Avec Marie, nous nous sommes retrouvés à Annonay pour le réveillon. Quelques heures avant de revoir nos amis - dont son frère, Paulo et toute sa petite famille ainsi que mes parents - nous avons pris le temps de tendres retrouvailles, dans un petit hôtel en bas dans la vallée. Une fois nos sens apaisés, sa tête posée contre ma poitrine, nous parlions de choses et d’autres :

• Tu as vu, Marie, les coups d’État se poursuivent en Afrique ?
• Ah bon ? Non, je n’ai pas vu… Tu sais, on a un peu la pression pour avancer le chantier des deux réacteurs de Saint-Laurent. Avec la croissance économique, les besoins en énergie des entreprises augmentent vite et EDF a du mal à suivre côté production d’électricité. Avec ces deux nouveaux réacteurs, on va ajouter 900 MW électriques sur le réseau. Ça donnera un peu de temps pour respirer. Encore des gouvernements renversés, tu dis ?
• Oui, au Burundi et puis un second au Togo qui cette fois-ci a réussi, après un raté en novembre.
• Eh ben, ça en fait combien en 2-3 ans ?
• Je ne sais pas, j’ai perdu le compte…
• Et toi, comment ça se passe, tes fusées ?
• Écoute, normalement, on envoie deux singes dans l’espace en mars.
• Avec Véronique ?
• Non, avec des fusées Vesta, elles sont plus puissantes.
• Et fiables ?
• Ben oui, on les a qualifiées l’année dernière. Ne me porte pas la poisse, s’il te plait.
• Moi je te porterais la poisse ?
• Nooon, je plaisante, tu ne fais que me porter bonheur, Marie. Même quand ça merde, je suis heureux puisque tu m’aimes.

Vous avez remarqué la pirouette là ? Je deviens pas mauvais, non ? Bon, Marie les voit aussi donc je ne fais pas trop le malin…

• Tu t’en sors bien Robert.

Je vous l’avais dit qu’elle les détectait à cent mètres, mes pirouettes…

- Donc Vesta est une plus grosse fusée, plus puissante et puis normalement on doit aussi tirer deux fusées Diamant pour envoyer deux autres satellites géodésiques[1]. On devrait même commencer par ça, dès février.

• Décidément, les mois de février sont riches en évènements !
• Oui, l’année dernière a été bien dense. J’ai eu mal aux cheveux plusieurs fois
• J’ai cru comprendre, oui, me dit-elle en riant.
• Pour changer de sujet, tu as vu ce qui se passe en Chine ? Avec les Gardes rouges…
• Oui, comme on avait suggéré l’autre fois, ils essayent de redynamiser le parti.
• Tu parles, ils ont fermé les universités et renvoient tout le monde aux champs.
• Ça peut être pas mal que les intellectuels fassent aussi des travaux manuels, non ?
• Oh toi, tu as été « contaminée » par des communistes du CEA…
• Pas du tout, qu’est-ce qui te fait dire ça ?

Terrain glissant mais tant pis, il y a des choses que je dois affirmer. Ce n’est pas grave qu’on ne soit pas d’accord sur tout. Le ton de sa voix s’est quand même durci… Elle n’aime pas trop quand je la pousse dans ses retranchements.

• Tu crois que c’est une bonne idée, pour un pays à la traîne économiquement et industriellement d’envoyer ses intellectuels aux champs ? Tu crois qu’ils vont s’en sortir comme ça ? Quelle recherche ? Quelles applications de la science ?
• …
• Tu ne dis plus rien, Marie ?
• Je réfléchis…
• Ah ?
• Tu as raison, Robert…

Ayons le triomphe modeste, ce n’est pas le moment de trop la ramener quand même.

• Merci Marie.
• Tu as noté ?
• Quoi ?
• Que je reconnais que tu as raison ?
• Oui, j’ai noté et je t’ai même dit merci.
• Tu vois, tout évolue…
• Comme tu dis… sauf mon amour pour toi.
• Je sais Robert, c’est pareil pour moi.

Puis, nous avons rejoint tout le monde. La soirée a été joyeuse et animée, surtout avec les deux garçons de Paulo et Josiane qui avaient été gâtés par tous les adultes présents. Jean-Paul, le frère de Marie, s’était aussi joint à nous, la base aérienne de Salon-de-Provence n’étant finalement pas très loin d’Annonay. Seul mon frère Marc était absent. Il était heureux, il assistait à la représentation parisienne de l’une de ses propres pièces, pour les fêtes de fin d’année. Il avait pu constater par lui-même les réactions enthousiastes du public et lire dans la presse spécialisée, les commentaires élogieux des critiques, habituellement plus réservés s'agissant des auteurs provinciaux.

