Chapitre 39 : 1972 Quelle mouche l’avait piquée
On n’allait s’en rendre compte que quelques années plus tard, mais cette année 1972 avait réellement été l’année décisive pour la création de l’Europe de l’espace. En sous-main et sans que la décision officielle ne soit réellement prise, sous la direction du CNES[1], plusieurs équipes avaient commencé à travailler sur ce qui serait appelé plus tard L3S, la suite de feu-Europa dont la version 2 avait explosé dans le ciel de Guyane en novembre de l’année précédente. La version 3 du même projet avait du plomb dans l’aile avant même d’avoir été mise au point, et plus personne n’y croyait. Un certain nombre de scientifiques et d’entreprises du domaine s’étaient mis au travail sur la suite en partant des solutions simples et éprouvées, sur Diamant en particulier. Il ne s’agissait pas d’innover, mais bien de mettre au point un lanceur fiable et économique tout en s’affranchissant des fourches caudines américaines.
De façon transitoire, le ministre en charge du domaine spatial annonça en tout début d’année le lancement du projet Diamant-BP4, une version améliorée du lanceur Diamant-B. Cette nouvelle version de lanceur devait comprendre un premier étage identique à l’existant, mais un second étage à poudre, plus puissant que l’ancien, et surtout une coiffe plus longue, reste d’un lanceur britannique Black Arrow, celui-là même qui avait lancé leur satellite Prospero l’année précédente.
Pas très loin de la métropole française, juste un peu plus au nord, le dimanche 30 janvier 1971 resta dans les mémoires comme le « Bloody Sunday[2] ». Lors d’une marche pour les droits civiques, treize personnes furent tuées à Londonderry en Irlande du Nord, dans une fusillade déclenchée par les soldats du 1er bataillon parachutiste de l’armée de sa Majesté. Une première enquête, vraisemblablement pas très indépendante du pouvoir britannique, avait conclu à l’absence de responsabilité de l’armée ainsi qu’à une riposte de celle-ci à des tirs en provenance des manifestants (pourtant venus sans aucune arme). En représailles, une nouvelle organisation, qui devint célèbre par la suite, l’IRA-provisoire[3], réalisa plusieurs attentats en Angleterre.
Toute l’année 1972 ne fut donc qu’une succession de cessez-le-feu et de reprise des attentats côté IRA. Côté Britannique, malgré de nombreuses arrestations parmi les dirigeants indépendantistes Nord-Irlandais, des négociations secrètes se poursuivirent avec l’IRA officielle, mais sans succès. Les attentats faisant des victimes civiles perdurèrent malheureusement … La répression anglaise avait même plutôt tendance à faire grandir le soutien de la population nord-irlandaise à la lutte armée menée par l’IRA provisoire.
À Kourou, nous essayions de nous remettre du beau fiasco de Diamant en décembre. Le problème, était que l’explosion de ce second étage, Topaze, restait largement inexpliqué. Alors que pour la première fois, nous devions placer un satellite en orbite polaire, l’échec était d’autant plus cuisant. Nous savions qu’il ne nous restait qu’un seul exemplaire de Diamant-B en cours de fabrication. Celui-ci devait lancer le couple de satellites Castor et Pollux. Il n’était pas question d’essuyer un nouveau raté !
Il était prévu, lors des vacances de Pâques 1972, que Robert junior rentre en métropole fêter ses vingt ans. Je profitai de la relative accalmie à Kourou – il n’y avait pas de nouveau tir prévu durant l’année – pour faire le vol avec lui et passer quelques jours, après son anniversaire, avec Marie. Je n’étais pas certain qu’elle pourrait avoir des jours de congés. Elle était, depuis quelques mois, prise sur le chantier de construction des nouvelles centrales nucléaires REP à côté de Lyon, dans la plaine de l’Ain, sur le site de Bugey. Selon les phases du chantier, elle serait débordée ou pas. A minima, on serait ensemble le soir après ses journées de travail.
