Chacun son secret !
de Annick
On dit souvent que tout palais ou toute masure possède une âme. La maison dans laquelle vivaient Claire et Charles était de ces demeures qui ne révélaient rien de l'esprit de leurs habitants. Un de ces pavillons communs dans un lotissement où chaque maison est la copie conforme de l'autre. Se ressembler pour mieux se confondre, se dissoudre, disparaître... se cacher peut-être, chaque occupant fonctionnant de manière identique, comme un pantin mu par des fils invisibles. Une vie bien réglée somme toute, sans accroc, sans grand bonheur non plus.
Quand Charles rentra du travail, il ouvrit la porte sans frapper, alors que d'habitude, il prenait soin de ne pas la surprendre.
- Ho! Tu m'as fait peur, lui dit-elle ! J'ai bien cru qu'il y avait quelqu'un dans le hall d'entrée.
- Tu sembles bien inquiète pour peu de chose, ma chérie ! Tu n'as pas reconnu mon pas ? lui dit-il en posant un baiser sur son front. J'ai passé une journée éprouvante. Mon patron a des exigences de plus en plus grandes.
Il se dirigea vers la chambre à coucher, montant les marches d'un pas pesant.
- J'ai oublié mon portefeuille dans l'une des poches de mes vestes qui se trouvent dans le placard, murmura-t-il.
Elle sembla le retenir d'un geste vague :
- Si tu es épuisé, laisse-moi te l'apporter. Dans quelle veste se trouve-t-il ?
- Dans celle à carreaux, mais je n'en suis pas certain. Je préfère le chercher moi-même !
Elle le suivit, réglant son pas sur le sien, comme une épouse modèle, presque soumise. Il ouvrit la porte du placard en la faisant glisser doucement sur ses rails. Le roulis grinçant fit frissonner la jeune femme.
- Incroyable, bougonna-t-il, tâtonnant à l'aveugle sur les étagères. Je n'arrive pas à mettre la main dessus.- Veux-tu que je t'aide, Charles, suggéra-t-elle, empressée, presque fébrile.
Il poussa un petit cri de surprise :
- Ho! Je jurerais que la valise a remué toute seule. Tu es certaine que la chatte n'est pas enfermée ici ?
- Non, dit-elle, fermement. Je viens de la voir à travers la fenêtre de la chambre. Elle est perchée sur l'une des branches du noisetier. Ne la cherche pas ! Elle n'est pas là. Si la valise est bancale, je rangerai demain cette partie du placard.
Tout à coup, elle porta la main à son front puis prit appui sur les bois du lit. Son visage cependant ne laissait paraître aucune émotion. Il semblait lisse de tout vécu. Son teint pâle rendait cette impression encore plus prégnante.
Elle l'avait vu, son amour, comme un personnage d'une pièce de Feydeau, caché là, au fond du placard de la chambre, derrière le costume de cérémonie de son époux ! Ses boucles brunes attestaient de sa présence dans ce lieu incongru et le mari trompé n'avait rien vu !
Charles venait juste d'arriver quand les amants avaient failli être surpris, enlacés. Par une porte dérobée, Luidji avait eu juste le temps de filer dans la chambre.
- Ah ! S'exclama Charles. Je me souviens ! Je sais où est mon portefeuille. Il se trouve dans le tiroir de mon bureau. Il poussa un soupir de soulagement. Elle soupira aussi en détournant le regard.
Elle descendit l'escalier derrière lui en s'agrippant à la rampe, les jambes flageolantes, le regard perdu. Mais avant, elle avait pris la précaution d'ouvrir la fenêtre pour permettre à Luidji, son prince, de s'échapper par le balcon du premier étage. De là, l'amoureux pourrait tout à son aise sauter sur la pelouse du parc et disparaître dans la nature.
- Tu sais, lui dit Charles, en fourrageant dans le tiroir de son bureau, mon rêve, ce serait de partir loin, très loin pour oublier les contingences de la vie matérielle : mon portefeuille, ma carte bleue, mes factures, mes impôts, mon travail. Ah ! Vivre sans argent sur une île déserte, rien qu'avec toi, satisfaire seulement mes besoins primaires ! J'espérerais presque être un globe-trotter, un va-nu pied, un chômeur !
Il se retourna vers elle, brandissant l'objet tant convoité !
- Pourquoi dis-tu ça ? murmura-t-elle en le regardant par en dessous comme le ferait un enfant qui pose une question à un adulte et dont il sait qu'il n'obtiendra jamais de réponse.
Elle avait l'impression qu'il n'était pas allé au bout de sa pensée, qu'il l'avait laissée là, en suspens, comme il la laissait, elle, balançant entre deux vies, celle espérée et celle qu'elle exécrait quand elle restait seule à attendre qu'il veuille bien se décider à rentrer. Elle releva ses cheveux blonds en un chignon savamment décoiffé qu'elle piqua d'une petite épingle rose. Elle était de ces femmes-enfants, à la bouche mutine, au regard perdu, attendant comme un juste retour des choses, l'attention de son homme, la vraie, celle qui console, qui valorise, qui lui donne enfin une raison d'exister. Elle avait espéré, en vain ! Et ce n'était pas le baiser furtif qu'il consentait à lui donner chaque soir en rentrant du travail, comme par inadvertance, qui pouvait compenser ce manque, cette solitude. Alors, elle avait pris un amant, comme un exutoire.
Il lui sourit en grimaçant.
"Comment lui avouer" se dit-il, le regard coupable, "que je viens d'être licencié, viré par mon patron" ?
A elle, sa tendre épouse ! Comment lui dire que cette aventure avec cette drôlesse n'était qu'une passade, juste une explosion d'hormones mal contenue ! La femme de son boss en plus !
"Comment ai-je pu être aussi immature", pensa-t-il !
Un adolescent n'aurait pas fait pire. Au chômage ! Il était au chômage, mais ce qu'il regrettait le plus, c'était d'avoir trahi sa petite fée intègre. Demain, il lui avouerait tout, avec l'espoir chevillé au corps, au coeur, qu'elle lui pardonnerait. Car il en était certain, elle l'aimait comme au premier jour !
Charles était un homme amoureux. Du moins, il pensait chérir sa femme. Certes, il l'honorait, tactile, fougueux, il jouait avec elle comme on joue avec une poupée. Elle était sa chose, elle lui appartenait. Rien de plus. Il l'aimait à sa manière, celle d'un homme rude, sans grande finesse. Il la désirait sans lui donner la place qu'elle méritait. Elle était là pour lui, elle faisait partie de sa vie mais n'était pas sa vie.
Claire se détourna. La porte du bureau se referma derrière elle. Le silence se fit pesant.
Toutes les portes et fenêtres étaient déjà closes depuis longtemps car la nuit tombait. Exceptée la fenêtre de la chambre, béante, offerte au petit vent frisquet d'un automne précoce qui engourdissait l'atmosphère. La jeune femme vaquait dans la cuisine, occupée à préparer le repas, quand elle vit sa chatte se diriger vers elle. Le félin lissa longuement ses moustaches contre les jambes fines de sa maîtresse.
"Tiens", pensa-t-elle en souriant. "Câline est passée par la fenêtre de la chambre !"
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Chacun son secret ! | Chapitre | 42 messages | 1 an |
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