Chapitre 37 : les exploits de la mission soviétique Venera 7
Après une soirée passée ensemble, durant laquelle mon filleul me donna des nouvelles fraîches de sa famille, puis une bonne nuit de sommeil, je l’amenai chez mon chef de chantier. Là, il rencontra les fameux chasseurs qui devaient s’occuper de lui durant deux mois. Il devait faire connaissance avec eux avant de partir le lendemain en avion.
Au début, il fut quelque peu déstabilisé quand il les entendit parler un genre de créole[1]. Même moi, sur place depuis un certain temps, je ne comprenais qu’un mot sur deux, et encore. Toute la famille d’Albert était originaire du Suriname, des Boni.
Un jour, celui-ci m’avait raconté son histoire, celle de sa famille ainsi que la fabuleuse saga de ces « Marrons », issus de métissages entre colons et esclaves et en révolte contre les maîtres blancs. Quand il commençait à conter, Albert était passionné et passionnant. Il m’avait fait partager la vie de ces bandes harcelant les esclavagistes dans le pays voisin de la Guyane française. Il m’avait fait vivre la fuite de la bande commandée par Bokilifu Boni, le grand chef de la guérilla des Nègres Marrons du Surinam. J’avais été plongé dans la fabuleuse bataille entre les Bonis et les milices de colons. Un contingent de fusiliers marins, avec à leur tête le colonel Louis Henri Fourgeoud, venu de Genève était venu épauler ces derniers. J’avais vécu la chasse aux Nègres Marrons dans les marécages, dans la forêt. J’avais été retranché parmi eux à Fort Bookoo, avec ses murs de quatre mètres, au milieu des marais, Ce fort avait une route secrète pour y accéder, sous l’eau. J’avais essuyé la défaite infligée par Fougeoud mais vu aussi 90% de ses soldats, pourtant aguerris, mourir dans la jungle. J’avais ensuite partagé l’exil des Boni, réduits à quelques milliers, venus se réfugier sur la rive française du fleuve Maroni. J’avais également enduré les guerres fratricides entre les différentes communautés bushinengué[2], issues des révoltes de ces Nègres Marrons, se terminant avec le massacre des Boni par les Djuka. Il ne resta finalement qu’une centaine de Boni. Pendant près de 70 ans, ils vécurent repliés sur eux-mêmes et coupés du monde. Il fallut attendre 1892 pour que la France leur offre un refuge officiel sur les rives du Maroni. Alors que les Bushinengués étaient soit de langue portugaise, soit anglaise, les Boni représentaient finalement la seule communauté bushinenguée parlant français. La famille d’Albert fondait ses origines à Maripasoula[3], dans la jungle, entre le Brésil et le Surinam. Lui et toute sa famille connaissaient cette zone de la forêt amazonienne comme leur poche. J’étais rassuré de savoir mon filleul entre leurs mains.
Un des neveux d’Albert, Jérémy, avait tout juste dix-huit ans, lui aussi. Naturellement les deux jeunes hommes sympathisèrent. Ce neveu partait lui aussi faire sa première vraie chasse. À la différence de Robert, lui connaissait la jungle et ses dangers. Il épaulerait mon filleul, au moins durant les premiers jours.
- T’inquiète pas pour son équipement, on s’occupe de tout. Robert junior sera comme un membre de ma famille. Mon frère me l’a assuré, me rassura Albert.
Après avoir bu deux trois verres de rhum avec Albert et ses frères, je laissai Robert, qu’il fasse connaissance avec ses futurs camarades de chasse. Je suis rentré à Kourou. Je passerai lui dire au-revoir le lendemain à l’aéroport.
Après ce que j’avais fait pour son fils en 68, je savais qu’Albert se sentait redevable et qu’il ferait le nécessaire pour que tout se passe bien.
À peine arrivé dans mon bureau, j’appelai Paulo et sa femme pour essayer de les rassurer. Leur fils devenait un homme, et sa première expérience de chasse dans la jungle se déroulerait avec les meilleurs. Je n’avais aucun doute sur le sujet. J’avais dit cela à Josiane au téléphone pour la tranquilliser car pour elle, il était encore son « petit Robert ».
