3.

11 minutes de lecture

— C’est une putain de blague, non ?

Elena se mordit la lèvre, retenant un sourire moqueur. David s’était littéralement transformé en piquet de bois, droit, pointu comme une arbalète récemment armée. Il scrutait ce que tout le monde scrutait en cet instant, de manière plus ou moins discrète. Les mains entrelacées de Camille Finkel et Gary Cazenave. Elle était sûrement une des seules à avoir déjà appris leur réconciliation. Donna, le genoux ramené vers sa poitrine, une bière scotchée au lèvres, ne semblait pas surprise non plus. Pour ce qui était du frère de Camille, ses yeux étaient à deux doigts de cracher du feu. Cette dernière, toujours aussi insouciante, se détacha de son petit-ami, non sans lui accorder un dernier baiser des plus langoureux, et les rejoignit. Le bout de ses lèvres accueillirent la cigarette roulée, puis recracha doucement la fumée blanche. Ce fut avant que David ne la lui arrache des mains.

— C’est quoi ces conneries ? Tu fais quoi avec lui ?

Le col large de sa chemise blanche dévoila le suçon encore rouge comme le sang. Etendu sur toute la largeur de son cou et recouvert de croûte fraîche à certains endroits. A ce stade-là, il ne s’agissait même plus d’une marque de plaisir. C’était la morsure d’une bête. David non plus ne manqua pas ce détail.

— Je te jure qu’un jour je le tuerai.

— Laisse-la tranquille, intervint Donna en posant son bras autour des épaules de la brune. C’est sa vie, non ?

Quelle ironie venant de sa part.

— Ouais, justement. Je le tuerai avant qu’il ne la tue.

— Personne ne tuera personne, fit Elena avant de balayer le bout de sa queue de cheval dans son dos. Encore moins mon frère.

— Ton frère est un taré, cracha David.

— Bon, et comme nous ne t’avons pas demandé ton avis personnel sur lui, nous ferons mieux de nous en aller.

Le regard de Camille suintait de reconnaissance. La pauvre se sentait si incomfortable que c’était Donna qui la forçait à marcher dans le sens opposé, lui glissant quelques mots à son oreille. Elena se retourna pour observer David revenir sur ses pas et manifester sa haine au petit cercle d’amitié qui s’était crée contre le rebord du mur. Certains accompagnaient Gary à la fac. Ils écoutaient les frères Finkel salir son image mais revenaient toujours dans l’entourage de Gary. La plupart se fichaient pas mal de ces histoires. Leur vie était préservée, et ce que faisaient les autres des leurs n’avait pas grande importance. Mais ils prenaient note des mots qui voyageaient, ça oui. Demain, le village entier saurait que Camille et Gary s’étaient remis ensemble. Sa grand-mère en profiterait pour déballer sa plus belle réplique, Tu verras, on finira par les marier ces deux-là, comme on l’avait prédit pour tes parents. Un mariage durant lequel un des deux frères finirait par attraper un couteau et le plonger dans la poitrine de Gary, certainement.

— Elena, l’appela Donna à plusieurs mètres.

Elle rejoignit les filles.

— Pas très discret ton suçon, lâcha-t-elle à Camille.

— Je n’ai rien à cacher.

— Non c’est sûr.

Le feu brûlait avec vigueur au milieu de la plage. A mesure qu’elles s’approchaient, sa lumière orangée se faisait de plus en plus ardente. Les pétillements des bûches accompagnaient la mélodie salée des vagues s’écrasant sur le sable. La peau de Camille devint rouge, sa blessure noire. On croiserait cette fille dans la rue et la première pensée serait quelle cette belle jeune fille, si douce et innocente. Ses yeux bruns reluisant de gentillesse. Des cheveux châtains lisses, atteignant le bas de son dos, comme le voile d’une sainte. Et pourtant, Elena n’avait jamais connu personne aussi amoureuse du malheur. A l’école primaire, elle s’amusait à enfoncer la pointe du compas dans ses mains. Au collège, Valentin lui avait pris sa virginité dans les toilettes pourris du deuxième étage. Donna l’avait retrouvée en pleurs, assise contre le mur sale. Et qu’avait-elle fait le lendemain ? Passer les portes de l’établissement avec la main dans celle de ce petit con. Il lui avait fait du mal pendant des années. Des gifles dans les couloirs, face à tous ses amis. Des mots cruels en cours de sport. Des remarques désobligeantes à son encontre en cours, face aux fA votre âge, on voit ça tous les jours, avait dit Mme Mackey quand elle lui avait demandé d’intervenir. Camille avait enduré toutes ces années en silence, sans chercher à s’éloigner de la souffrance. Mais tu l’aimes ? lui avait demandé une fois Donna. Elle avait haussé les épaules. Pas de non. Pas de oui non plus. Alors pourquoi se ruer dans ses bras ? Autre haussement d’épaules. Pour souffrir, tu veux juste souffrir c’est ça ? Une larme essuyée. Un sourire tremblant. Non, pas du tout. Menteuse. Gary s’était manifesté au lycée, reprenant enfin conscience du monde extérieur après des années dans l’adrénaline du foot. Il avait assisté à une des petites humiliations de Valentin envers Camille dans le parc, ses mots sanglants dirigés à ses amis à son encontre, agissant comme si elle ne se trouvait pas ligotée à ses bras. Il avait pris Valentin par le col de son tee-shirt et flanqué mon plus gros poing dans sa face de merde, ses propres mots. Tout le monde s’était mis à crier. Certains de surprise. D’autres de panique. Et Camille, elle, s’était mise à sourire. Pourquoi être resté autant de temps dans cet enfer ? A cette question, elle aurait simplement haussé les épaules. Pour souffrir ? Une larme, un rictus forcé, non, pas du tout. Face à elle, elle sortit son téléphone. Son visage changea d’expression face à l’écran. Donna venait de partir leur prendre des bières. Elena lisit le message derrière son épaule. T’es où ? Son père.

