Chapitre II - Partie 2
Rajahtava fixait du regard son invité surprise. Après le départ de son mari, elle l'avait installé à sa table et lui avait tendu un verre d'hydromel largement coupé d'eau. Sans un mot, elle s'était ensuite levée pour lui servir un petit en-cas. Rien de trop extravagant, son corps ne l'aurait pas supporté.
En posant le bol de bouillon et le morceau de pain devant lui, elle n'avait pu s'empêcher de détailler les cicatrices qui lui déformaient la figure. Avec des soins appropriés, la longue cicatrice parcourant le côté gauche de son visage se transformerait en fine ligne blanche et les divers hématomes qui donnaient des couleurs intéressantes à son visage finiraient par disparaître. Par contre, son nez resterait tordu quoi qu'il arrive.
Son inspection terminée, elle était allée s'asseoir à l'autre bout de la table. Sachant qu'il n'apprécierait pas qu'une inconnue empiète sur son espace vital, fut-elle la femme de son « frère ». Depuis, elle l'observait sans un mot. Lui-même ne parlait pas. Il semblait s'être abîmé dans l'examen attentif et consciencieux de son bol. Après quelques minutes, il se décida à boire une gorgée prudente, il l'avala difficilement et dit :
— Vous savez comment rendre un homme heureux, Madame.
Rien sur son visage ne laissait penser qu'il n'était pas sérieux à part, peut-être, le coin droit de sa bouche légèrement relevé. Rajahtava ne prit pas la peine de lui répondre. Elle se contenta de froncer légèrement les sourcils et de continuer à le fixer, le défiant de ne pas finir son bouillon. Il la fixa lui aussi par jeu et porta le bol à ses lèvres. Lorsqu'il eut fini son en-cas, elle débarrassa la table et lui resservit un verre d'hydromel. Il n'y toucha pas tout de suite, se contentant de la détailler lui aussi.
Au bout de quelques minutes de discussion silencieuse, basée sur des échanges de regards peu amènes, la maîtresse de maison se fendit d'un sourire qui ricocha sur le visage de son invité. Elle s'assit de manière plus confortable sur son siège, se servit elle aussi un verre d'hydromel puis fit un geste en direction de la cape miteuse que Loistava n'avait toujours pas retirée.
— Une générosité du roi Vicios, dit-il en levant son verre d'une poigne légèrement tremblotante, c'est une âme très charitable voyez-vous.
— Oui, tout à fait charmant...
Elle leva son verre avec sur son visage un sourire qui n'atteignit pas ses yeux.
—Loué soit-il... murmura-t-elle.
— Et que long soit son règne, acheva Aiden avec sur son visage une expression semblable à son hôtesse, quoique bien moins adorable.
Adroman choisit ce moment pour entrer dans la pièce. Il n'avait osé jusque lors de peur de briser un instant qui, il le savait, était primordial pour ces deux êtres profondément suspicieux. Pour n'importe quel inconnu, cette scène aurait paru étrange, quoique anecdotique, mais le géant avait conscience qu'une confrontation avait eu lieu. Qu'ils s'étaient mutuellement jaugés puis finalement acceptés l'un l'autre.
— Eh bien je vois qu'on s'amuse par ici, s'exclama-t-il en tapotant l'épaule osseuse d'Aiden et en s'asseyant lui aussi à table devant un troisième verre plein. Je voudrais, moi aussi, porter un toast. Au retour du plus bel emmerdeur de ma vie !
Il leva son verre bien haut et fut rapidement suivi par Loistava qui enchaîna rapidement avant de finir rapidement son verre :
— Merci, même si je pense que je ne mérite plus ce titre, dit-il en laissant son regard couler en direction de sa « tendre » épouse. Tout au plus celui du plus gros, mais rien de plus.
Adroman fit de son mieux mais ne put retenir un petit sourire. Sourire qu'il fit disparaître bien vite en voyant Rajahtava se lever avec douceur. Elle avança, le dos droit, sans un regard en arrière. Elle s'arrêta sur le pas de la porte et dit d'une voix doucereuse:
— Adroman mon chéri, il faudrait que nous pensions à renflouer notre stock de belladone. Il semblerait que j'aie épuisé toute nos réserves.
Elle tourna la tête et regarda Aiden droit dans les yeux.
