Chapitre 18 : Une seule fois suffirait…

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En 1956, les événements d’Algérie devinrent réellement la « guerre d’Algérie ». Cela débuta en janvier avec la démission de deux généraux pour protester contre la lenteur de l’envoi de renforts de troupes. Ça commençait à rouspéter sérieusement au sein de la Grande Muette. Le président du conseil des ministres, Guy Mollet, venu en Algérie, fut conspué par les pieds noirs et reçut des objets divers, dont, semble-t-il, des œufs pourris, des tomates et d’autres légumes pas forcément frais. Devant la manifestation des Algérois, il finit par céder : au lieu d’un gouverneur général - comme la Tunisie et le Maroc avant le processus d’indépendance ou d’autonomie -, il y aurait un Ministre-résident en Algérie. Toujours sous la pression, c’est un député socialiste, ancien résistant de la première heure, qui fut nommé à ce poste. Mais c’était également un fidèle partisan de l’Algérie française et un des plus farouches opposants au FLN. Il avait dit à tout le monde tout le mal qu’il pensait de ceux qui, en métropole ou dans les couloirs de l’ONU, faisaient preuve d’indulgence vis-à-vis de ces attentats et assassinats perpétrés par le FLN.

Sa nomination fut saluée par certains militaires présents à Hammaguir mais accueillie avec un peu plus de circonspection par beaucoup d’autres. Il n’était pas certain que son arrivée soit un signe d’apaisement, mais plutôt de durcissement de la répression anti-indépendantiste. Dans le même temps, les harkas furent créées, composées d’Algériens partisans de l’Algérie française. L’Assemblée nationale, là non plus pas forcément dans le cadre d’une certaine détente, vota les pouvoirs spéciaux au gouvernement, pour faire face à la situation.

Quasiment simultanément, le 20 mars l’indépendance fut accordée à la Tunisie par la signature du protocole franco-tunisien. Ce protocole mettait fin au traité du Bardo de 1881 qui instituait le protectorat français en Tunisie. Une fois l’assemblée constituante élue, Habib Bourguiba en fut nommé président par acclamations. Quel contraste entre les deux voisins…

J’appris par Marie le décès d’une des grandes figures de la chimie, de la radiochimie et de la physique. Le 17 mars, Irène Joliot-Curie, fille de Marie Curie, nous avait quittés pour rejoindre les étoiles. Elle avait travaillé de trop près avec les rayons X, le polonium, finalement emportée par une leucémie aiguë, comme sa mère avant elle. Marie avait travaillé avec elle et son mari, Frédéric Joliot-Curie sur les tous débuts de la pile Zoé. Quelques jours plus tard, des funérailles nationales lui furent organisées. La nation lui rendit un hommage chaleureux et ému. Marie me raconta la cérémonie en détails et me dit que nombreux étaient celles et ceux qui pleuraient sur le passage de son cercueil. Elle s’avérait une scientifique hors pair, doublée d’une femme engagée politiquement. D’abord contre le fascisme, dès 1934, elle essaya même de convaincre, sans succès, Léon Blum d’envoyer des troupes aux côtés des républicains espagnols contre le franquisme. Pacifiste convaincue, elle avait signé l’appel de Stockholm avec son mari, pour limiter les usages de l’atome au domaine civil, sans réel succès, il faut bien l’admettre. Féministe, elle avait également lutté pour que les femmes soient admises à l’Académie des sciences, mais sans résultat immédiat. Toutefois, une de ses élèves serait la première femme admise dans cette institution en 1962.

Alors que tout semblait se passer dans le calme et la sérénité pour la Tunisie voisine, le gouvernement français décida mi-avril de rappeler encore 70000 réservistes pour les affecter en Algérie, sans que cela ne change quoi que ce soit au climat délétère dans ce département. Pire, deux dirigeants indépendantistes modérés ainsi que le représentant des oulémas (théologiens de la foi musulmane) se rallièrent au FLN avant la fin avril. La tension ne redescendait pas côté français : des étudiants et des organisations patriotiques manifestèrent contre le décret du 17 mars permettant l’accès à la fonction publique des musulmans. Ils en rendaient le Ministre-résident responsable et le jugeaient trop libéral. Cette escalade ne présageait rien de bon…

Comme si cela était nécessaire, près de quatre-vingts personnes furent massacrées par des soldats français dans la presqu’île de Collo, à Benj Oudjehane. Peu après, en représailles les soldats du 9e RIC furent pris en embuscade à Palestro. Bilan : dix-sept soldats appelés du contingent tués et quatre faits prisonniers. Dans l’opération militaire de ratissage consécutive, il y eut quarante-quatre personnes tuées. Les 26 et 27 mai, c’est toute la Casbah d’Alger qui fut investie par l’armée et la police, des milliers de suspect arrêtés et interrogés par les forces françaises.

