L’année 1953 confirma bien ce que Marie avait commencé à sentir quelques mois auparavant : le CEA s’orientait clairement vers des développements militaires de l’atome. Même si la seconde pile Zoé avait divergé[1] dans le tout nouveau centre de Saclay, la priorité était donnée à la production de plutonium. L’appel de Stockholm était resté vain et l’éviction de Frédéric Joliot-Curie avait permis ce changement de stratégie. Il commençait à se dire dans les milieux scientifiques internationaux qu’on allait sans doute avoir, dans quelques années, la capacité de détruire notre planète tout seuls, comme des grands.

C’était d’autant plus inquiétant que la situation internationale ne semblait pas s’apaiser. Pourtant, un espoir voyait le jour avec le décès de Staline en mars et l’arrivée au pouvoir de Nikita Krouchtchev, dont une des premières mesures fut une large amnistie. Fait étonnant qui montrait bien un changement profond, la Pravda se déjugea elle-même en dévoilant que le procès dit du « complot des blouses blanches » annoncé en gros titres en février dans ce même journal, n’était finalement qu’une machination… À la suite de ces changements en URSS, un vent de révolte souffla en Tchécoslovaquie et en Allemagne de l’Est. Ces deux peuples voulaient leur part de libéralisation, eux aussi. Marie s’enthousiasmait pour cette évolution apparente de l’URSS, porteuse de beaucoup d’espoirs pour les peuples d’Europe de l’Est.

Notre Général, quant à lui, prit position clairement contre la CED lors d’une conférence de presse, craignant une perte d’autonomie du pays au sein de l’Europe en construction. Cela éclipsa le décès d’un des plus grands guitaristes : le 16 mai Django Reinhart partit jouer définitivement de la musique dans un autre monde.

Cette deuxième quinzaine de mai, on aurait presque pu se voir avec Jean-Paul : il était venu en Algérie, sur le terrain d’aviation de Maison Blanche au sud d’Alger pour une exhibition d’acrobaties aérienne de quatre avions de son escadrille, des Républic-F84 G. C’est ce jour-là que le commentateur avait, pour la première fois, parlé de la « Patrouille de France ». Une appellation qui allait devenir célèbre dans le monde entier. Malheureusement, Jean-Paul était venu juste pour quelques jours. Il était très occupé avant et après le show aérien sans compter que, dans le même temps, il y avait eu une tempête de sable à Hammaguir, nous empêchant de sortir pendant plusieurs jours. Une occasion ratée… Je n’imaginais pas, à ce moment-là, qu’on se reverrait dans des circonstances beaucoup moins plaisantes, plus tard dans l’année.

Les échanges avec Marie, cette année-là, portèrent également beaucoup sur la décolonisation qui se poursuivait cette année-là : la République d’Egypte fut proclamée le 18 juin par le général Naguib, 13 ans après l’appel du notre, de Général. Les troupes britanniques commencèrent à quitter le canal de Suez, lieu stratégique mondial par excellence. Une bonne nouvelle tomba aussi en provenance de Corée : l’armistice avait été signé à Pammunjeom fin juillet. Enfin une guerre qui prenait fin. Côté français, pas très loin, la guerre d’Indochine se poursuivait avec des opérations aux curieux noms d’animaux (Brochet, Mouette puis Castor) qui allaient se poursuivre toute l’année 1953. Personne n’en voyait le bout et les morts s’accumulaient des deux côtés… Pourquoi ? Pour qui ? Quelqu’un le savait-il ?

Durant l’été, l’état de santé de la mère de Marie, malade depuis longtemps, s’aggrava brusquement. Malgré les séances de radiothérapie, conseillées par sa fille qui avait rassuré toute la famille sur les dangers de cette technique, les cellules cancéreuses avaient essaimé un peu partout. Elle avait été placée sous morphine pour ne pas souffrir. Marie prit des congés spéciaux, elle qui n’en prenait que très peu à part pour que l’on se retrouve tous les deux, pour être auprès de sa mère. Dès que je le pus, entre deux essais de Véronique, je profitais d’une navette militaire - un Languedoc du Groupe de Transport et de Liaisons Aériennes I/60[2]. - qui remontait à vide d’Alger jusqu’à Paris. Mon statut d’officier et de chef de projet Véronique, outre le fait que je connaissais le mécanicien de bord qui était un ancien de SupAéro, m’avait donné accès à un moyen de transport normalement réservé aux personnalités politiques et militaires. J’avais eu beaucoup de chance, d’autant plus qu’il s’agissait de l’un des rares modèles équipés des nouveaux moteurs SNECMA de 1600 chevaux chacun… On avait gagné presque une heure sur la durée de trajet habituelle.

J’atterris à Villacoublay et là, une voiture militaire m’emmena jusqu’à la gare de l’Est, pour prendre un train direction Reims, où Jean-Paul vint me chercher. Après nous avoir quitté pour des raisons familiales – la santé de sa mère qui était plus que déclinante – il avait été affecté à la base aérienne 112 Reims -Champagne, qui était beaucoup moins loin de chez ses parents à Suippes qu’Hammaguir, effectivement… Jean-Paul était l’un des officiers mécaniciens de la 3ème escadre de chasse.

• Robert, c’est gentil d’être venu.
• C’est normal, Jean-Paul, ta famille c’est aussi celle de Marie, donc la mienne.
• C’est vrai, Maman m’a parlé encore de votre « non-mariage » une des dernières fois où elle a été consciente… Elle m’a parlé de vous deux, de l’Ardèche, de tes parents, je ne sais pas si elle se souvient de ce qui s’était passé vraiment...
• Comment va-t-elle ?
• J’ai bien peur que ce soit la fin. Les médecins ne nous ont laissé aucun espoir.
• Mince... Et comment va ton père ?
• Il tient le coup. Il tiendra jusqu’au bout mais je pense qu’il va s’écrouler après.