— Et très cher, je pense que même le titre de plus "gros" ne peut vous revenir, continua-t-elle en se tapotant la lèvre inférieure et en faisant semblant de réfléchir. Peut-être celui du plus fragile qui sait. Sur ce bonsoir... et à ma santé !
Sur ces derniers mots elle quitta la pièce. Adroman déglutit difficilement et regarda son ami dont le visage paraissait aussi pétrifié que le sien. Il fixa ensuite son verre à moitié vide, le regard torve. Il fut surpris d'entendre un son étouffé, émanant de son camarade d'infortune dont le visage était baissé et dont les épaules tressautaient. Celui-ci releva la tête et planta son regard dans celui d'Adroman, des larmes coulant presque de ses yeux.
— Fra... fragile, articula-t-il difficilement. Elle est douée bon sang !
— Je ne savais même pas que nous possédions de la belladone, chuchota Adroman. Mais que peut-elle bien faire avec ça ?
Il leva la tête et passa la main dans ses cheveux. Puis, après avoir contemplé le plafond, plongea son regard dans celui de Loistava.
—Tu sais parfois, elle me tue !
Aiden ne put retenir plus longtemps son hilarité et se mit à hurler de rire, les bras croisés autour de son corps malingre. La joie transformait son visage, sa cicatrice encore boursouflée se faisait discrète et on ne remarquait plus son nez écrasé. En fait la blancheur, étonnante au vu de l'état du reste de son corps, de ses dents captait toute l'attention d'Adroman. Et le son grave du rire de son ami était vraiment communicatif. Il le ramenait à une époque où les nuits peuplées de dangers et de fous rires se succédaient. Une ancienne époque révolue désormais. Son rire était paré d'une nouvelle note de surprise, comme si, c'était quelque chose qu'il n'avait pu faire depuis des années. Ce qui ne surprenait pas Adroman outre mesure.
Le géant, qui avait pendant quelques minutes observé son ami un sourire attendri aux lèvres, poussa un soupir et se leva de table. Il sortit un moment de la pièce. Lorsqu'il revint, Loistava avait cessé de rire et regardait le fond de son verre fixement. Celui-ci sursauta en entendant le bruit mat d'une bouteille posée brusquement sur la table. Il l'attrapa et l'ouvrit en un geste sec et nerveux. Puis, il se servit lui ainsi que son hôte.
Adroman contempla son verre en silence quelques minutes, le regard grave. D'un geste brusque il le vida et d'une voix enrouée lui demanda :
— Où étais tu bordel ? Au début on croyait que tu te cachais, alors on s'est séparés et on s'est fait discrets. Au bout d'un moment, le coup du « je me fais discret, pas d'embrouilles Adi » n'a plus tenu et j'ai commencé à te chercher. Pendant cinq ans merde! Les autres m'ont dit d'arrêter, que je me faisais du mal tout seul et que... que tu ...
Les paroles refusaient de sortir de sa bouche. Sa main droite s'était perdue dans ses cheveux et il avait recroquevillé ses larges épaules. Il finit par se reprendre et continuer d'une voix plus assurée.
—Et te voilà de retour après quinze ans, sans aucun avertissement et avec la tête d'un...
Il fit un geste vague de la main pour le désigner, ne sachant pas quel qualificatif lui irait le mieux.
— Je sais même pas à quoi tu ressembles, finit-il par murmurer.
Loistava avait écouté son ami sans un bruit, les deux mains serrées autour de son verre. Son visage ravagé parut pensif un instant, puis il se mit à sourire. Un sourire qui n'atteignit pas tout à fait ses yeux cependant.
— Un jour on m'a dit que je ressemblais au plus fragile des emmerdeurs. Je trouve que cela me correspond assez, dit-il en levant son verre en hommage silencieux. De toute façon je n'ai jamais été très beau.
Il se tut et prit une grande inspiration, serra les mâchoires et continua d'une traite.
—J'ai été trahi. J'étais parti me mettre au calme comme prévu, seulement les gardes ont su exactement où me trouver. Pendant un temps j'ai réussi à leur échapper, mais ils ont fini par m'avoir. Non ! Ne me demande pas comment ? S'il te plaît. Pas ce soir... Un jour ou une nuit, va savoir, je me suis réveillé dans une espèce de cellule qui ressemblait à une grotte. J'y suis resté pendant quinze ans.
