Les voleuses de sable  2/2

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Mon dos me fait mal, je n’ai plus d’ongles et mes mains sont en sang. Je suis épuisée ! Toute la journée j’ai gratté la plage, rempli des seaux de sable mouillé, seaux que j’ai passés à Maria, qui les passait elle-même à sa grand-mère, et j’ai regardé les femmes remonter à la chaîne ces monstres de cinquante kilos au moins, en équilibre sur leurs têtes, jusqu’au rivage. Pour moi, l’opération avait commencé comme un jeu, mais au bout d’une heure, j’étais fatiguée et j’avais envie d’arrêter. Je n’ai rien montré bien sûr, pour prouver à Maria que j’étais brave, mais je me suis dit que je n’aimerais pas faire ça tous les jours.

En vérité, je viens de vivre l’une des journées les plus fortes, les plus étonnantes et les plus riches en enseignement de toute ma vie ! Mes parents ont accepté que j’accompagne Maria chez Nia Bé sa grand-mère, mais ils ont refusé de nous laisser partir toutes les deux en « aluguer », les taxis collectifs pourtant si pratiques ici. C’est Maman qui nous a conduites à Ribeira da Barca sur la côte, et Papa est venu nous chercher au coucher du soleil. Je n’ai pas encore trouvé ni le temps ni les mots pour leur raconter cette journée étrange qui m’a beaucoup touchée, mais le ballet de ces femmes, sur la plage et dans l’eau, n’est pas près de me quitter.

Vue de loin, leur manœuvre ressemble à une danse, très chorégraphiée, où chacune a sa place : les femmes de Ribeira da Barca commencent par couvrir leurs cheveux de sacs plastiques multicolores pour les protéger du sel, attachent solidement leurs chaussures afin d’éviter que le courant les emporte, puis les plus grandes entrent dans l’eau jusqu’aux épaules, creusent le fond à mains nues ou avec un objet, et remplissent des bassines et des seaux colorés que d’autres vont ensuite trier et tamiser sur la plage. Celle de Ribeira da Barca ne ressemble plus à une plage d’ailleurs, mais à un champ de mine. C’est une véritable carrière à ciel ouvert !

Maria m’a expliqué que ce que nous faisions était illégal. On nomme sa grand-mère et les femmes qui travaillent avec elle « les voleuses de sable », aussi je n’étais pas sereine en voyant des militaires armés arpenter la plage. Mais Maria m’a rassurée : tout le monde sait ce qui se joue ici, et tout le monde laisse faire : le sable n'appartient à personne
 et il a une valeur marchande, alors les femmes le ramassent et le revendent à l'industrie du bâtiment pour subvenir aux besoins de leurs familles. Les militaires savent très bien que ce travail est le seul moyen de subsistance pour ces femmes, leurs propres mères ayant sans doute agi de la même façon pour leur permettre de manger et d’aller à l’école. Alors ils ferment les yeux ou se contentent de vider les seaux et de confisquer le matériel, mais les femmes recommencent, dès qu’ils ont le dos tourné.

Je suis restée sans voix, incapable de concevoir ce quotidien et l’usure d’une telle vie de labeur, et une fois de plus, j’ai été submergée par une vague d’admiration devant ces femmes qui, malgré la difficulté de leur travail et de leur vie, ne perdaient jamais leur sourire.

**********

Ce matin, Nia Bé n’a pas envie de se lever. Elle n’a jamais rechigné au travail, mais depuis quelque temps, elle se sent fatiguée. Ah, comme elle aimerait avoir à nouveau seize ans, porter son premier enfant et se sentir remplie par lui de la force et de la fougue des lionnes ! Mais à bientôt soixante-sixans, elle se sent vieille, son dos, ses membres lui font mal, les mains surtout… Ses mains larges, lourdes, calleuses, abîmées par le sel, les cailloux, les rochers, par son outil de travail, la demi-assiette coupante comme une lame de rasoir qu’elle utilise depuis des années et qu’elle s’efforce de ne pas casser. Une vie à gratter le sable, à trier les galets, forcément, ça laisse des traces ! Ses mains étaient douces et fines autrefois, elle s’en souvient, aussi douces et aussi fines que celles de Maria, sa petite-fille chérie, sa préférée, celle qui lui ressemble tant !

Maria travaille bien à l’école, elle est la meilleure de sa classe, comme elle l’était, elle aussi, à son âge. Et gentille avec ça ! Chaque dimanche, elle vient la voir, ensemble elles descendent à la plage et malgré son jeune âge et ses mains fines, Maria n’hésite pas à gratter le sable et à l’aider, ce qui rend Nia Bé très fière, mais très triste en même temps. Sa petite-fille est brillante, mais elle deviendra, elle aussi, une voleuse de sable, elle n’a pas le choix : elle aura beau avoir tous les diplômes du monde, ils ne lui donneront pas de travail sur son île, et la famille est bien trop pauvre pour l’envoyer à l’étranger. Quand elle y pense, Nia Bé a envie de pleurer, mais elle ne le fait jamais, elle n’est pas de celles qui pleurent sur leur sort. D’ailleurs elle doit se ressaisir : les autres femmes l’attendent. Le jour n’est pas encore levé mais c’est la bonne heure pour la marée. Elle ne peut pas se défiler, elle doit y aller.