Nous arrivâmes devant la maison de ses parents. Marie était devant le pas de la porte et m’attendait. Elle se jeta dans mes bras :

• Oh Robert…
• Je suis là, Marie, lui dis-je en la serrant dans mes bras.

Elle s’effondra en larmes contre mon cou.

• Jean-Paul t’a dit ? hoqueta-t-elle entre deux sanglots. C’est bientôt la fin. Mais au moins elle ne souffre plus. Papa m’a dit que les deux dernières semaines ont été horribles. Il a été obligé de se fâcher et de faire intervenir ses connaissances à la direction de l’hôpital d’Amiens pour qu’ils arrêtent de s’acharner sur elle et qu’ils s’occupent enfin de sa douleur. Je ne comprends pas ce besoin de vouloir soigner à tout crin…
• C’est leur métier, Marie, soigner…
• Oui, mais pas à ce prix là. Quand ça ne sert plus à rien, il faut soulager le patient, pas s’obstiner à des traitements douloureux et épuisants.
• Je sais, Marie…

Sa mère était vraiment méconnaissable. Elle n’avait plus que la peau sur les os, mais semblait apaisée, calme. C’est tout juste si on n’imaginait pas son petit sourire narquois…

• Elle a l’air bien… Mais elle n’est déjà plus là, me dit Jean-Paul.
• Elle est bourrée de morphine, renchérit Marie.

Son père m’accueillit aussi chaleureusement qu’il le put. Nous restâmes un long moment, dans les bras l’un de l’autre, sans rien se dire. Puis, il me laissa, et retourna, le dos rond veiller son épouse chérie. Nous nous relayâmes pour ne jamais le laisser seul et gérer la logistique. Deux jours après mon arrivée, avec sa fille et son mari à son chevet, elle partit paisiblement, dans un léger soupir, au milieu de la nuit.

Au petit matin, nous nous retrouvâmes tous les trois pour le petit déjeuner le plus triste qu’il m’ait été donné de vivre. Madeleine avait été tellement joyeuse et enjouée toute sa vie, tellement heureuse de vivre. Sa disparition laissait un vide immense.

Les obsèques furent sobres, simples, en lien avec ce qu’elle avait été. L’église de Suippes était pleine à craquer. Tout le monde était en larmes. Malgré la volonté qu’elle avait exprimée d’être incinérée, ainsi qu’une loi en vigueur datant de 1887 l’autorisait, elle fut simplement enterrée, victime de l’interdiction de la crémation par l’Eglise catholique. Son mari et ses enfants n’avaient pas eu la force de lutter contre les foudres du curé qui avait promis l’enfer aux cendres de Madeleine.

Il pleuvait ce jour-là, comme pour ajouter les larmes du ciel à celles de la famille et des amis. Le retour à leur maison, à pied, fut long et décidément bien lugubre. Des amis de la famille avaient préparé un petit buffet pour remercier les proches de leur présence. Le père de Marie et Jean-Paul faisaient encore bonne figure, passant de bras en bras pour des accolades pleines de chaleur. Mais nous qui le connaissions, avions noté qu’il n’avait plus cette petite lumière dans les yeux. Sa joie s’était envolée en même temps que son épouse. Comment allait-il pouvoir continuer sans celle qui l’avait accompagnée durant près de 40 ans ?

Plus tard, il le dit d’ailleurs à ses deux enfants :

• Vous savez, mes enfants, je ne sais pas si je vais avoir la force de continuer…
• Mais papa, on est là nous ? firent-ils en chœur.
• Je sais, mais vous êtes grands, vous n’avez plus besoin de moi.
• Si, on aura toujours besoin de toi ! répondirent-ils toujours tous les deux, ensemble.
• Je suis fatigué… si fatigué…
• Repose-toi, on va s’occuper de tout.

Marie et moi finîmes par repartir, tandis que Jean-Paul resta quelques jours de plus. Il reviendrait tous les week-ends, nous promit-il. Il avait proposé à son père de leur trouver, pour tous les deux, une maison à proximité immédiate de la base de Reims-Champagne, mais celui-ci avait refusé. Il ne voulait pas quitter cette maison où il avait été si heureux.

1953 se termina ainsi, tristement avec toujours ces tensions internationales, notamment autour d’Israël avec de plus en plus d’actions violentes et meurtrières d’une certaine « unité 101 » israélienne qui ne laissait aucun attentat palestinien impuni. Seule éclaircie dans cette fin d’année particulièrement morose, le discours du président Eisenhower qui lança le projet « Atom for Peace » dans un discours aux Nations Unies début décembre. À cette occasion, il proposa la création d’une agence internationale chargée de contrôler l’utilisation des matières nucléaires. Cette agence allait-elle avoir suffisamment de poids pour contrôler aussi des pays tels que les USA ou l’URSS ? Aurait-elle des moyens coercitifs pour éviter la prolifération des armes atomiques partout dans le monde ? Rien n’était moins sûr. Marie avec qui j’en avais discuté longuement au téléphone se faisait assez peu d’illusions sur le sujet…

[1] Divergence : on parle de divergence dans une réaction nucléaire quand celle-ci est en augmentation. La réaction nucléaire produit des neutrons mais en utilise aussi. Quand elle en produit plus qu'elle en utilise, on parle de divergence. Quand elle en produit moins qu'elle en utilise, on parle de convergence. Dans ce cas-là, la réaction finit par s'arrêter.

[2] Groupe de Transport et de Liaisons Aériennes I/60 qui allait devenir le GLAM. C’est un groupe de transport aérien dédié aux personnalités ministérielles et militaires.