Comme prévu, le 8 février 1967, une nouvelle fusée Diamant s’élança vers le ciel au départ du Sahara : un lancer absolument parfait. Elle permit de placer sur orbite un nouveau satellite géodésique appelé Diadème 1. Une semaine plus tard, Diadème 2 était lui-aussi en orbite, complétant le dispositif géodésique. Cette année spatiale française commençait bien. Un mois plus tard étaient prévues les expéditions spatiales de Martine et Pierrette, deux guenons macaques. Le 7 mars, Martine s’envola vers les étoiles. Ce qui fut particulièrement intéressant et instructif, c’est qu’elle resta éveillée durant tout son vol et qu’elle effectua toutes les opérations prévues. Succès total pour Martine dans les étoiles ! Quelques jours plus tard, Pierrette décolla aussi mais elle devait être plus fatiguée parce qu’elle dormit une bonne partie de son vol. Il n’empêche que ces deux missions permirent aux médecins spécialistes de récolter une mine de données sur le comportement musculaire et cérébral en état d’apesanteur. Des données issues de missions 100% françaises. Il fallait bien admettre que les Russes et les Américains, de leur côté, envoyaient des hommes, et même une femme pour les Soviétiques. Nous c’étaient des macaques… En même temps, un homme n’aurait pas eu de place dans la coiffe de Vesta, alors qu’un petit singe, si.

Juste après la mi-mars, la folie des grandeurs humaine montra ses limites : un super tanker, le Torrey Canyon, pétrolier géant transportant près de 120 000 tonnes de pétrole brut, s’échoua sur des récifs proches des côtes de Cornouailles britanniques. Sous les effets du vent et de la houle, le bateau commença à se briser en deux et laissa échapper plus de 100 000 litres de pétrole brut. Devant la catastrophe, les Britanniques réagirent vivement : ils envoyèrent des avions de la RAF[2] bombarder le pétrolier pour faire brûler le brut qui s’échappait de ses cales et celui qui y demeurait. 42 bombes furent lancées puis des jerricans de gazole pour former un énorme brasier sur les deux moitiés de l’épave. Comme cela ne semblait pas suffire, ils utilisèrent du napalm - alors que l’armée anglaise avait toujours nié en posséder… - jusqu’à ce que tout le combustible présent soit consumé. Cela ne permit pas d’éviter les nappes d’hydrocarbures sur les plages du nord de la Bretagne. Au moins 100 000 oiseaux périrent mazoutés sur les côtes françaises. Il semble également que les détergents balancés sur les nappes de pétrole brut, avant le bombardement aérien, n’ait pas été efficace et que ces produits se soient avérés plus toxiques encore que ce qu’ils étaient censés émulsionner et disperser.

En avril, débutèrent les « prémices » de ce qui sera appelé plus tard la Guerre des six jours. En début de mois, en réponse à la répression israélienne contre des commandos palestiniens, la Syrie bombarda des implantations de l’autre côté de leur frontière commune. En représailles, Israël lança un raid et détruisit 6 MIG-21 de l’aviation syrienne. Ce n’était que le début d’une escalade qui allait conduire à une guerre embrasant la région. Dix jours plus tard, l’état hébreu lança des bombes sur un barrage construit par les Syriens et les Jordaniens. Un mois après, le premier ministre israélien, devant la presse, menaça d’occuper Damas et de renverser le régime syrien. Puis l’Egypte entra dans la danse, suite à une fausse information des Soviétiques - Israël masserait des troupes à la frontière syrienne - en envoyant ses soldats dans le Sinaï et en demandant à l’ONU le retrait des forces internationales stationnées à Gaza. Dès le départ de ces troupes onusiennes, les Palestiniens occupèrent la zone.

Le 21 mai, Israël engagea une mobilisation à grande échelle de ses réservistes. En réponse, Nasser, le Président égyptien, interdit l’accès à la Mer Rouge à l’état hébreu en bloquant militairement le détroit de Tiran, action considérée comme un casus belli par les Israéliens.

Fin mai, l’Egypte et la Jordanie signèrent un pacte de défense conjointe, auquel l’Irak se joignit quelques jours plus tard.

À Tel Aviv, les tractations allaient bon train, entre le chef du gouvernement qui privilégiait la voie diplomatique et un certain nombre de leaders historiques israéliens favorables à la guerre. Le 1er juin, la solution belliqueuse s’imposa suite à la formation d’un gouvernement d’union nationale et l’arrivée des représentants de la droite dure israélienne, qu’on appelait « les faucons », au pouvoir.

Désespérément, la France, par la voix de son Général-Président, essayait de calmer les choses en décrétant un embargo sur les armes à destination d’Israël.

En à peine six jours, l’état hébreu envahit le Sinaï, la Cisjordanie et Gaza, repoussa les Egyptiens jusqu’au canal de Suez après avoir détruit leur aviation au sol et envahit le plateau du Golan en renvoyant les Syriens à Damas. Il s’ensuivit, comme dégât collatéral de ce conflit, une profonde division au sein du pays voisin le Liban, entre pro et anti-israéliens.

Le bilan était édifiant et totalement déséquilibré : 302 morts et moins de 1500 blessés côté Israéliens ; 6000 morts ou disparus côté Jordaniens, 100 000 morts Egyptiens, 2500 morts et 5000 blessés au sein de l’armée syrienne.

