(2-3) Indésirables

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Bon sang... Impossible de passer.


 Se faufiler entre les roues des charrettes, les apostrophes à la cantonade et les fumets des grillades s'avéra compliqué. Même de si bon matin, les rues de Lumhika débordaient de vie. Habitants et voyageurs profitaient encore des festivités de la veille.


 Rahyel garda son uniforme à l'abri sous son manteau. Il craignit que les dessins à son effigie, flanqués sur les murs des boutiques et des maisons, ne trahissent sa présence et provoquent une émeute. Néanmoins, à son grand soulagement, personne ne l'importuna. Il traversa la foule jusqu'aux faubourgs sud où il repéra un mur de soldats peupléens. Armés de regards aussi noirs que leur tunique, ils encerclaient la zone et intimidaient tous les badauds trop curieux que l'alcool avait désinhibé.


 Si une attaque de grande ampleur survenait, Rahyel refusait d'essuyer d'inutiles pertes civiles. Sans doute faudrait-il étendre le périmètre...


 De ce qu'il voyait, les inconscients restaient toutefois rares. L'agitation anormale inquiétait la plupart des passants, pourtant habitués aux descentes impromptues de l'armée. Celle-ci ne les y trompa pas, tant elle paraissait plus violente qu'à l'ordinaire. Il émanait du fracas des fouilles en cours un danger palpable, et pas des moindres. C'était celui qui précédait la mort. Tête basse pour fuir les messagers de l'Impartiale, ils pressaient le pas ou bifurquaient dans des ruelles adjacentes de peur d'être mêlés à de sordides histoires.


 La barrière vivante s'ouvrit à l'arrivée du fils du Roi, pour se refermer derrière lui. Ce dernier donna quelques ordres pour garantir la sécurité de chacun. Ceci fait, il posa pied à terre, confia son imposante monture ébène à un sergent et, son assistant sur les talons, s'engouffra dans l'herboristerie incriminée dont la devanture aussi délabrée que défraîchie n'invitait guère à entrer. Le plancher grinça sous ses bottes. De féroces éclats de voix et de verre l'agressèrent de plus belle.


 — Je vous en prie, Ma Sœur... ! hoqueta la vieille femme prisonnière d'une poigne de fer. Vous... vous devez me croire !


 Indifférente à ces lamentations, la prêtresse en charge de la fouille, une femme dans la fleur de l'âge et coiffée de deux longues couettes brunes, resserra sa prise.


 — Alors arrête de me mentir, poursuivit-elle. Il y a forcément quelqu'un qui t'aide depuis la mort de ton mari. Un fils ? Un employé ?

 — Non... Non, je vous l'ai déjà dit... je...


 Malgré son manque de force évident, la pauvre gérante tentait de délivrer son bras rachitique qui arborait un bracelet de mariage décoloré par le temps. Ses yeux au bord de l'inondation se posèrent soudain sur le nouvel arrivant, la dernière branche à laquelle se raccrocher.


 — S'il vous plaît... souffla-t-elle en avançant d'un pas vers lui.

 — Arrière ! lui intima la religieuse en la rejetant brusquement au sol.


 Ravie de voir que la gérante ne se relèverait pas dans l'immédiat, elle se tourna vers Son Altesse, salua, puis s'excusa de ne pas s'être exécutée plus tôt. Petite et svelte, elle n'en demeurait pas moins impressionnante. Les deux sabres à sa ceinture couplés à son regard déterminé l'avaient aidée à imposer le respect à ses pairs masculins. Elle devait son statut à une longue série d'épreuves à l'issue de laquelle une prêtresse était autorisée à côtoyer la magie. Son kimono noir témoignait de sa réussite, quand son hakama rouge renvoyait à son temple d'adoption : celui de la Déesse Guerrière.


 En dépit de ces distinctions, le Prince la traita comme n'importe quel soldat. Il n'appréciait pas ce qu'il constatait et ne se priva pas de le faire savoir à bonne distance des oreilles de l'interrogée. L'expérience lui avait appris que l'abus de violence n'amenait qu'à de fausses révélations. Combien de fois encore devrait-il se répéter sur le sujet ?


 — Les vieilles habitudes ont la vie tenace. Comme vous, je ne souhaite qu'éliminer au plus tôt ces maudites sorcières, se justifia la prêtresse Där, navrée de ne répondre aux attentes princières.


 Elle enchaîna sur un résumé de la situation. De ce qu'elle savait, les caisses de l'herboristerie qui fêtait sa troisième décennie se retrouvaient souvent vides depuis que la maladie avait frappé le gérant un an plus tôt. La trésorerie ne s'était pas améliorée par la suite. Cependant, un élément intrigant justifiait les recherches approfondies de l'armée : la boutique connaissait récemment un nouvel essor avec l'arrivée de mystérieuses jeunes filles aperçues entre ses murs...


 — Oh, Altesse... gémit l'herboriste sur le plancher humide.

 — Si tu veux que ton supplice s'arrête, tu n'as qu'à nous dire qui sont ces filles ! aboya Där en se retenant de frapper pour faire bonne figure. Alors ? Qui sont-elles ? Et où sont-elles ?!


 Stoïque face à ce triste spectacle, Rahyel s'abstint de tout commentaire. Il ne savait encore que penser de cette histoire. La possibilité que la magie s'immisce dans la capitale de manière si voyante lui paraissait toujours inconcevable. Pourtant, le comportement de la gérante le dérangeait. Elle ne cherchait même plus à nier ou à motiver la présence de potentielles étrangères, seulement à obtenir sa clémence. Était-ce là un demi-aveu de sa culpabilité ? Difficile d'en juger. Elle n'espérait qu'échapper aux coups, ce qui brouillait la lecture de ses réactions. Quelle plaie. Ils n'en tireraient rien...


 Las et conscient que son statut réduisait les maigres chances d'obtenir quelque chose de cet interrogatoire, il abandonna l'interrogatrice à sa tâche. De nouvelles plaintes et sanglots résonnèrent dans son sillage. Rahyel se dirigea vers l'arrière-boutique où il espérait ne rien y trouver pour classer cette affaire au plus vite. L'encadrement de la porte dépassé, il jeta par réflexe un dernier regard en arrière et entraperçut les oreilles basses d'Elyas.


 — Si elle est innocente, elle n'a rien à craindre, essaya de le rassurer le Prince.


 Le jeune goupil se contenta d'opiner du chef. Son maître se recentra sur la pièce. Comme la précédente, les peupléens en uniforme s'affairaient à la mettre sens dessus-dessous. Un désastre. Avaient-ils seulement conscience de leurs actions ? Les ensorceleuses étaient maîtresses dans l'art de la dissimulation, alors comment pensaient-ils les percer à jour en se montrant si peu pointilleux ? Ces méthodes de barbare commençaient à l'agacer prodigieusement, au point de rappeler à lui ses maux de tête.


 Et le froissement désagréable des pages des livres de compte finit d'achever sa patience.


 — Faites un peu attention ! aboya-t-il. Si des preuves sont compromises par votre indélicatesse, je vous en tiendrai pour personnellement responsable. Me suis-je bien fait entendre ?

 — Oui, Votre Altesse, répondirent tous les présents en chœur.


Bien. Au moins cela de réglé.

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