Après ce coup de fil, je partis faire une visite sur le chantier de l’Espace de Lancement Europa qui devait impérativement être terminé, au plus tard, début 1971. Il ne fallait pas chômer. Satisfait de l’avancement des travaux, je retournai à mon bureau et, après le reste de la journée consacré à des tâches administratives sans grand intérêt, mais indispensables à la marche du centre de lancement, je me décidai à appeler Marie. Je m’étais rendu compte, chez Albert, que je ne lui avais jamais raconté la fabuleuse histoire, faite de sang, de larmes, de gloire et de déchéances, de la famille de mon chef de chantier. Évoquer avec elle l’initiation à la chasse de Robert serait une transition facile pour lui raconter cette épopée. Bien qu’elle soit férue d’histoire et en particulier des hommes et des femmes dans l’Histoire avec un grand « H », j’étais certain qu’elle ne connaissait pas celle-ci. Elle fut effectivement passionnée et m’écouta sans mot dire.
- Eh ben, Robert, quelle épopée extraordinaire tu m’as racontée là ! Il faut que tu ajoutes ça dans ton histoire, tu sais.
- Tu crois ? C’est quand même loin de la conquête spatiale…
- Absolument pas ! C’est l’histoire de certains des hommes qui ont bâti Kourou. Il y a bien un lien. Ça explique d’où ils viennent.
- Tu as sans doute raison. Je vais faire quelques recherches sur le sujet à la bibliothèque de Cayenne et je pourrais ainsi mettre plus de détails.
- Au fait, il part quand dans la jungle, Robert « junior » ?
- Demain vers 8h. Ils décollent de Cayenne pour Maripasoula
- Ils y vont en avion ? Eh ben…
- Normal, il n’y a pas de route pour y aller. Ils vont survoler la forêt amazonienne tout le long du trajet.
- Faudrait pas qu’ils aient un problème en vol…
- T’en fais pas, c’est un vieux Boeing 247 qui fait la liaison Cayenne-Maripasoula. Ce type d’avion bimoteur peut même voler avec un seul moteur sur une longue distance.
Des souvenirs de mes cours de SupAéro m’étaient aussi revenus. C’était l’un des avions les plus sûrs, ancien, néanmoins très simple et fiable. Une raison de plus de ne pas être inquiet pour mon filleul. Toutefois, je savais aussi que la région pullulait d’orpailleurs. Même si l’or se raréfiait de plus en plus, ceux qui s’acharnaient à sa recherche pouvaient être agressifs et violents. Toutefois, il serait sur le « territoire Boni », donc celui de la famille d’Albert.
Malgré tout, je sentais toute la responsabilité qui reposait sur mes épaules. Il s’agissait du fils aîné de Paulo, mon ami depuis la guerre, celui qui m’avait suivi presque partout, ma « patte de lapin géante ». Je me rappelle qu’à ce moment-là, avant le départ de Robert junior pour la partie de chasse dans la forêt amazonienne, je n‘en menai quand même pas large.
Le lendemain matin, je retrouvai Robert et les chasseurs à l’aéroport de Cayenne, un peu à l’écart du stationnement des avions des lignes régulières. Ils étaient arrivés dans trois Jeeps, chargées à bloc d’armes et d’équipements divers. Dire qu’ils allaient se trimballer tout ça sur le dos par la suite...
- On a pris aussi quelques provisions spécifiques pour la famille à Maripasoula, répondit le frère d’Albert à ma question silencieuse. On ne va pas porter tout ça sur notre dos.
Je n’imaginai pas mon filleul chargé comme un baudet dans la jungle. Il était devenu costaud, mais quand même…
- Et ne vous en faîtes pas pour les orpailleurs, on évitera soigneusement leurs emplacements.
Il avait vraiment dû avoir pour consigne de me rassurer. Juste avant qu’ils n’embarquent tous, Albert arriva en trombe.
- Je suis passé sur le chantier, il y avait un engin qui était tombé dans un trou. Rien de grave, le conducteur est juste choqué. Alors, pas trop inquiet, Robert ?
