Chapitre 3 : Son corps lui refusait définitivement cette possibilité

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J’étais heureux de retrouver ma classe en cette rentrée 1947. Je savais que ce serait la dernière pour moi, avant la grande aventure. Je revis Jean-Paul avec plaisir, nous nous tombâmes dans les bras. Il était plutôt pâlichon ayant passé ce mois de vacances chez ses parents, à réviser me semblait-il. Pour ma part, j’étais bien bronzé après quasiment tout le mois d’août dans le sud de l’Ardèche, à nager, faire du canoë et randonner dans les gorges de mon merveilleux département. Il faisait tellement chaud cet été-là, qu’à certains endroits, la rivière Ardèche était presque à sec. Après l’hiver glacial, voilà que nous avions eu la canicule.

Les cours reprirent, avec eux, le bachotage, les colles mais aussi les moments de rigolade, les soirées un peu (trop) alcoolisées au foyer. Pour cette dernière année d’école, il y avait trois options proposées : Avions et engins, Équipements et électronique et Propulseurs. La seconde était celle pour laquelle j’avais le moins d’attirance. Il allait falloir que je trouve au moins un spécialiste du domaine dans mon équipe de projet. Par contre, par quelques astuces de modifications d’emplois du temps, et avec l’appui de l’Ingénieur Général dirigeant l’école, je pus m’arranger pour suivre l’enseignement des deux autres options.

La première faisait la part belle à l’aérodynamique mais aussi aux calculs des structures des avions, que je comptais extrapoler à celles des fusées. Dans cette option, Le cours dispensait de solides notions sur les propulsions à poudres des missiles. Là, j’étais dans mon élément, avec tous les essais que j’avais pu faire les week-ends à l’ENSTA. Je voyais enfin l’application , et encoree de mes connaissances sur les combustions lentes et rapides ainsi que sur les couples combustible/comburant.

L’autre option, sur les propulseurs, m’intéressait aussi partiellement. La conception et l’optimisation des moteurs à hélices me semblaient à mille lieues de mon futur projet. Toutefois, il y eut certains cours, notamment sur les turbo-réacteurs et même sur les moteurs de missiles – forcément - qui me passionnèrent.

J’avais de la chance, Jean-Paul, qui deviendrait mon second par la suite, avait choisi la seconde option sur les Équipements et l’Électronique. Il devint très vite un spécialiste de l’instrumentation embarquée et il tenta même plusieurs fois de m’expliquer le fonctionnement du gyroscope dans un avion. J’avoue que j’avais compris les grands principes mais que j’étais incapable de l’expliquer à mon tour. Indépendamment de notre complémentarité concernant nos options, l’amitié avec lui se développait et nous étions devenus vraiment très proches.

Cette année-là, nous eûmes une semaine de vacances à la Toussaint. À cette occasion, mon ami m’invita dans sa famille, en Champagne. Nous prîmes le train, notre statut de militaires nous donnant des réductions très importantes de Paris jusqu’à Reims. Nous avons tous deux dormi une bonne partie du trajet, encore fatigués des suites de la fête organisée au foyer pour les permissions de novembre. Une fois descendus du wagon, nous nous dirigeâmes vers la sortie de la gare.

Une 4CV flambant neuve nous attendait. Une merveilleuse jeune femme en sortit pour nous accueillir. Je fus ébloui. Certes, il m’avait vanté la beauté de sa sœur mais là, j’en restai bouche bée. Il avait été largement en dessous de la réalité :

  • Waow, quelle belle voiture, sœurette ! Elle est toute neuve ?
  • Oui, on est allé la chercher au garage hier avec Papa. Elle est pour nous deux. Mais toi, à Paris, tu n’en auras pas besoin, pas vrai ?
  • Non, en effet, tu as raison, lui répondit-il. Puis en se tournant vers moi : Robert, je te présente ma sœur, Marie-Madeleine.
  • Grmbleblrfetgstuh, bredouillais-je en rougissant la main tendue vers la sienne.
  • Enchantée moi aussi, Robert me dit-elle en me serrant la main avec un magnifique sourire.