L’anniversaire de mon filleul fut encore un moment très émouvant pour moi. Il était un peu comme le fils que je n’avais jamais eu. Même si je me sentais plus proche de son petit frère, Alain, au niveau centres d’intérêt et caractère, Robert junior, outre qu’il avait le même prénom que moi, vivait lui aussi en Guyane. Certes, il avait des conditions de vie assez différentes des miennes, mais nous nous voyions à chacun de ses retours de la jungle. J’étais un peu sa famille sur place, même si j’avais bien compris qu’il semblait beaucoup plus attiré par la fille cadette d’Albert, mon chef de chantier génie civil. Il allait sans doute bientôt se trouver une famille sur place, le bougre.
Il avait ramené à sa mère un sac à main, fabriqué avec une peau de crocodile qu’il avait tué lui-même, ainsi qu’une besace dans le même matériau pour son père. Il enchanta à nouveau ses anciens copains et copines de lycée en racontant ses aventures dans la forêt amazonienne. J’avais même vu plusieurs jeunes filles lui tourner autour durant la soirée. Je me gardais bien de lui faire la moindre remarque à ce sujet, il n’était encore majeur mais avait bien le droit de s’amuser.
Une fois cette fête terminée, je me dirigeai vers Lyon en train, puis pris un car pour Ambérieu en Bugey, où je savais que Marie logeait. J’y arrivai en début d’après-midi et décidai de lui faire la surprise de ma venue. Je passai le reste de l’après-midi à me promener dans la ville. Le chantier de construction était un peu plus au sud, à Saint-Vulbas. De loin, j’avais vu quelques grues sur le trajet en bus.
Je m’installai en terrasse juste devant la maison dans laquelle je savais qu’elle louait un appartement et, journal du jour à la main, je l’attendis en buvant une bière pression. J’eus le temps d’en boire une seconde avant qu’elle n’arrive. Quand elle me vit, elle courut vers moi et se jeta dans mes bras, manquant de renverser la chaise sur laquelle j’étais assis ainsi que la table sur laquelle était posé le verre contenant un reste de bière. Quel enthousiasme !
Les retrouvailles furent tendres et douces, comme à chaque fois. On a ri en imaginant sa logeuse en train de guetter les bruits de nos ébats dans son salon. Heureusement, la télévision y était allumée quasiment en permanence et le son monté assez fort. Elle devait être un peu sourde.
- C’est vraiment une belle surprise que tu m’as faite là, mon Robert !
- J’aime te surprendre, mon amour.
Après quelques baisers supplémentaires — on n’en avait jamais assez — elle me demanda des nouvelles de Kourou, puis de Paulo et de sa petite famille. Elle avait dû sentir quelque chose dans mes propos car son visage se ferma un peu.
- Tu es sûr que ça va, Robert ?
- Ben oui, pourquoi tu dis ça, Marie ?
- Je ne sais pas, je sens qu’il y a un truc qui te chiffonne…
- Moi ? Mais non, je t’assure, tout va bien
- Il n’y a rien qui te travaille après avoir vu Paulo et ses fils ?
- Non, tout va bien. Que veux-tu qui n’aille pas ?
- J’ai l’impression qu’il y a un truc que tu ne souhaites pas me dire…
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
- Un truc que je sens…
- Un truc que tu sens, mais quel truc ?
- Quelque chose dont tu ne veux pas me parler, de peur de me blesser…
- Pourquoi j’aurais envie de te blesser ?
- Justement, tu n’en as pas envie, alors, tu ne me le dis pas…
- J’y comprends rien, Marie, tu n’es pas très claire, des fois…
Je l’enlaçai, l’embrassai et le sujet ne fut plus abordé durant mon séjour à ses côtés. Il y avait quelque chose qui la tracassait sans que je sache quoi… Je n’aimais pas cette sensation, mais alors pas du tout. D’habitude, ce que je faisais quand il y avait un problème où qu’il soit, je le traitais dès le début, sans laisser la situation se dégrader. Là, je sentais bien qu’il y avait un « potentiel de pourrissement »… Il faudrait que je revienne sur le sujet durant l’été que nous devions passer tous les deux à Ouessant.
En effet, quelques mois plus tard, je retrouvai Marie à Paris avant de faire le trajet ensemble, vers Brest, puis Ouessant. Quand je la vis à la gare Montparnasse, elle faisait grise mine, le front plissé, les yeux cernés.
- Marie, ça ne va pas ? C’est notre discussion de Pâques qui t’a travaillé tout ce temps ?
