(4-2) Le Conseil du Roi

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 Le Roi s'imposa dès son entrée. Tous s'inclinèrent à son passage. Il ne leur accorda pas un regard. La tête rivée sur son objectif, il alla s'asseoir rapidement sur le trône. Au milieu des oriflammes bleues à l'effigie de la Bienveillante Nanami qui étaient suspendues aux murs, il incarnait le pouvoir absolu que seul détenait le chef de la famille royale comme en attestait sa tenue en or. Il brillait de sa couronne qui encerclait son chignon à ses bijoux massifs, en passant par son kimono qui rendait sa forte corpulence plus impressionnante encore. Il partageait les mêmes caractéristiques physiques que ses fils – cheveux noirs et yeux bleus – mais s'en distinguait par la froideur et la sévérité de ses traits. Il ne tolérerait aucune erreur.


 En tant que souverain légitime d'Amaraï et des Îles Démoniales, le Roi Sylvar dirigeait son royaume d'une poigne de fer depuis plus de trois décennies. Dévoré par l'ambition, il désirait ardemment étendre son influence sur les Terres du Sud, en plus de renforcer son emprise sur les territoires du Nord qui faiblissait d'année en année à cause des démons. Il abhorrait pour cette raison la magie, sa principale ennemie, qu'il souhaitait voir disparaître dans un nuage de cendres. Surnommé le Roi Incandescent par ses détracteurs, il se distinguait de ses prédécesseurs par le nombre indécent de sorcières qui avaient succombées aux flammes sous son règne.


 Une réputation qu'il avait acquis grâce à son meilleur soutien : le Général Suprême Hastern, Commandant en chef de toutes les Armées d'Amaraï.


 Justement ce dernier, tapi comme toujours dans l'ombre du monarque, entra à son tour dans la salle du Conseil. Ses cheveux bruns plaqués en arrière grisonnaient, sa fine moustache conservait une certaine élégance, ses lèvres menues affichaient un petit sourire outrecuidant pour apaiser les inquiétudes vis-à-vis de la situation actuelle ; quoi que l'on pense de cet homme, il inspirait tout de même confiance par sa seule assurance. Il croyait en ses propres compétences et personne ne pouvait décemment les remettre en cause. Pour cette raison, il chaperonnait d'ailleurs les deux Princes dans leurs missions respectives afin de leur transmettre son expérience et les préparer à monter, un jour, sur le trône.


 Pourtant, Rahyel détestait ses méthodes. L'officier cherchait toujours à lui mettre des bâtons dans les roues plutôt que de le soutenir, à le tester plutôt que de lui faire confiance, à le perdre en belles leçons plutôt que de le conseiller de façon plus concrète. Pas étonnant qu'Areth et lui s'entendent à merveille... deux vraies vipères.


 Au final, le Prince cadet n'avait pas réussi à lui poser la moindre question. Tant pis, il improviserait. Il s'assit comme ses pairs alors que la séance débutait. L'attente qui suivit lui tint compagnie pour quelques secondes. Une éternité. Du coin de l'œil, il observa avec fébrilité la main baguée qui lissait l'épaisse barbe noire, tandis que l'autre se crispait sur l'accoudoir du trône. Le Roi se décida enfin à parler :


 — Messieurs, comme vous le savez, des sorcières ont été démasquées ce matin au sein de ma cité. J'ose espérer que chacun d'entre vous mesure bien la gravité de la situation.


 Un lourd silence lui répondit.


 — Prince Rahyel, éclairez-nous. J'ai appris que vous étiez le premier sur place.


 Le jeune homme déglutit. Son Roi n'approuvait pas sa conduite, Céleste l'avait prévenu. Tant pis. Il ne regrettait rien. Alors il s'arma de courage, se leva et tint son poing dans sa main droite afin de former un cercle avec ses bras, comme de coutume pour prendre la parole face au souverain. Conscient de la pression exercée et des regards braqués sur lui, il revint prudemment sur le peu informations reçues par le Général Hastern, les fouilles dans l'herboristerie, l'attaque des présumées sorcières, la découverte des fleurs et des statuettes à l'effigie de la Renarde, ainsi que les interrogatoires à venir.