Mon Dieu, cette bouche, ces yeux, ce visage… J’étais ailleurs, totalement. Je compris à cet instant ce qu’était un coup de foudre…

  • Eh ben, je ne pensais pas que tu lui ferais un tel effet, sœurette !
  • Allez, montez vite, qu’on fonce à la maison, sinon, on va être en retard pour le dîner et Mamounette va rouspéter, lui rétorqua-t-elle, sans doute un peu gênée.
  • Ne la faisons pas attendre et encore moins son merveilleux lapin à la moutarde. Tu verras, Robert, ce sont nos propres lapins. C’est un des seuls moyens d’avoir de la viande avec ce rationnement qui continue ! me fit Jean-Paul avec un clin d’œil.

Comme j’étais derrière, je me laissais bercer par le ronron du moteur, tout en regardant la jolie nuque de la conductrice, dévoilée par des cheveux roux, coupés à la garçonne, qui dégageaient ses épaules… Je surpris de temps en temps un regard vers moi dans le rétroviseur. Ses yeux, d’un marron profond, me souriaient. Son regard me berçait d’une douce chaleur, mon cœur battait très vite et pourtant, sans m’en rendre compte, je m’endormis.

  • Allez, debout là-dedans ! me dit mon ami en ouvrant la portière. On est arrivés.

Je recouvrais difficilement mes esprits et sortis de la voiture maladroitement. Je faillis chuter et tombai dans les bras de la sœur qui passait juste devant la porte ouverte.

  • Eh ben mon cochon, tu ne perds pas de temps, railla Jean-Paul.

Une nouvelle fois, je bafouillai mais ne pouvais quitter du regard son sourire éclatant. Elle se mit à rire en nous bousculant un peu. Quel rire délicieux… On aurait dit les perles d’eau d’une cascade.

  • Allez, dépêchez-vous les garçons, on a dix minutes de retard pour le dîner !

La famille habitait une jolie maison bourgeoise, assez lourdement meublée. Jean-Paul m’avait expliqué les origines bretonnes et basques de leur famille, ce qui expliquait les meubles foncés, avec des sculptures assez « imposantes » en parement. Toutefois, l’ensemble était formidablement accueillant, tout comme leurs parents. Je fus intégré dans la famille, en tant que membre à part entière. Je ne savais pas ce que Jean-Paul avait pu leur dire à mon sujet, mais au vu de l’accueil, cela devait être plutôt flatteur.

Le frère et la sœur, dont je me sentais plus proche de jour en jour – et qui semblait-il, me le rendait bien - , me firent visiter la région : la somptueuse cathédrale de Reims, lieu de couronnement des rois de France, encore en travaux de rénovation après son calvaire de la première guerre, la statue de Jeanne-d’Arc dans une de ses chapelles, la colline Sainte Nicaise avec les coteaux des vignes de champagne et tant d’autres merveilles. Nous étions tout le temps ensemble, tous les trois, à mon grand désarroi. J’aurais tué père et mère pour quelques minutes seul avec elle !

Nous passâmes une après-midi dans les caves locales. Je ne sais pas comment j’ai pu regagner mon lit. En me réveillant le lendemain matin, je ne me souvenais plus de rien. Curieusement, comme me l’avaient annoncé mes amis, je n’avais pas la gueule de bois, propriété spécifique du champagne, paraît-il. Le séjour passa beaucoup trop vite. Au bout de quelques jours, nous dûmes reprendre le chemin du retour vers Paris. Après des adieux aux parents, Marie-Madeleine nous ramena à la gare de Reims.

Le frère et la sœur s’embrassèrent longuement sur le quai puis Jean-Paul prit ma valise avec la sienne et monta dans le train, faisant un dernier geste d’adieu à sa sœur. Il me laissa seul avec elle quelques instants. Saisissant l’occasion, je la pris dans mes bras et l’embrassai fraternellement, la serrant contre moi, avec des pensées « plus » qu’amicales… Elle répondit longuement à mon embrassade. Quand nous nous séparâmes, elle attrapa ma tête entre ses mains et déposa un baiser léger sur mes lèvres en me chuchotant :

  • Reviens seul, Robert, sans mon frère.

Manifestement, le coup de foudre avait été réciproque...

Finalement, elle tourna les talons en se dirigeant vers sa voiture. Je ne la quittai pas des yeux jusqu’à ce qu’elle soit au volant, qu’elle quitte la gare et que sa 4 CV disparaisse au loin. J’étais ailleurs, sur un petit nuage. Je descendis sur terre, appelé par Jean-Paul qui me prévenait que le départ du train était imminent. Me ressaisissant, je m’empressai de le rejoindre dans le compartiment où il nous avait trouvé deux places.