Le visage d'Adroman était blanc comme la craie. Le Boyau, on avait enfermé son frère en enfer. Par Maa et Taivas réunis, quelle douleur. Quelle pitié. Le géant blond serrait les poings si forts que ses jointures en étaient livides.
Le ton d'Aiden avait exclu toutes questions potentielles. Il n'en dirait pas plus sur le sujet ce soir. Soit ! Il se leva encore une fois, la démarche moins assurée que la première fois et sortit de la pièce. Comme plus tôt dans la soirée il revint avec une nouvelle bouteille. Mais, plutôt que de se servir un verre, il la déboucha d'un geste sec et en but une gorgée au goulot. Puis, il la déposa brusquement devant son invité et alla s'asseoir lourdement sur la chaise qu'il avait laissée vide.
— Bon et qu'est-ce qui vous amène par ici mon ami ? déclara-t-il avec emphase tout en écartant les bras.
Aiden eut un sourire entendu, et inclina la tête, acceptant l'échappatoire d'ivrogne que lui proposait son hôte.
— Voyez-vous très cher, des amis du roi sont venus me tirer de ma retraite et m'ont fait profiter de leur... largesse.
Il pointa du doigt son visage tout en parlant. Il prit la bouteille et but une gorgée de tord-boyaux qui faillit l'achever tant il était puissant. Il attendit de reprendre son souffle avant de continuer.
—J'ai fini par avoir un charmant rendez-vous avec lui. Il m'a proposé un marché qui ne se refusait pas. Et j'ai disons, accepté de bonne grâce. Par contre, pour mener à bien ma part de ce marché, j'ai besoin d'aide. Plus particulièrement de l'aide de personnes en qui je sais, que je peux avoir confiance.
Les yeux brillants, il poussa la bouteille vers son ami en se rencognant sur sa chaise, attendant la réplique suivante. Adroman attrapa la bouteille et poursuivit sur la même lancée :
— Un marché avec le roi, intéressant. Je me doute que tu as bien plus à gagner que ce que tu lui as fait croire n'est ce pas ? En tout cas, tu peux compter sur le soutien inconditionnel des proches à qui tu demanderais de l'aide. Bien ! J'imagine que tu ne me diras point par quel mystère le roi a réussi à te prendre dans ses filets. Je pense pouvoir demander, sans trop exagérer, quelle part du marché as-tu à honorer ? dit-il en poussant la bouteille du dos de la main à son camarade de beuverie, avec un sourire distingué, quoique tremblotant.
— Eh bien, commença Aiden d'une voix douce, comme tu le sais, le traité de paix qui liait Burzua et Ipamëshirshëm est sur le point de se finir. D'ici une petite dizaine d'années je crois. Or les Shirshemois n'ont jamais eu Burzua dans leur cœur et notre très estimé roi les surveille très étroitement. Quant à l'autre pays frontalier de Burzua, Luftarak... Tu connais le proverbe : « Quand un ftarakoi ne fait pas la guerre c'est qu'il la prépare ». Et, comme si les problèmes du roi n'étaient pas assez contraignants comme ça, voilà que la colère gronde chez les petites gens et que certains ont l'outrecuidance de réclamer moins d'impôts et formatent des petits groupes de rébellions ! Le roi a besoin d'aide ! Pas celles de ces idiots de nobles ou de ces balourds de gardes. Non ! Il a besoin d'une toute autre catégorie de personnel : des espions, des assassins, des voleurs... voilà ce dont il a besoin. Malheureusement, lors de son accession au pouvoir, il a trop bien fait le ménage. Les hommes de cette trempe ont tous disparu ou presque ! Il en est un qui n'est pas mort.
Il écarta les bras et donna ainsi la vision d'un épouvantail plus que d'un homme. Puis il porta la bouteille à sa bouche et la finit en quelques gorgés, avant de la reposer sèchement sur la table. Il fixa ensuite Adroman, toute trace de jeu disparu de ses traits.
— Il veut une équipe, Adi. Comme la nôtre, il veut que je recrute et forme la nouvelle élite de Shoket. Et je vais le faire ! Elle répondra à ses attentes, toutes ses attentes ! Mais au final ce sont les miennes qu'elle servira !
Adroman se pencha sur la table et prit la main de son ami.
— Les nôtres, mon frère, les nôtres.
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