- Pas du tout, depuis deux jours, j’ai un mal de tête épouvantable. Même l’aspirine ne le fait pas passer…
Au temps pour moi… Je n’étais pas à la base de tout ce qui lui arrivait.
- J’espère que le grand air te soulagera. Sinon on retournera sur le continent voir un médecin.
- Je crois que j’ai besoin de repos, Robert, de sommeil et de câlins.
- Tu peux compter sur moi, mon amour, pour les deux.
Ah, ce que je l’aimais, ma Marie… Elle m’apprenait chaque jour, ce qu’aimer signifie vraiment, aimer l’autre pour ce qu’il est et pas pour ce qu’il fait, uniquement pour lui-même.
Juste avant la traversée, je pris le Télégramme de Brest et j’y trouvais une citation de notre premier ministre disant : « Dans 10, 20 ou 50 ans, on trouvera deux sortes de pays : ceux qui auront acquis leur indépendance en matière de télécommunications et ceux qui, ayant accepté le passage obligé par les Américains, seront inondés par leurs satellites. Une situation inacceptable pour la France qui doit obtenir son indépendance ».
Je partageais aussitôt cette bonne nouvelle avec l’amour de ma vie, toujours éprouvée par ses migraines. À peine arrivée dans ma petite maison, elle alla s’enfermer dans la chambre, dans le noir. Même la lumière lui faisait comme des aiguilles dans le crâne. Je passai donc la première soirée de vacances, seul dans la cuisine, à lire le reste du journal. Le reste des travaux d’aménagement de l’étage de la maison attendrait
Sans y faire vraiment attention, mon regard parcourut la rubrique « petites annonces » et je tombai en arrêt devant la vente d’un bateau de cinq mètres avec point de mouillage à l’année à Ouessant. Le moteur venait d’être révisé et la coque avait été refaite à neuf en 1970. Je m’apprêtais à aller partager cette annonce avec Marie quand je me rappelai ses céphalées. Ce bateau pourrait attendre le lendemain, voire même quelques jours qu’elle aille mieux. Tant pis s’il se vendait avant que je ne vienne le voir. En effet, ne dit-on pas « il vaut mieux louper l’occasion du siècle que se jeter sur la première merde qui passe » ?
Le lendemain, Marie se réveilla avec le sourire, ses maux de tête avaient largement diminué. Le bon air d’Ouessant sans doute. Le vent chasse tout ici, y compris les migraines. Au petit déjeuner, sentant qu’elle allait nettement mieux, je ne pus attendre et lui parlai de cette annonce.
- Tu veux vraiment acheter un bateau, Robert ?
- Ben oui, pourquoi pas ?
- Mais tu n’y connais rien !
- Non, je sais, mais je vais demander. Si ça se trouve, celui ou celle qui le vend acceptera de me guider dans mes premiers pas…
- Oui, tu as raison, faut essayer.
- On va le voir cet après-midi ?
- Si tu veux, ça me fera du bien de sortir.
Comme prévu, nous prîmes nos vélos et nous allâmes voir ce bateau. Il semblait parfait, presque la réplique de celui que j’avais vu la première fois que Marie m’avait emmené sur l’île. Celui-ci ne s’appelait toutefois pas Robert. Son ancien propriétaire, un gardien de phare retraité –sans enfant - qui se sentait dorénavant trop vieux pour aller pêcher, accepta de me montrer comme l’utiliser, où aller, et même de me donner ses vieux carnets avec le repérage des rochers dangereux autour d’Ouessant. Et croyez-moi, ils ne manquent pas.
Nous passâmes le reste du mois de juillet à alterner les balades à pied sur les sentiers de l’île, les travaux à l’étage de la maison et la découverte du bateau et du coté eau avec Maurice, l’ancien propriétaire du bateau. Si j’avais su que j’allais apprendre des choses avec un « Maurice »… Ce prénom était pour moi associé à de très mauvais souvenirs : le piston d’un ministre et les fameux trois mètres de Véronique. Pour couronner ces moments doux, les maux de tête de Marie avaient disparu, comme chassés par la brise marine.