 L'exposé terminé, le Conseil s'abstint de tout commentaire. Les doigts dangereusement resserrés, Sa Majesté posa la question qui fâchait :


 — À combien estimez-vous ces nuisibles ?


 Rahyel aimerait dire qu'il les avaient toutes neutralisées. Cependant, au vu de l'étrangeté de la situation, il ne pouvait avancer aucun chiffre sans une enquête approfondie. La réponse ne plut pas. La sentence tomba :


 — Je vous ai confié la prévention des risques liés à la magie au sein de ma ville bien aimée parce que vous m'avez assuré avoir appris de vos erreurs et acquis de l'expérience sur le terrain. Vous vous prétendez un expert en la matière, alors pourquoi vos résultats sont-ils si décevants ? Trouvez-vous cela tolérable ?

 — Non, approuva-t-il, fautif.

 — Vous accusez le Général Hastern, mais s'il n'était pas passé derrière vous, le pire aurait pu arriver ! En avez-vous seulement conscience ?

 — Évidemment, Votre Majesté !


 Ignoré, le Prince ne put qu'écouter un cours qu'il connaissait déjà : le Roi redoutait la possibilité que d'autres ensorceleuses courent dans la nature puisque leurs cercles comptaient en général quatre ou cinq membres, telles de petites unités mobiles et indépendantes.


 Contrairement aux idées reçues, la magie ne s'apparentait pas aux récits merveilleux contés aux enfants. Elle ne pouvait s'exercer sans préparation, bien au contraire. Méthode, temps et énergie la résumaient à la perfection. En plus de l'apprentissage rigoureux des glyphes obscurs et de l'exploitation de certaines plantes, chaque sort nécessitait des efforts tant physiques que psychiques de son utilisatrice pour prendre forme ; plus le niveau de puissance qu'il requerrait était élevé, plus il puisait dans son énergie vitale. Cela poussait les sorcières à espacer leurs rituels, le temps de recouvrer leurs forces. Avec l'expérience, elles parvenaient, parfois, à réduire ces dépenses énergétiques. Néanmoins, elles optaient en général pour une solution bien plus simple : elles s'unissaient entre consœurs pour exécuter un même sortilège, ce qui leur permettait de diviser le tribut exigé entre elles. Les participantes formaient alors un cercle pour procéder à leurs maléfices, d'où leur nom.


 — Si vous aviez réellement conscience de leur dangerosité comme vous le prétendez, jamais vous n'auriez pris votre travail à la légère !


 Le fils du monarque prit sur lui et encaissa difficilement les accusations.


 — Et votre comportement prouve bien mes dires : l'on vous informe de la présence de potentielles sorcières et que faites-vous ? Vous vous avancez sans escorte en territoire inconnu seulement pour flatter votre ego !


 Se sachant coupable aux yeux du Roi, le jeune homme alla immédiatement s'agenouiller devant lui. Sur le cartouche « Amour » de la devise du royaume, il avoua n'avoir écouté que son impulsivité. Une erreur de jugement qui ne se reproduirait plus. Cependant, il argua que, sans sa présence, des preuves auraient été comprises, ce qui aurait profité aux sorcières...


 — Je ne veux pas de vos excuses ! Je veux que vous grandissiez ! N'ai-je pas été assez clair avec vous hier encore ? Vous n'êtes plus au Nord, alors prenez vos responsabilités !


 L'échine courbée, Rahyel serra les dents. En dépit des remontrances, il restait persuadé d'avoir agi au mieux, pour ses subordonnés comme pour lui. De plus, il avait activement contribué à l'arrestation des ensorceleuses. N'était-ce point là le plus important ? Pourquoi personne ne lui reconnaissait-il au moins cela ?


 Parce qu'aucun des conseillers n'oserait jamais contredire son maître.


 — Je suis las de vous... conclut le Roi Sylvar. Général Hastern, je vous prie, reprenons du début et expliquez à ce jeune impudent comment vous avez procédé pour les repérer.

 — Oui, Votre Majesté.


 L'homme à la tunique rouge parfaitement ajustée se leva à son tour et se lança dans une tirade.


