DEUXIÈME VOLET
La descente paraît interminable. Depuis trois ans qu’elle travaille au John Hancock Center, Lucy n’a jamais eu l’occasion d’emprunter les escaliers de secours du célèbre gratte-ciel. Quelle étrange idée ! Plus de mille marches séparent le soixantième étage, où elle travaille comme assistante de direction, du rez-de-chaussée qui donne sur la North Michigan Avenue.
Elle a ôté ses escarpins pour aller plus vite, au risque de se faire écraser les orteils par ses compagnons de galère, des collègues ou des inconnus surgissant des étages intermédiaires.
Les bruits de pas sur le sol carrelé – chaussures de ville, tennis, bottines ou pieds nus – impriment un rythme entraînant à cette descente autrement monotone.
Lucy s’est souvent demandé ce que ressentaient les employés du World Trade Center, en 2001, tandis qu’ils dévalaient les escaliers dans la lumière glauque d’un éclairage de secours. Maintenant elle le sait : probablement rien. La panique a ceci de bon qu’elle empêche de trop cogiter. Une marche après l’autre, c’est tout ce qui compte.
Les situations ne sont toutefois pas comparables. Lucy en est consciente. Aucun avion n’est venu s’encastrer dans l’immeuble. Ce soir, elle sera confortablement calée dans son canapé, devant la télévision, à regarder les nouvelles de ce volcan qui vient d’exploser dans le parc de Yellowstone.
Elle se répète qu’elle est en sécurité à Chicago. Le Wyoming est si loin !
Devant elle, sur un palier, un homme en complet anthracite se met à gueuler au téléphone. Jusqu’à présent, tout le monde a eu la décence de rester calme et silencieux.
« Tu le vois ? Tu le vois ? Comment ça, tu le vois ? Hein ? Quoi ? Le nuage ? »
Il doit parler de ce fameux nuage de cendres. Les images tournent en boucle sur les réseaux sociaux depuis ce matin, dans des milliers de vidéos amateurs stupéfiantes. Un truc dément, visible à plus de mille kilomètres à la ronde.
On raconte qu’il y aurait déjà un nombre épouvantable de victimes, dans le Wyoming et les états voisins.
Bon. Un monde s’achève, et un autre va commencer. Lucy fera face, comme d’habitude. Magie de la résilience. Il y a déjà eu les attentats, les ouragans, les coronavirus, la dictature… Il y aura maintenant le "super volcan" comme le surnomment les journalistes tout excités.
La plupart des collègues ont pensé la même chose en apprenant la nouvelle de la catastrophe, en début de matinée. Le patron, un type pragmatique, leur a même demandé de rester au travail et d’étudier les moyens de tirer profit de cette nouvelle crise.
Puis il y a eu la coupure de courant, suivie de l’annonce d’évacuation immédiate. Le sentiment de contrôle n’aura guère duré.
Lucy débouche enfin dans le hall baigné de lumière du rez-de-chaussée. Là, des agents de sécurité forment un cordon pour guider les employés. Des rires de soulagement fusent parmi ceux qui, comme elle, viennent de passer vingt minutes éprouvantes dans la cage d’escalier sans ouverture vers l’extérieur.
La jeune femme remarque alors les visages livides des agents, comme si la situation avait complètement changé en moins d’une demi-heure.
Elle se précipite sur le parvis, heureuse de respirer le grand air. Un vent fort souffle de l’Ouest. Les trottoirs sont noirs de monde, la chaussée est encombrée de milliers de véhicules pare-chocs contre pare-chocs ; les klaxons se mêlent aux sirènes de la police et des ambulances.
Lucy voudrait leur crier qu’il ne sert à rien de paniquer, que les autorités vont reprendre la main, que ce n’est qu’un...
Elle voit alors le nuage.
Une horreur indicible l’envahit. Ce n’est pas un nuage, mais tout un ciel ! Une voûte brune striée d’éclairs, un couvercle géant qui est en train de descendre sur la ville entière. Sur le monde entier !
Subjuguée, elle reste de longues minutes à l’écart de la foule qui se presse sur le trottoir de la North Michigan Avenue. Elle se ressaisit enfin et consulte son téléphone. Plus de connexion.
Il faut qu’elle bouge de là sans tarder.
Elle élimine d’emblée le métro, l’un des pires endroits en cas de mouvements de foule. Sans compter que les rames sont probablement à l’arrêt.
Elle avise alors un groupe de piétons en train de se frayer un passage vers le sud, à contre-courant de la masse fuyant le centre-ville. C’est décidé, elle va les suivre pour tenter de rejoindre le Millenium Park qui borde le lac Michigan. Rien de tel qu’un grand espace à ciel ouvert pendant une catastrophe naturelle. Elle a assez visionné de documentaires survivalistes sur Youtube pour le savoir.
Quinze minutes plus tard elle franchit le pont DuSable et ses fameuses tourelles, laissant derrière elle le "Magnificent Mile" en proie au chaos.
La luminosité vient de baisser drastiquement, à tel point qu’on se croirait le soir. Sauf que le soleil rouge est encore haut dans le ciel. Des excroissances crèvent la voûte brune par endroit, et pendent comme des fouets sinistres prêts à flageller la ville. Lucy jurerait qu’elles grandissent à vue d’œil. Elle hâte le pas.
À sa gauche commence le Millenium Park, son objectif, mais les silhouettes furtives qui courent dans la pénombre des arbres l’incitent à poursuivre encore un peu son chemin.
Le trottoir est maintenant dégagé. Rien à voir avec le "Mag Mile", où elle a failli se faire piétiner par la foule à plusieurs reprises. Elle n’oubliera jamais ces corps inertes sur le bitume, ces cris déchirants, ces appels à l’aide. Elle a même entendu des coups de feu. Pendant tout ce temps la police est restée à l’écart, en groupes compacts d’une vingtaine d’officiers retranchés derrière leurs portières blindées.