Une fois le train parti, comme je semblais perdu dans mes pensées, sans doute en compagnie de Marie-Madeleine..., il me parla sur un ton très sérieux mais sans me regarder, les yeux fixés sur le journal qu’il avait dans les mains :

  • Robert, je peux te parler ?
  • Bien sûr, lui répondis-je, quittant sa sœur à regret.
  • Tu sais, ma sœur m’a dit que tu lui plaisais beaucoup. Si c’est réciproque – à voir ton regard enamouré dès que tu poses tes yeux sur elle, ça semble l’être -, fonce. Sinon, il faut que tu me le dises, je ne veux pas qu’elle se fasse des illusions pour rien.
  • Jean-Paul, je crois bien que j’aime ta sœur…

Il me regarda, une joie immense se lisait sur son visage :

  • Merde, si on n’était pas en public et si tu n’étais pas un mec, je t’embrasserais, Robert ! On va être beaux-frères !

Il s’emballait, Jean-Paul, mais je ne voulus pas le décevoir, pas maintenant. Certes j’aimais sa sœur, mais de là à penser mariage, il allait quand même un peu vite en besogne, le garçon… Je lui répondis par un grand sourire en posant ma main sur son bras. Les autres voyageurs nous regardaient bizarrement. Je leur fis mon plus beau sourire avant de me replonger moi aussi, dans le journal du jour.

Le reste du trimestre passa très vite. Avec Marie-Madeleine, nous avions échangé une correspondance devenant de plus en plus enflammée au fil des semaines. J’attendais les permissions de fin d’année avec impatience puisque nous devions nous retrouver quelques jours à Paris, entre Noël et le nouvel an.

Elle vint me récupérer, devant l’École, boulevard Victor. Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre et cette fois-ci, ses lèvres ne firent pas qu’effleurer les miennes. Notre baiser fut à la fois tendre et passionné, sous les sifflets et bravos de quelques camarades aux fenêtres de Supaéro. Au bout d’un temps infini, nous nous séparâmes et, me prenant par la main, elle m’entraîna pour que je pose mon sac dans la chambre d’hôtel qu’elle avait réservée pour nous deux. Je fis un geste de la main, mi amusé mi énervé à mes collègues, puis nous prîmes la jolie 4CV qui nous avait déjà emmenés de la gare de Reims à leur maison familiale. Marie semblait tellement à l’aise au volant de cette voiture, circulant dans Paris, elle m’impressionnait. Elle se faufilait entre les bus, les tramways, les autres voitures et les bicyclettes, comme si elle avait fait ça toute sa vie.

Elle me dirigea vers un petit hôtel, proche de la place de Clichy, dans une rue peu passante.

  • Ah, voilà votre mari, dit la femme à l’accueil de l’hôtel.

Visiblement, une femme seule à l’hôtel, ça ne se faisait pas. Alors qu’un couple marié, quoi de plus normal !

Nous nous embrassâmes dans l’ascenseur, puis arrivés dans la chambre, nous roulâmes sur le lit, toujours embrassés, enlacés.

  • Attends, Robert, prenons notre temps. Allons d’abord visiter Paris puis manger quelque part. Nous avons trois jours rien que pour nous.

Que répondre à ça ? Bien sûr ! Elle me fit visiter le Paris qu’elle aimait, la Butte Montmartre, le Quartier latin, l’île de la Cité. Nous écumâmes les bars et les brasseries, trouvant quelques lieux qui, visiblement, avaient réussi, par miracle ou ingéniosité du patron, à s’affranchir du rationnement et passâmes trois jours de bonheur absolu.

Lors de notre premier repas en amoureux, elle m’avait fait part de sa grande tristesse à l’idée de ne jamais avoir d’enfant. Pour cette raison, elle s’était plongée corps et âme dans les études et le travail. Elle œuvrait d’ailleurs sur un projet assez secret, dont elle ne m’avait rien dit, sinon le nom de code : « Gerboise bleue ». Marie y travaillait avec des sommités scientifiques, telles Frédéric Joliot-Curie et sa femme Irène, fille de Marie Curie. Vraiment une sacrée femme, cette Marie !