- Non, ton frère m’a rassuré…Enfin, si quand même un peu…
- T’en fais pas, ça va bien se passer. Ils le considèrent déjà comme un membre de la famille et chez nous, tout le monde veille l’un sur l’autre. Il ne lui arrivera rien à ton filleul.
Il faudrait bien que je me contente de ça.
De loin, je le vis agiter sa main alors que l’avion décollait. Ils étaient partis. Une fois à Maripasoula, dans quelques heures, ils allaient faire un grand repas de fête dans la famille d’Albert, puis partir dans la jungle le lendemain. Je n’aurai sans doute pas de nouvelles avant plusieurs jours, voire quelques semaines.
Le soir même, au téléphone, Marie semblait un peu inquiète pour le jeune Robert en Amazonie, même si elle essayait un peu de le cacher.
- Tu es sûr que ça va bien se passer ?
- On n’est jamais sûr de rien, Marie, mais ce sont les meilleures conditions possibles pour lui. Je connais bien Albert, ça fait déjà un bon bout de temps qu’on travaille ensemble. C’est un type fiable. Si le reste de sa famille est comme lui, Robert ne risque rien.
- Quand même, plusieurs jours, plusieurs semaines même, dans la forêt vierge…
- C’est chez eux, Marie, ne t’en fais pas. Si ça se trouve, il ne voudra même plus rentrer en métropole après ces deux mois de chasse. En plus, il a de la chance, on commence à attaquer la saison sèche en juillet.
- Il n’y a pas d’été et d’hiver ?
- Non, on est sur l’Équateur. La température est relativement stable, autour de 25-26°C. Au pire ça monte à 26,5 et ça ne descend jamais en dessous de 25. C’est la pluie qui évolue. Ce n’est vraiment pas le même ordre de grandeur qu’en métropole. Ici, il tombe quasiment trois mètres d’eau par an. Tu te rends compte, Marie, trois mètres ? Il y a des mois où il pleut plus de 500 millimètres, quasiment deux fois ce qui tombe par an à Saint Laurent.
- Dis-donc, tu t’es renseigné ?
- Oui, je voulais pouvoir te donner des comparaisons. C’est pour ça que je trouve qu’à Ouessant, l’air est sec, finalement. Il y tombe moins d’un tiers de ce qu’il pleut ici… Donc, pour moi, c’est sec.
- - Ouessant, sec ?
Elle éclata de rire, peinant même à reprendre son souffle.
- Si on m’avait dit un jour que j’entendrais ça…
- Je suis plein de surprises, non ? lui répondis-je en souriant.
J’étais certain qu’elle l’avait encore une fois détecté au téléphone, ce sourire.
- Oh oui, Robert, plein de si belles surprises ! Je t’aime tellement.
- Je t’aime tellement, tellement aussi, Marie.
Robert, mon filleul, revint en ville, enfin à Maripasoula, trois semaines plus tard. J’eus de ses nouvelles via le pilote de la ligne aérienne, par Albert. Tout se passait bien. Il avait même tué lui-même un caïman gris et avait mangé de l’anaconda grillé. Il était heureux et n’avait qu’une hâte : repartir dans la forêt.
J’appelai ses parents le soir même. Bien qu’ils soient soulagés, ils restaient inquiets. J’avais bien senti que la crainte de Josiane était qu’il veuille rester là-bas, loin d’elle, de l’autre côté de l’Atlantique, dans cette forêt immense et sauvage.
Le mois d’août se passa tout aussi bien pour le jeune Robert, qui revint à Cayenne rayonnant après une seconde partie de chasse de plusieurs semaines. Il tomba dans mes bras en descendant de l’avion :
- Oh parrain, voilà, c’est exactement ça que je veux faire de ma vie ! Être dehors tout la journée, dans la jungle. Vivre dans la nature ! C’est là que je me sens chez moi, vraiment.
L’écartant de moi, je me rendis compte qu’il avait changé. Il avait pris de l’assurance. Il était devenu un homme, prêt à assumer ses choix.
- C’est un sacré chasseur, ton filleul, me dit le frère d’Albert, nous rejoignant sur le tarmac. Il a un instinct, c’est criant. Et puis, c’est pas un chien fou, il ne tire qu’à coup sûr. Il est calme. Il écoute ce qu’on lui dit. Il fait attention aux autres. Je repars avec lui quand il veut !