À présent, il n’y a plus un seul uniforme en vue. Il n’y a plus personne tout court, d’ailleurs. D’où cette impression inquiétante de calme avant la tempête. Où sont-ils tous passés ?
Elle avise alors un attroupement devant un immeuble. Ils sont en train de se battre pour entrer ! D’autres personnes, un peu plus loin, s’engouffrent frénétiquement dans des magasins par les vitrines défoncées.
Un bref regard vers le ciel suffit à Lucy pour comprendre la raison de cette panique redoublée.
Les flagelles menaçants se comptent maintenant par centaines, certains affleurant l’horizon comme de minces piliers, ou des tornades sinueuses. Et au-dessus de la cité se dresse une monstrueuse vague noire, si noire qu’on dirait que la nuit précédente est revenue sur ses pas.
Lucy s’arrête, les bras ballants.
Au même instant, elle est frappée de plein fouet par une odeur âcre et minérale. Le genre d’odeur que l’on trouve dans les cathédrales. Comme si quelqu’un venait de jeter des tonnes de talc dans l’air, ou d’allumer un bûcher d’encens sur un autel géant. Un voile tombe devant ses yeux, tandis qu’une fine grêle de scories frappe ses bras nus et lui griffe le visage.
Les cendres !
Il faut trouver un abri, et vite.
La jeune femme enlève ses chaussures pour la deuxième fois de la journée. Puis elle se met à courir, ignorant la douleur provoquée par les éclats de verre qui parsèment le trottoir et lui entaillent cruellement les pieds. Sa gorge est irritée, ses poumons sont en feu.
Un rideau de poussière est tombé autour d’elle. Soudain, elle aperçoit un éclair pas très loin sur sa gauche, entre les lambeaux bruns de la tempête. Elle bifurque vers cette lumière qui s’avère être le faisceau d’une lampe jaillissant d’une porte entrouverte. Dans le halo se tient un homme armé d’un fusil.
Lucy lève les bras pour montrer ses mains vides, mais l’homme ne lui prête aucune attention. Son regard est braqué derrière elle. Elle se retourne et voit des silhouettes bondir dans leur direction, comme des papillons attirés par la lumière.
La pluie de cendres s’épaissit à cet instant, plus âcre et plus étouffante que jamais. Lucy a l’impression qu’on éventre des dizaines de sacs de ciment au-dessus de sa tête.
Les ombres hurlantes sont immédiatement englouties et réduites au silence.
Lucy en profite pour se faufiler par l’ouverture. L’homme ne cherche pas à l’arrêter. Il tente plutôt de rabattre la lourde porte métallique qui laisse entrer des tourbillons de poudre grise. Une violente quinte de toux interrompt son geste.
Lucy voudrait l’aider mais l’air est devenu irrespirable. Aiguillonnée par la peur, elle se dirige vers un escalier qui s’enfonce dans les profondeurs du bâtiment. Elle se trouve dans une espèce d’entrepôt.
Au niveau inférieur, une seconde volée de marches la conduit encore plus bas. Titubant dans un long couloir faiblement éclairé par des diodes de secours, elle essaie d’ouvrir des portes latérales. Toutes sont bloquées sauf une, qu’elle franchit à la hâte car elle a entendu des cris dans son dos.
Elle referme la porte.
Le silence règne, seulement perturbé par le râle pitoyable qui sort de sa gorge brûlée. La jeune femme active la lampe de son téléphone portable pour percer l’obscurité.
La pièce contient quelques caisses en bois, scellées et estampillées " Art Institute of Chicago ". Des tableaux sont disposés dans des boîtes en plexiglas de toutes tailles, alignées sur des chariots.
Lucy devine qu’elle est dans une réserve du musée. Ou bien une zone de transit. L’Institut des Arts de Chicago prête et reçoit régulièrement des œuvres pour des expositions temporaires.
Elle saisit la plus petite de ces boîtes. Son geste la surprend elle-même. Dehors, c’est la fin du monde. Et alors ? Elle a besoin de distraction, dans le sens viscéral du terme. Elle veut se soustraire à cette réalité cauchemardesque.
La boite renferme un curieux panneau, non, trois panneaux qui forment une sorte de livret doré quand on les ouvre.
À la lueur de son téléphone, la jeune femme examine d’un œil critique le Jésus central, un être au corps mal proportionné, aux allures de ver pâle. Son regard glisse sur l’espèce de dindon à droite, que chevauche un chevalier. Un dinosaure, ou un dragon. Bof. Si c’est un dragon, il est aussi mal foutu que le Jésus.
Une torpeur irrésistible s’empare alors de Lucy. Le souffle court, elle s’assied à même le sol, entre deux armoires métalliques couvertes d’autocollants. Elle sert entre ses bras le petit tableau qu’elle a replié.
Puis elle ferme les yeux un instant. Rien qu’un instant.
Quand elle les rouvrira, le monde sera redevenu comme avant. La ville ne sera pas recouverte de cendres, les gaz toxiques ne sèmeront pas la mort à la surface et ne s’infiltreront pas dans les sous-sol pour y tuer les derniers survivants.
Quand elle ouvrira les yeux, Lucy sera dans son bureau au soixantième étage du John Hancock Center, assise devant la baie vitrée baignée de soleil. Elle admirera une fois de plus la courbure argentée du lac Michigan tranchant sur le bleu profond du ciel.
Sa vie reprendra, elle fera des projets, elle voyagera très loin. Elle pourra rêver. Pour l’éternité.
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