Pour envenimer encore un peu la situation algérienne, deux membres du FLN furent exécutés dans la cour de la prison de Barberousse à Alger. Ils avaient été condamnés à mort. Et pourtant, le développement économique local prit un nouveau tournant avec la découverte d’un gisement de pétrole important à Hassi Messaoud, dans le Sahara. Ce gisement, dans le contexte de nationalisation du canal de Suez par la nouvelle république égyptienne de Nasser et de guerre froide entre les deux superpuissances devenait stratégique et allait (peut-être) permettre à la France de conserver son indépendance énergétique. Une partie de la garnison assurant notre sécurité partit ainsi là-bas sécuriser le périmètre de peur que le FLN ne vienne y commettre des exactions. Heureusement que nos relations avec la population locale étaient bonnes. Voir partir la moitié de nos effectifs de défense d’un coup n’avait rien de rassurant.

En août, des « contre-terroristes » de l’ORAF (Organisation de Résistance pour l’Algérie Française) commencèrent aux aussi à commettre des attentats. Une bombe dans la casbah d’Alger fit quinze morts et une quarantaine de blessés le 10 août. Si tout le monde se mettait à faire sauter des bombes, comment cela allait-il se finir ?

L’escalade se poursuivit avec les explosions liées aux actions du FLN au Milk Bar et à La Cafétéria qui firent quatre morts et cinquante-quatre blessés. En octobre, le pompon : une section de l’armée française tomba dans une embuscade tendue par un groupe de la « force K », un contre-maquis kabyle… armé par nos propres services de renseignements ; bilan : deux hommes tués et six autres blessés. Curieusement, nous étions loin de toute cette agitation et de cette violence. Seule la tension élevée chez les soldats assurant la protection de la base et les nouvelles qu’ils nous transmettaient nous la faisaient un peu percevoir.

Plus tard, en novembre, dépité, je racontai à Marie cette escalade absurde de la violence entre FLN, armée française, puis contre-terroristes de l’ORAF, puis maintenant un « contre-maquis » armé par les français. Leur imagination et leur soif de victoire (visiblement improbable) semblaient sans limites.

  • Ils sont devenus fous, Marie. Ce pays était tellement beau avant… Il y avait cette douceur de vivre, ce calme…
  • Ils luttent pour leur liberté, Robert. Tu te souviens de tes années de résistance contre l’envahisseur nazi ?
  • Oui, mais je ne vois pas le rapport…
  • Au FLN, ils luttent eux aussi contre l’envahisseur français. Je sais que ce n’est pas pareil et pas facile à admettre, mais la France en Algérie en ce moment est un peu comme l’Allemagne nazie en France en 40-44…
  • Quand même, Marie, la comparaison est osée…
  • Réfléchis, Robert…. Est-ce qu’ils ont demandé qu’on vienne ? Est-ce que la France ne leur impose pas des lois, des règles qui vont à l’encontre de leurs traditions ?
  • On leur a quand même apporté la civilisation, la médecine, l’éducation…
  • La civilisation, tu plaisantes ?
  • Ben non….
  • Tu te souviens qui a inventé le zéro ?
  • Non….
  • Il a été inventé par les Arabes, Robert, alors qu’on en était encore aux chiffres romains… Tu imagines le progrès ?
  • ….

En effet, sans le zéro…. Pas de chiffres décimaux et tellement d’autres possibilités mathématiques. Elle avait marqué un point…

  • Tout de même, avec la médecine moderne qu’on leur a apportée, ils vivent plus longtemps, non ?
  • Plus longtemps, mais sont-ils plus heureux qu’avant l’arrivée de la France ? Est-ce qu’ils ne sont pas en permanence sous le joug des colons français ?
  • Quand même, le joug, tu y vas fort…
  • Tu as vu beaucoup de propriétaires terriens arabes avec des ouvriers français ? Qui vit dans les taudis de la casbah ? Les Français ?