 Selon lui, lorsqu'il avait consulté les rapports transmis par le Prince Rahyel au sujet de fausses dénonciations, il avait remarqué que beaucoup se recoupaient dans ce secteur. Rien de significatif à première vue, les quartiers pauvres ne manquaient pas de drôleries en tous genres. Cependant, en s'y penchant de plus près, il avait noté que les témoignages se concentraient un peu trop autour de cette herboristerie. Il en arrivait toujours plus à l'approche du mariage princier, ce qui devenait alarmant. Pourquoi des jeunes filles de bonne famille iraient-elles se perdre dans un coin mal famé pour de simples cosmétiques ? Cela ne tenait pas. Le Général avait alors ordonné une fouille des plus sérieuses et informé au plus vite le Prince Rahyel, censé s'occuper de ces affaires.


 — Ces catins se multiplient juste sous mon nez, ragea le Roi, inquiet, avant de déverser sa bile sur son fils. Vous auriez dû constater ces anomalies par vous-même, Prince Rahyel ! Imaginez l'hécatombe si elles étaient passées à l'offensive pendant votre mariage !


Impossible ! se retint de hurler l'interpellé, toujours à genoux sur les dorures de l'allée centrale. Jamais il n'aurait laissé passer de tels indices. Jamais ! À moins que... non. Le doute s'immisça. Son mentor... les lui avait-il cachés ?


 Ce dernier assura à Sa Majesté qu'il n'aurait permis aucun trouble. Rahyel, sur le conseil de ses violents maux de tête, l'apostropha directement :


 — Je ne comprends pas, Général. Si vous saviez qu'il y avait des anomalies depuis quelques temps déjà, alors pourquoi ne m'en n'avez-vous pas fait part plus tôt ? Je pensais que nous devions travailler de concert, vous et moi. L'avez-vous oublié ?


 Calme, l'homme lui répondit sur un ton professoral :


 — Votre Altesse. Quand un ennemi vous fait face, vous dégainez votre sabre. Vous n'attendez pas mon ordre pour sauver votre vie. Mon rôle ne consiste pas à vous donner les réponses, mais à vous assister lorsque vous les avez. Je vous ai accordé une fleur ici parce que la situation l'exigeait. En dehors de cette exception, il vous revient de venir me consulter et non l'inverse. Mon bureau vous est toujours ouvert.

 — Fout... !


 Rahyel se reprit de justesse. Ses doigts frémirent, il n'en montra rien. Il devait garder l'échine courbée. Tous ces faux-semblants l'irritaient au plus haut point. Son mentor ne pouvait-il pas simplement lui cracher la vérité plutôt que de se cacher derrière de beaux mots ? Il détestait vraiment son air suffisant.


 — J'entends surtout, Général, que vous préférez mettre la sécurité de Lumhika en péril, plutôt que de partager des informations cruciales avec moi. Tout cela pour votre petite leçon ? Vaut-elle vraiment les risques encourus ? Éclairez-nous.

 — Je vous l'ai déjà dit : ce n'est pas mon rôle de vous faire la leçon, vous avez passé l'âge depuis bien longtemps. Il ne tient qu'à vous d'acquérir de l'expérience et de tirer les conclusions de vos réussites comme de vos échecs. Je me contente de vous pousser dans la bonne direction de temps à autre.


 Sa main droite se crispa.


 — Vous ne répondez pas... se retint-il de pester.

 — Concernant Lumhika, rassurez-vous : je veille toujours sur elle, comme sur vous. Sans cela, je ne les aurais pas dénichées.

 — Vous... !

 — Il suffit ! tonna le Roi.


 Rahyel ravala sa colère et s'aplatit immédiatement au sol. La salle se tut.


 Tous le savaient, ou presque. Il ne possédait aucun appui.


 Ce silence assourdissant l'incommodait. Il avait chaud et son crâne menaçait d'imploser à tout instant. Pourtant, il devait encore batailler : son masque ne se fissurerait pas.


 — Il est clair aux yeux de tous que vous avez failli à votre mission. Alors épargnez-nous votre mauvaise foi !


 Il s'écrasa d'autant plus sur le cartouche « Amour ». Fureur et humiliation le ravageaient de l'intérieur, un véritable carnage. Cela n'importait pas. La discussion reprit, sans lui.

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