En août, Paulo, Josiane et leur dernier fils, Alain, vinrent nous rejoindre. Je profitai de la présence de mon ami costaud pour faire les gros travaux que je ne pourrais faire seul. En plus, il était diablement habile de ses deux mains, Paulo. Lors de leur départ, quinze jours plus tard, ma maison était équipée de deux chambres supplémentaires dans le grenier. Il ne restait plus qu’un bon coup de peinture à passer. Nous nous en étions chargés avec Marie, après leur départ. La maison semblait être toute neuve, enfin, presque. Quelques jours plus tard, la veille de la fin de nos vacances ensemble, je remarquai que Marie semblait encore travaillée. Pourtant, ce n’étaient pas les migraines, cette fois-ci.
- Tu n’as pas l’air d’aller bien, Marie ? C’est le départ de Paulo et de sa famille qui te met dans cet état-là ?
- Plus ou moins…
- Tu recommences à ne pas être claire, tu sais… Comment veux-tu qu’on discute si tu n’exprimes pas ce qui ne va pas ?
Il fallait vraiment qu’on éclaircisse ce point. Ce n’était pas possible qu’on se quitte avec un truc flou qui allait perdurer entre nous.
- J’ai remarqué comme tu sembles apprécier quand Paulo et sa famille sont là.
- Bien sûr que j’apprécie, je le connais depuis si longtemps, Paulo, et on a vécu tant de choses ensemble.
- Je sais…
- C’est finalement ce qu’on peut appeler un vrai ami.
- Et tu apprécies aussi beaucoup Alain ? Tout comme Robert junior, ton filleul ?
Mais où voulait-elle donc en venir ? Tout cela me semblait réellement évident…
- Ben oui, ce sont comme mes neveux, vu que Paulo, c’est comme un frère pour moi.
- Dis-moi, Robert, parle-moi franchement…
- Mais bien sûr, Marie, comme toujours !
Là, je ne sais pas pourquoi, je sentais que les ennuis allaient arriver, mais j’y suis allé quand même :
- Marie, il faut que tu me parles franchement toi aussi, sans détours, clairement.
- Bien…
Elle prit une profonde respiration et se lança :
- Robert, es-tu heureux avec moi ?
Quelle question !
- Bien sûr Marie ! Pourquoi, tu en doutes ?
- Oui, je pense que tu t’es sacrifié pour moi et que tu ne veux pas l’admettre…
Mais qu’est-ce qu’elle racontait ?
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
- Je sens bien que tu as toujours rêvé d’avoir des enfants et vu que je ne peux pas t’en donner, tu te rabats, avec dépit, sur ceux de Paulo…
Il était exact que le fait de voir Paulo avec des enfants, au début, m’avait rappelé que je n’en aurais jamais, mais j’avais surmonté ce deuil depuis longtemps. J’étais même content, avec nos vies, qu’on n’ait pas eu d’enfants, sinon, on n’aurait certainement pas réalisé de telles carrières. De plus, je me sentais parfois soulagé de ne pas avoir la responsabilité directe de gosse, de ne pas être père. Comment aurais-je pu dormir tranquille la nuit, sachant mon fils dans la jungle amazonienne ?
- Enfin Marie, c’est quoi ces conneries ?
- N’essaye pas de me protéger, Robert ; je ne le supporterai pas !
- Sérieusement ?
Et là, cela partit complètement en vrille. Alors que cela ne nous était encore jamais arrivé, nous nous disputâmes. Mais une vraie dispute, hein, avec la gueule et tout. Elle boudait encore dans le bateau du retour et ne me décrocha quasiment pas un mot dans le train pour Paris. Nos adieux furent tellement froids et distants que j’en fus malade. J’avais toutefois eu raison de ne pas ignorer cette difficulté sans mettre le doigt dessus, notre relation le méritait. Cependant, il y avait visiblement un problème en suspens, même si, sur l'instant, je n’avais toujours pas compris de quoi il s'agissait. Je ne voyais vraiment pas quelle mouche l’avait piquée.
[1] CNES : Centre National d’Études Spatiales. C’est le CNES qui dirige Kourou, qui coordonne et pilote l’ensemble du domaine spatial civil français depuis 1961 et sa création par le Général de Gaulle.
[2] Bloody Sunday : dimanche sanglant.
[3] IRA-provisoire : une partie de l’IRA (Irish Republican Army, armée républicaine irlandaise) issue d’une scission de l’IRA entre les « officiels », privilégiant l’action politique et la négociation avec les Britanniques et la branche « provisoire », privilégiant la lutte armée.
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