L’explication de sa stérilité était venue plus tard durant notre séjour parisien : elle avait eu des kystes aux ovaires, qu’on avait dû lui enlever quand elle avait vingt ans. En soi, cela ne me dérangeait absolument pas. Avec ce que je voyais s’ouvrir devant moi comme carrière, un enfant – si ce n’était plusieurs – n’aurait pu avoir une place. Au vu de ce qu’elle m’avait raconté de ses propres projets, on était tous les deux sur la même longueur d’onde.

Je n’en revenais pas de cette sensation extraordinaire de retrouver une autre moitié de soi-même. Au risque de passer pour un cinglé, il fallait que je lui dise.

  • Marie, tu vas certainement me prendre pour un fou, mais…
  • Je devine ce que tu vas me dire Robert.
  • Vraiment ?
  • Oui. Tu as l’impression qu’on s’est reconnus, que tu as retrouvé la moitié de toi qui te manquait ?

Là, elle m’avait scotché, comme si elle avait lu dans mes pensées…

  • Je ressens la même chose, mon chéri… Exactement la même chose !

J’ai pris ses mains dans les miennes et je crois ne pas les avoir lâchées avant très longtemps. Je comprenais mieux pourquoi notre rencontre s’était passée de façon à la fois aussi simple mais aussi extraordinaire. Ses mains se trouvaient encore dans les miennes quand elle a prononcé ces mots :

  • Tu sais Robert, le plus terrible, ce n’est pas d’être dans l’impossibilité d’avoir des enfants…
  • Non ?
  • Non, ça, j’en ai fait mon deuil, et comme on le disait, avec les activités professionnelles qui nous attendent, je pense qu’on n’aurait pas la capacité, ni toi ni moi, de nous en occuper correctement, non, ce n’est pas ça…

Je ne voyais pas du tout où elle voulait en venir

  • Dis-moi, mon amour…
  • Il faut que je te parle d’une chose qui m’est arrivée quand j’étais très jeune, quinze ans, non, seize ans…
  • Oui ?

Je sentais bien que cette partie de sa vie était difficile à raconter. Elle avalait fréquemment sa salive et je voyais les coins de ses yeux s’humidifier. Autant que possible, j’essayais de l’encourager.

  • J’ai fréquenté un garçon, Marcel, un voisin… Et puis je suis tombée enceinte
  • Evidemment, je ne pouvais pas le garder…

Je la laissai parler, lui envoyant plein d’amour par le biais mon regard.

  • Avec Maman, on a été voir une dame dans un village pas très loin de chez nous. Je me souviens encore de la couleur de la toile cirée de sa cuisine.

Je sentais qu’elle revivait la scène, qu’elle voyait tout, qu’elle se souvenait de toutes les sensations, les odeurs…

  • -Je ne sais plus ce qu’elle m’a fait boire, mais je me rappelle, de la douleur intense, comme si on m’ouvrait en deux, quand elle a entré son aiguille à tricoter en moi.

Je lui ai serré les mains, un peu plus fort. Ses larmes coulaient maintenant, mouillant ses joues. Mes yeux aussi se remplirent de larmes

  • Je ne me souviens plus trop de la suite, si ce n’est que j’ai saigné, beaucoup. Maman m‘a dit de ne jamais en parler à personne. Cette dame risquait de la prison pour ce qu’elle avait fait. Tu te rends compte ? De la prison pour aider des jeunes filles…

Vu comme ça, effectivement... À l’époque, plusieurs avorteuses, des « faiseuses d’ange » comme on le proférait également, avaient fini en prison. Elles ne faisaient qu’aider les femmes, les jeunes femmes, les jeunes filles qui ne pouvaient pas, souvent faute de mari, avoir d’enfant.

  • Merci de partager ça avec moi, Marie… lui dis-je, les yeux embués de larmes. Je vois bien que ça n’est pas facile de faire remonter ces souvenirs…
  • Non, ils sont douloureux en effet, mais à toi, je sais que je peux tout te raconter, mon chéri, tu es comme une partie de moi-même, fit-elle en serrant mes mains plus fort. J’ai bien vu que tu étais ému, toi aussi…
  • Oh mon amour, je t’aime tellement !

Quelle terrible situation. Elle avait pu être enceinte quand elle ne le voulait pas et maintenant qu’elle pouvait y penser, qu’elle avait un travail stable, un amoureux — même si nous n’étions qu’aux prémices de notre histoire et que nos projets professionnels ne semblaient pas compatibles avec un enfant —, son corps lui refusait définitivement cette possibilité.

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