Princesse actuelle
Il était une fois, dans un pays non lointain, une princesse qu’on appelait Jeanne. Descendante d’une notable et fortunée famille, la jeune fille possédait les meilleures choses au monde : sportives italiennes, villas mexicaines, comptes suisses, plantations colombiennes. Mais d’un preux chevalier Jeanne manquait. Hélas, les damoiseaux fuyaient la demoiselle au physique ingrat comme on fuit les dames ornées d’herpès. Jeanne, désemparée, devint triste, terne, aigrie. Elle restait seule, cloîtrée dans son immense palais. Pourrait-elle un jour trouver son prince charmant ? Sa mère, inquiète par la situation, publia une annonce dans le plus grand des secrets. Trois garçons se présentèrent dès le lendemain matin aux portes du château. La reine expliqua que celui d’entre eux qui, lors d’une soirée, redonnerait le sourire à sa fille se verrait couvert d’or et pourrait s’offrir les meilleures choses au monde : bélugas russes, limousines américaines, grands crus bordelais, geishas kobéennes. Des pièces dorées plein la tête, les trois prétendants se rendirent à la demeure de la demoiselle.
Le premier d’entre eux qui toqua à sa porte était artiste de rue. Il entraina Jeanne dans un théâtre et joua son plus beau numéro. Les quilles tourbillonnaient, les serpentins virevoltaient, le garçon effectuait cabriole sur cabriole, ses tresses longues et légères ondulaient.
Jeanne bâilla.
Le tout pour le tout ! Le jeune homme saisit une torche brûlante, avala un liquide bleu, cracha sur la flamme. Une gigantesque langue de feu réchauffa le visage de Jeanne.
Riche, l'artiste s'imaginait riche en entendant les applaudissements de la princesse. Mais le vent ramena la déflagration vers le malchanceux, embrasant aussitôt sa crinière. Jeanne passa le reste de la soirée à l’hôpital, au chevet du garçon devenu chauve…
Elle ne s’amusa pas.
Le deuxième était chef cuisinier. Il emmena Jeanne dans un restaurant et concocta son meilleur menu. Les parfums se mélangeaient, les arômes s’exaltaient, les papilles s’affolaient. Arriva sur la table l’entrée dont le divin fumet embaumait la salle. La princesse planta sa fourchette puis enfourna le morceau dans sa bouche.
Jeanne recracha.
Le tout pour le tout ! Le jeune homme retourna dans la cuisine, sortit seringues et tuyaux en silicone, mélangea épaississants, émulsifiants, azote liquide et neige carbonique. Le dessert moléculaire fumait, moussait. Jeanne goûta.
Riche, le chef s'imaginait riche en observant la princesse se lécher les lèvres. Mais l’alginate de sodium déclencha une intolérance chez la malchanceuse, transformant ses intestins en un ensemble de tubas barytons. Jeanne passa le reste de la soirée sur le trône du prolétaire…
Elle ne s’amusa pas.
Le dernier était danseur.
Il conduisit Jeanne sur une piste et effectua sa plus belle chorégraphie. Première, valse, piqué, cambré, entrechat, arabesque, soubresaut. Il glissait sur la musique tel un cygne sur la surface de l’eau.
Jeanne soupira.
Le tout pour le tout ! Le jeune homme s’éclipsa pour préparer deux coupes de champagne. Il ajouta discrètement dans le verre de la midinette un ingrédient qui la rendrait joviale pour le reste de la nuit. Cette poudre inhibitrice, bien connue des valeureux paladins, était si puissante qu’on la prétendait capable de redonner le sourire aux croques-morts dépressifs. Froissée par la soirée, Jeanne refusa de boire. Ni une ni deux ! Le danseur l’entraina sur la piste dans l’espoir de l’assoiffer. La demoiselle bougea, dansa, se défoula des heures entières en secouant son derrière sur du rock, de la salsa, du tango, de la bossa-nova. Enfin Jeanne s’amusait ! Riche, le danseur s'imaginait riche en remarquant les sourires de la princesse. Il but d’une traite son verre pour fêter cette victoire.
Mais ce n’était pas le sien…
Le garçon se réveilla, le lendemain matin, nu, dans le lit de la demoiselle qui ronflait paisiblement à ses côtés. Que s’était-il passé ? Il balaya la pièce du regard. Sur le sol de la chambre, des bouteilles d'alcool vides et les vêtements de la jeune fille. Voilà que sur le dos d’une chaise, le danseur remarqua une curiosité : la blonde chevelure de la belle. Un rugissement retentit sous les couvertures. Un rugissement grave.
Un rugissement masculin…
Le jeune homme souleva la couette…
La princesse — qui en réalité se nommait Jean — sourit à pleines dents et approcha visage mal rasé et bras poilus de sa conquête. S’en suivit une longue étreinte passionnée d’où le preux chevalier ne put jamais s’échapper…
Ils se marièrent, mais n’eurent aucun enfant.
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