Robert se tourna vers moi avec tellement de fierté dans le regard.
- On va expliquer ça à ton père, d’accord ?
- D’accord, parrain !
- Bon, on va d’abord rentrer et tu vas prendre un bain, tu pues comme un vieux bouc !
Il éclata de rire avant de monter dans ma voiture. Celle-ci n’avait pas de vitres, heureusement pour l’odeur…
Dire que la conversation téléphonique avec Paulo et Josiane se passa bien, serait exagéré. Toutefois, le petit avait été si convaincant qu’ils avaient bien dû céder. Et puis, cela figurait dans le contrat de départ : cette possibilité qu’il veuille rester avait été évoquée avant qu’il ne quitte la métropole pour la Guyane. Je connaissais Paulo, il ne reviendrait pas sur sa parole. Il dépenserait sans doute beaucoup d’énergie pour apaiser son épouse, mais il laisserait son fils vivre sa vie, celle qu’il venait de se choisir.
Peu de temps après, débuta ce qui resterait dans les mémoires comme « Septembre noir ». Depuis le début des années 60, les Palestiniens avaient instauré un état dans l’état en Jordanie. Certains leaders du FPLP prônaient même le renversement du roi Husseïn de Jordanie. Prenant prétexte du détournement de quatre avions par cette organisation le 6 septembre, juste à la suite d’un attentat raté contre lui quelques jours plus tôt, le roi lança son armée contre les combattants palestiniens réfugiés dans des camps. Ce mois de combats sanglants fit de nombreux morts, en particulier chez les civils palestiniens. Les tensions ne semblaient pas vraiment s’apaiser au Moyen-Orient.
Alors que les préparatifs pour le tir d’Europa-2 se poursuivaient en Guyane, le dernier trimestre de l’année fut toutefois plus joyeux pour la conquête spatiale, notamment grâce aux Russes. En septembre, octobre et novembre, ils envoyèrent plusieurs missions sur la Lune avec notamment une mission totalement automatisée de recueil d’échantillons de sol lunaire.
Intercalé au milieu des succès des Soviétiques, le douze décembre, eut lieu un nouveau tir d’essai de Diamant B au départ de Kourou. Le lanceur emmenait cette fois-ci un satellite préalable au projet EOLE, baptisé PEOLE (Préalable EOLE, on voit ici l’imagination des scientifiques en termes de noms). Ce fut de nouveau une belle réussite. On était loin du lancement raté d’Europa en Australie.
Et puis, l’apothéose arriva côté Russes en décembre avec Vénéra 7, la première sonde à se poser sur une autre planète, Vénus, et à transmettre des données jusqu’à la Terre. Cette mission avait décollé en août.
Toutes ces performances furent célébrées comme il se devait à Kourou. Marie avait même pu me rejoindre en décembre et fêta dignement avec nous, après le lancement réussi de Diamant, les exploits de cette mission soviétique Venera 7.
[1] Le créole guyanais ou le guyanais est un créole à base lexicale française parlé en Guyane, au Suriname et au Brésil, dans une partie de l'État fédéré voisin de l'Amapá. Il a été également partiellement influencé par l'anglais, le portugais, l'espagnol et le néerlandais à la suite d'occupations successives. En cela il peut être très différent, pour certains mots, du créole martiniquais ou guadeloupéen.
[2] En Guyane, il existe une partie de la communauté des Noirs marrons originaire de la Guyane hollandaise (actuel Suriname) appelée Bushinengué. Il s'agit des descendants d'esclaves africains rebelles, ayant acquis leur liberté par la force en combattant au XVIIIe siècle leurs anciens maîtres. Les Boni, sont une des communautés bushinengués.
[3] Maripasoula est une commune française, située dans le département de la Guyane, au cœur du parc amazonien de Guyane. Avec plus de 18 000 km2 de superficie, c’est la plus grande commune française. Son étendue est une fois et demie celle de la région Île de de France. Cette commune est peuplée majoritairement par des personnes issues de l’ethnie Boni. C’est également la commune la moins densément peuplée de France étant donné que 99,9% de son territoire est constitué par la forêt vierge amazonienne.
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