Heureusement, les deux géants, USA et URSS, n’entrèrent pas pleinement dans ces hostilités, évitant ainsi une guerre mondiale. La paix était fragile et le resterait longtemps. Fort du soutien des Etats-Unis, Israël se sentait conforté dans ses prérogatives et exigences de sécurité. Pour le Président américain Johnson, la responsabilité de la guerre incombait à l’Egypte avec le blocage du détroit de Tiran. En quelques jours, l’équilibre du Proche-Orient était passé de vaguement instable à très instable, et ce pour des dizaines d’années.

Ce conflit au Moyen-Orient occulta ce qui deviendrait la première catastrophe humanitaire. Suite à la sécession de la province du Biafra, en rébellion contre le gouvernement nigérian, une guerre éclata le 30 mai. Très vite, les affrontements prirent de l'ampleur en raison des approvisionnements en armes et munitions fournis par des pays tiers, tels la France, la Chine, la Côte d’Ivoire et la Tanzanie qui se rangèrent aux côtés du mouvement rebelle biafrais. Et le constat serait terrible : un million de morts en seulement trente mois.

Les échanges téléphoniques avec Marie sur la situation au Proche-Orient étaient toujours tendus. Elle soutenait viscéralement le droit des Palestiniens à disposer d’une terre et moi, je ne pouvais pas nier le droit à la sécurité d’Israël :

• Quand même Robert, ce n’est plus du droit à la sécurité là, ils ont quasiment doublé la surface de leur pays, les Israéliens.
• Tu trouves ça normal cette provocation de l’Egypte ?
• Non, c’est sûr, mais c’est totalement disproportionné en terme de victimes, tu as vu ça ? Quelques centaines de tués côté israéliens et près de 100 000 côté égyptien, sans compter les Syriens et les Jordaniens. Je ne te parle même pas des victimes civiles palestiniennes.
• Oui, je sais, visiblement les Hébreux visent mieux que les Égyptiens.
• Robert !
• Oui, désolé, Marie, mais tu ne crois pas qu’avec ce qu’ils ont subi durant la seconde guerre mondiale, ils ont droit à la paix et à la sécurité aussi ?
• Pas au détriment des Palestiniens vivant sur place ! Aucune souffrance passée ne peut justifier de nouveaux morts !
• Sans doute, sans doute…

Bon fallait changer de sujet vite fait…

• Tu as vu cette information sur le site pétrolier de Minamata au Japon, Marie ?
• Tu changes du sujet, Robert ?

Je pouvais entendre son sourire ironique au téléphone. Elle m'avait vu venir. En même temps, ce n’était pas très discret...

• Oui, Marie, tu as envie qu’on s’engueule ?
• Non, tu as raison… On ne va pas nous aussi se faire une guerre de six jours. Oui, j’ai vu ça… Tout ce mercure rejeté et ces près de 900 morts…
• Tu as vu aussi tous les effets à long terme, toutes ces naissances d’enfants difformes, handicapés et tous ces mort-nés ? Des mères qui ne présentaient aucun symptôme…
• C’est terrible ces pollutions dont on ne maîtrise pas la durée. Tous ces poisons chimiques concentrés par les poissons que les travailleurs de Minamata consommaient…
• Tu ne crois pas que ça risque d’être pareil avec les restes des essais nucléaires ?
• Si, c’est bien possible...
• C’est cette année que la France rend les lieux d’essais nucléaires dans le Sahara ?
• Oui, c’est bien cette année et c’est pareil pour vous ? Vous quittez Hammaguir bientôt ?
• Oui, on quitte le climat désertique pour un climat tropical humide. On part en Guyane française, dans un bled qui s’appelle Kourou…
• Houlà, mais c’est loin ça ?
• Oui, de l’autre côté de l’Atlantique.
• On sera vraiment éloignés l’un de l’autre…
• Sans doute, mais je reviendrai régulièrement en France et puis tu verras, les vols vont se développer entre Paris et Cayenne. Kourou va vite devenir le centre de la France spatiale et même de l’Europe Spatiale.
• J’espère que tu dis vrai…
• Tu verras, fais-moi confiance. Tiens, il faudra aussi que je te raconte Europa la prochaine fois ?
• Europa ? La mythologie ?
• Non, le projet de fusée européenne… un fiasco lamentable.
• Oh… oui, la prochaine fois, là il va falloir que je raccroche.
• Tu ne m’as pas dit, tu sais s’il y a eu des mesures là où les essais nucléaires ont été réalisés dans le désert ?
• Il n’y a déjà eu que très peu de mesures pendant les essais, alors tu penses bien, après… Je pense que personne ne veut savoir…

[1] La géodésie est la science de la forme et de la mesure des dimensions de la Terre. Les satellites géodésiques servent à déterminer les positions relatives de divers points de la Terre, à étudier et à mesurer sa surface.

[2] RAF : Royal Air Force, armée de l’air du Royaume-Uni.