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Une fois de plus, c’est le kaléidoscope qui m’a prévenue. Tout a commencé par un rêve… Je savais que ma rencontre avec la grand-mère de Maria et ses amies me poursuivrait longtemps. Ainsi, toute la nuit, je les ai regardé descendre toujours plus loin dans l’eau, plonger en apnée, remplir des seaux de sable lourd et froid, les ramener sur la plage sans jamais souffler, sans jamais s’arrêter… Une sorte de grondement a fini par me tirer du sommeil et j’ai mis un peu de temps à comprendre que mon objet magique vibrait et qu’il essayait de me dire quelque chose.

Nous l’avons trouvée sur la plage. Les autres femmes s’affairaient autour d’elle, l’empêchant presque de respirer. Maria a couru vers le groupe et les femmes se sont écartées. Elle s’est penchée sur sa grand-mère, l’a serrée fort dans ses bras et lui a parlé doucement, en la berçant avec tendresse, comme cette dernière l’avait sans doute souvent bercée autrefois. J’étais trop loin pour entendre ce que Maria disait, mais au sourire de la vieille dame, j’ai compris qu’elle lui faisait une promesse. Puis leurs yeux se sont fermés, ensemble, au même moment. Ceux de Maria se sont rouverts sur des larmes lourdes comme le ciel tandis que ceux de Nia Bé restaient clos. Mon amie a continué à bercer sa grand-mère de longues minutes encore, en lui parlant tendrement, ou en chantant peut-être, jusqu’à ce que Papa s’approche, lui pose la main sur la tête et l’encourage à se relever. Quand Maria est revenue vers moi, j’ai tout de suite vu qu’elle avait changé. Il émanait de son regard une force et une détermination nouvelles, quelque chose de différent, de plus adulte sans doute. Elle m’a adressé un sourire triste, mais qui disait mieux que des mots combien elle me remerciait de l’avoir amenée ici et de lui avoir permis de vivre ce dernier échange, sans doute le plus important de sa vie, avec sa grand-mère aimée.

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Je n’ai pas pu sauver Nia Bé, son cœur était trop lourd et son corps trop fatigué. Mais j’ai peut-être, d’une certaine façon, sauvé Maria, avec l’aide du kaléidoscope bien sûr, avec celle de mes parents surtout. Car Maria ne deviendra jamais une voleuse de sable, c’est la promesse qu’elle a faite à sa grand-mère sur la plage, et qu’elle a scellée en fermant les yeux au moment exact où ceux de Nia Bé s’éteignaient pour toujours. Elle lui a promis de travailler dur, d’étudier, de rompre la malédiction des femmes de sa famille, de son île, et d’offrir un destin meilleur à ses enfants, si elle décidait d’en avoir un jour.

Maria a raconté à mes parents la vie de sa grand-mère et le triste sort des voleuses de sable. Ils ont écouté son récit avec attention, puis Papa l’a complété en nous expliquant à toutes les deux que le sable est la deuxième ressource la plus utilisée dans le monde après l'eau, car il est présent partout : dans le béton, dans le verre, les cosmétiques, l’alimentation, les puces électroniques… De grands promoteurs immobiliers, des sociétés du bâtiment et de nombreuses grosses entreprises privées achètent pour une bouchée de pain le sable à des hommes – à des femmes surtout – qui n’ont pas d’autre travail ni d’autre solution pour manger et qui, une vie durant, se tuent à la tâche pour quelques euros. Ces femmes détruisent au passage le littoral de leur pays et mettent à mal – sans le vouloir et souvent même sans le savoir – la faune et la flore, les écosystèmes des fonds marins et toute la chaîne alimentaire de leurs propres îles. Papa a précisé que ce phénomène n’était pas propre au Cap-Vert, mais qu’il existait aussi en Inde, à Hong Kong, à Singapour ou à Dubaï… Il a ajouté tristement que le trafic de sable a déjà provoqué la disparition de dizaines d’îles rien qu’aux Maldives, que les gouvernements le savent, que cela n’empêche rien.

Ces mots ont eu beaucoup d’effet sur Maria, qui n’avait jamais envisagé les choses sous cet angle. Je crois qu’ils l’ont encouragée, autant que ceux de sa grand-mère, à se battre pour donner un autre travail aux femmes, à tenter de préserver son pays et à ne jamais renoncer. Moi, je me suis contentée de penser qu’en plus d’être injuste, le monde s’avérait bien hypocrite lorsqu’il s’agissait de défendre les intérêts de quelques-uns...

**********

Nous avons passé plus d’un mois au Cap Vert, il est temps de poursuivre notre route, et d’entrer vraiment au cœur du continent africain. Maria va terriblement me manquer ! Nous avons pleuré dans les bras l’une de l’autre ce matin, comme seules de vraies amies peuvent le faire. Mais nous allons nous écrire souvent, on se l’est juré, et cette promesse-là aussi mon amie va la tenir. Comme celle de faire des études, et de trouver un beau métier, promesse qu’elle a faite à sa grand-mère. Mes parents se sont engagés à y veiller, et à l’aider ! Nous prendrons des nouvelles fréquemment, ils vérifieront qu’elle ne manque de rien, et nous l’accueillerons à Paris plus tard, lorsqu’elle aura besoin de faire des études supérieures, et lorsque nous serons posés. Jamais une nouvelle n’aurait pu me faire plus plaisir ! Maria ne sortira pas de ma vie, jamais, à présent j’en suis sûre. Ce voyage africain commence bien puisque j’ai déjà trouvé une amie. Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous.

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