J’ai pensé un instant lui rétorquer que la France n’avait pas massacré d’Algérien, contrairement aux Allemands lors de l’occupation et puis, me revint en mémoire l’histoire de la conquête de l’Algérie par la France : entre 1830 et 1850, près d’un tiers de la population du pays disparut, massacrée, affamée par l’armée française. Sans compter l’épidémie de choléra de 1870 qui, conjuguée à une nouvelle famine avait fait à nouveau près d’un million de victimes. Tu parles qu’on leur avait apporté la santé… Elle avait raison, il fallait bien l’admettre… Mais quand même, c’était dur à avaler…

  • Je sais, tu as sans doute raison, mais comment justifier l’attentat au Milk Bar ? Celles et ceux qui buvaient un coup n’étaient pour rien dans les rafles de la Casbah...
  • Tu as raison. Mais rien ne justifie non plus ces bombes de l’ORAF.
  • Absolument, rien ne justifiera jamais aucune bombe contre des civils...

Et puis, elle m’apprit ce que je n’avais pas relevé, obnubilé que j'étais par l’actualité algérienne : le soulèvement des républiques du Pacte de Varsovie, notamment la Hongrie et la Roumanie. Elle me raconta comment le peuple hongrois avait fait face aux chars soviétiques lors de l’insurrection de Budapest, l’arrivée au pouvoir de Imre Nagy et Jànos Kàdàr, la création des conseils ouvriers, la fin du parti unique. Elle me dit aussi avec émotion ce qu’elle avait ressenti quand Imre Nagy avait exigé et obtenu le retrait des troupes soviétiques de Hongrie. Et puis, en pleurs, elle me parla de cette confiance trop grande dans le soutien occidental, la déclaration de neutralité de la Hongrie ainsi que sa sortie du Pacte de Varsovie beaucoup trop rapide. Deux jours plus tard, les chars russes revenaient dans le pays et une répression féroce s’exerçait, faisant près de 30000 morts. La Hongrie était retournée dans le giron soviétique… Le vent de liberté avait soufflé, brièvement. Il s’était dissipé aussi vite qu’il était apparu…

Elle me fit part aussi de la crise du canal de Suez. Cette crise avait débuté, lors de l’indépendance de l’Egypte par le refus des USA de financer le barrage d’Assouan. Cet ouvrage colossal devait assurer une bonne partie des besoins d’électricité de la nouvelle république dirigée par Nasser. Les accords russo-égyptiens avaient été le motif de refus de financement des USA. En représailles, l’Egypte avait nationalisé le canal de Suez. Malgré le désaveu des Etats-Unis, un accord fut conclu entre la France, la Grande-Bretagne et Israël. Le 29 octobre, des troupes israéliennes pénétrèrent en Egypte et avancèrent vers le Sinaï.

Il s’ensuivit un imbroglio juridico-politique aux Nations Unies : un ultimatum franco-britannique exigea le retrait des troupes égyptiennes et israéliennes. L’Egypte refusa. Les Etats-Unis demandèrent au conseil de sécurité de condamner l’attaque israélienne, la Grande-Bretagne et France opposèrent leur véto. Le 1er novembre, les aviations franco-britanniques bombardèrent les aéroports égyptiens, détruisant plus d’une centaine d'appareils. En représailles, Nasser expropria les Français et Britanniques et expulsa tous les Juifs originaires de ces deux pays. Une résolution fut votée à l’ONU, conjointement par les USA et l’URSS, exigeant l’arrêt des combats. Malgré cela, les 5 et 6 novembre, des parachutistes français et britanniques sautèrent sur Port-Saïd et marchèrent vers le canal de Suez. Les USA multiplièrent les pressions sur la livre sterling pour contraindre le premier ministre à un cessez-le-feu. Finalement, sous les pressions conjointes des deux superpuissances et de l’ONU, les deux pays acceptèrent d’évacuer Port Saïd. Enfin, le 15 décembre, les troupes des Nations-Unies occupèrent la zone du canal afin de la sécuriser. Sans doute l’un des derniers soubresauts de pays possédant un empire colonial et « fâchés » de devoir rendre des comptes ou dépendre de leurs anciennes colonies… Le monde changeait mais ils refusaient de le voir.

  • Oh Robert, le monde est devenu fou !
  • Un peu plus fou chaque jour...
  • Quand je pense que je vais participer à donner les moyens à la France d’avoir la bombe atomique...
  • C’est pour la dissuasion, Marie, l’objectif c’est de l’avoir pour ne pas s’en servir.
  • Ça, c’est la théorie, Robert, quand on l’a on ne sait jamais ce qui peut arriver. Il suffit d’un fou arrivant au pouvoir dans un pays détenteur de la bombe.
  • On ne s’en rendra pas compte Marie…
  • C’est pas drôle, Robert !

Non, ce n’était pas drôle du tout en effet. Le monde devenait fou et armé jusqu’aux dents avec des armes de destruction massive. On allait pouvoir détruire la planète plusieurs fois. Une seule fois suffirait…


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