la région des Plaines. Alors, avec un démon homme-cheval anthropophage en plus, il ne devait pas faire bon de se promener seule dans les parrages. Et il aurait été suicidaire de suivre des gens apparaissant de nulle part, disant s'appeler Orès et semblant vivre reclus depuis des années.
La jeune fille avait suffisamment de bon sens, elle savait pertinemment tout cela. Mais voilà : Orès l'ermite misanthrope et le chasseur de démons qui l'avait empêchée de devenir de la pâtée pour iikbalan étaient bel et bien la même personne.
Voilà pourquoi elle était là, assise à une table rudimentaire dans une clairière au plus profond de la Forêt Bleue, à manger avec un individu dont elle ne savait rien, si ce n'était qu'il se prénommait Orès. Bien qu'elle eût dû se sentir soulagée et heureuse d'être en vie, elle ne pouvait s'empêcher de craindre le pire et était sur ses gardes.
Lorsqu'elle avait repris ses esprits, la première chose qu'elle avait vue n'était pas le démon, ni son sauveur, mais bien une arme posée sur des portants contre un mur. Il s'agissait d'une lance étrange, dont le manche en bois clair était doté de deux fers pointus aux extrémités. Des fils rouges décoratifs étaient accrochés derrière les pièces métalliques luisantes, comme pour rappeler que la lance avait bu le sang de nombreux êtres malfaisants. Cette vision l'avait perturbée au point de lui arracher un frisson.
"Où suis-je...? Est-ce que je suis morte ?"
La douleur qui irradiait de son dos et de tous ses membres avait infirmé cette hypothèse. Elle était donc bien vivante, mais une question demeurait : comment était-ce possible ? Les derniers événements défilèrent dans sa tête, de sa frayeur lorsqu'elle était tombée nez à nez avec la créature cauchemardesque à sa perte de conscience lorsqu'elle avait été projetée contre l'arbre. À ce moment-là, elle aurait dû être achevée par l'iikbalan. Au lieu de quoi, elle se trouvait entière, bien à l'abri entre quatre murs et un toit de branches. Il y avait donc quelqu'un d'autre dans la forêt, quelqu'un qui avait mis en fuite le démon et pris soin d'elle. Cette personne devait être... Azmin hésitait entre généreuse et altruiste, et totalement inconsciente de vivre dans un endroit pareil. À moins qu'elle ne fût folle. Cependant, il était plus probable que l'habitant des lieux soit un membre d'une confrérie de moines-guerriers, envoyé par les siens pour prêcher dans la région et chasser les démons qui la hantaient. Elle n'en avait jamais vu, car les chasseurs se faisaient de plus en plus rares à Pamani, mais elle avait entendu des rumeurs à leur sujet : ils se déplaceraient seuls, possèderaient des armes aux pouvoirs étranges auquelles ils tiendraient plus qu'à leur propre vie et extermineraient sans pitié les créatures mauvaises qu'ils rencontraient.
Tout laissait à penser qu'il s'agissait d'un nomade ; la cabane était faite de matériaux basiques, des branches, des feuilles, et de la terre pour boucher les trous. Un traîneau en bois occupait un tiers de la surface, il contenait des sacs à moitié ouverts. Elle n'était pas allongée dans un lit mais sur une simple couverture. À l'extérieur, elle avait aperçu les flammes d'un feu de camp et une odeur de nourriture lui avait chatouillé les narines.
Au moment où elle se demandait où pouvait bien être le moine – elle avait considéré comme admis qu'il s'agissait d'un moine-chasseur –, celui-ci était apparu, s'était brièvement présenté et lui avait proposé de manger sans plus de formalités.
Depuis qu'il lui avait donné à boire, l'homme s'était tu. Azmin trouvait ce silence pesant et, tout en mangeant ce qu'on lui proposait, réfléchissait intensément. Elle ne devait pas donner l'impression d'être mal à l'aise et de le craindre. S'il découvrait sa vraie nature, il la tuerait. Et ce, qu'il soit véritablement un chasseur de démons ou non. Elle avait bien vu comment les villageois de Nam, avec qui elle avait grandi et qu'elle considérait comme une grande famille, avaient réagi en apprenant sa malédiction. Sauf que cette fois, la femme de l'étang n'était pas là pour la sauver, et son petit couteau aurait fait pâle figure face à la lance à double fer. Elle devait entamer la conversation pour paraître naturelle et détendue, malgré le nœud à l'estomac qui commençait à lui couper l'appétit.
— Vous vivez ici, Monsieur Orès ? Ce n'est pas un peu dangereux d'habiter dans la Forêt Bleue ces temps-ci ? Pourquoi faire étape dans un endroit aussi peu accueillant ? interrogea-t-elle.
— Pas aussi dangereux que d'errer dans un lieu qu'on ne connaît pas. Dis-moi, jeune fille, que faisais-tu aussi loin de la route ? Et surtout, pourquoi es-tu donc partie de chez toi aussi précipitamment ?
Azmin resta bouche-bée ; Orès était plus observateur qu'il en avait l'air. Elle jeta un œil à ses vêtements festifs déchirés et salis par son périple en pleine nature, considéra ses pieds nus à vif, contempla ses mains tachées de sang et soupira.
"N'importe quel imbécile verrait bien que je ne suis pas en train de faire une petite promenade de santé... Mais que fera-t-il si je lui déclare tout de go être un imura ? Non, je signerais mon arrêt de mort. Rappelle-toi Nam, eux étaient tes amis et ils ont essayé de te tuer. Alors un chasseur de démons n'aurait aucune hésitation à te trucider... Bien, il va falloir jouer finement. Essayons de dissimuler les parties compromettantes de l'histoire, je verrai le reste plus tard..."
Azmin tenta de dissimuler son malaise et, affichant un masque de sérénité, elle força ses mains à ne pas trembler et à rester tranquilles sur ses genoux.
— J'ai été contrainte de fuir mon village il y a quelques jours à cause d'une dispute entre ma famille et le Conseil, improvisa-t-elle.
Après tout, il s'agissait d'une partie de la vérité. Cela atténuait la mauvaise conscience qu'elle avait à mentir de la sorte.
— Je comptais me rendre à Flunet, mais j'ai croisé une personne qui m'a conseillé de plutôt aller dans la direction du mont Llay. Je n'étais pas au courant qu'il était dangereux de traverser la forêt en ce moment, alors j'ai décidé de couper à travers bois. Mais je suis tombée sur un monstre horrible, une sorte d'homme à tête de cheval gigantesque. Je crois que j'ai été tellement surprise que je me suis évanouie. Merci de m'avoir sauvée, conclut-elle en lui adressant son sourire le plus innocent.
Orès l'avait écoutée sans laisser rien entrevoir de ses pensées.
— Tellement surprise que tu t'es transformée en démon sans faire exprès, releva-t-il.
"Mon dieu, il sait !"
Le nœud à l'estomac se resserra, coupant la respiration à la jeune fille. Tremblante, elle songea d'abord à nier. Mais en voyant le regard sombre posé sur elle, semblant lire dans son âme comme dans un livre ouvert, elle sut qu'il était inutile de chercher un prétexte. Il savait.
— Vous... balbutia-t-elle, les mains moites.
Les battements de son cœur devinrent de plus en plus désordonnés, jusqu'à se faire complètement anarchiques. De la sueur perlait de tous ses pores, jamais elle n'avait ressenti un telle terreur. Le calme impassible d'Orès l'effrayait encore plus que la soif de sang du démon. Elle crut s'évanouir de peur, le monde autour d'elle se fit distant, elle était là sans être là. Comme dans un rêve, elle entendit les paroles fatidiques, mais tout était trop loin, son corps ne lui obéissait plus. Elle aurait voulu fuir, mais était incapable de faire le moindre geste. Elle était pétrifiée, condamnée à attendre en spectatrice la suite des événements.
— J'ai assisté à toute la scène, déclara simplement l'ermite. Je sais aussi qu'il te reste neuf-cent quatre-vingts-douze ans avant ta métamorphose définitive. C'est écrit dans ton dos.
Glacée d'effroi, la fugitive tourna la tête et aperçut le haut d'un chiffre inscrit sur sa peau. Elle ne l'avait jamais remarqué et cette découverte la fascina autant qu'elle la terrifia. Son haut en lambeaux, là où l'écorce de l'arbre l'avait déchiré, laissait apparente cette marque pourpre révélant sa vraie nature.
"C'est fini, il va me tuer..."
Le visage déformé par la rage de Nearidei la voyante s'imposa dans son esprit et se superposa sur celui d'Orès. La jeune fille, terrifiée, le chassa en clignant des yeux pour se retenir de pleurer. Le chasseur de démons la dévisageait, impassible.
Lorsqu'il se leva pour aller chercher sa lance, une larme roula sur la joue d'Azmin.
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