— Tu devrais répondre.

— Pour qu’il vienne ici lui-même et me tire par les cheveux jusqu’à la maison ?

— Victor a dit que son père se trouvait avec le tiens au bar. Il sera trop saoûl pour ça.

Elle soupira, moitié exaspérée, puis lui envoya un à la plage accompagné de petites étoiles. Camille adorait les petites étoiles après les messages. Comme si elle voulait que ses mots égalisent la beauté de la nuit.

— Donna, dit-elle quand la blonde revint, deux bouteilles à la main. Je pourrais dormir chez toi cette nuit ?

L’intéressée lui fit son sourire charmeur, une mèche blonde tombant devant son oeil.

— Tu connais déjà la réponse ma chérie.

Et Elena le vit. Ce regard. Pas seulement de la gratitude, non, juste une pure admiration. Derrière l’ombre des flammes, elle était le fantôme admirant l’existance des vivants. Donna resplandissait sous sa chevelure presque blanche. Donna s’exibait telle la manneqin favorite d’un grand créateur tous les jours, Donna lui déposait un tendre baiser sur la joue tous les matins, Donna la conseillait dans chacune des petites décisions, je devrais prendre quoi, le yaourt ou le fromage ? Le fromage, définitivement, et sans surprise, elle prenait le maudit fromage. Et même quand Donna répondait vivement face à un professeur, prenant le rôle de la typique rebelle alors qu’elle avait dix-huit de moyenne général, Camille continuait de l’admirer avec ses petites étoiles dans les yeux. Mais ce soir, Donna scrutait son suçon avec réluctance. Parce que oui, le seul désaccord existant entre elles se connaissait sous le nom de Gary.

— Merci, fit Camille avec soulagement, comme si dormir chez elle n’était pas déjà une habitude.

Donna avait essayé. Des milliers de fois. Gary n’est pas sain. Il te fait du mal. Pourquoi tu continues à te faire souffrir ? Mais Camille avait beau obéir à chacun de ses petits conseils, sur ce sujet là, elle restait fermement accrochée à sa décision.

— Comment ça s’est passé cette après-midi ?

Elle tendit la bière à Camille en premier, la pressant de répondre rapidement et précisement. La seconde à être servie fut Elena.

— Bien.

— C’est tout ?

— Bon écoute, la coupa Elena, ce n’est pas comme si j’avais envie d’écouter des détails sur les moments intimes entre elle et mon frère, et Camille n’a pas envie de répondre à tes questions de gamine, donc épargne-nous ta petite enquête pour ce soir, merci.

— Mes questions de gamine ?

Elle cligna plusieurs fois des yeux, mettant en valeur ses longs cils maquillés. Elle ne manquait jamais une foutue occasion de clamer admire ma beauté.

— Je n’ai pas eu mal, avoua Camille après avoir dégluti sa bière. Ca a commencé par un simple suçon, et à un certain moment ça s’est tranformé en morsure, mais je l’ai à peine senti.

— Comment ne peux-tu pas sentir une morsure ?

— Le plaisir.

Une grimace déforma brièvement les traits de Donna.

— Un jour, tu devras me donner ta définition de plaisir.

— Fous-lui la paix, coupa Elena.

— Dixit celle qui n’aime le sexe qu’à travers des menottes plusieurs queues allignées.

— Ouais, et c’est quoi ton problème à ça ?

Prendre part à une soirée étudiante au sein de Saint-Réliannes avait vraiment été la dernière idée du siècle. Tout le monde, ses parents inclus, avaient appris l’identité de la fille qui avait été l’objet de plusieurs plaisirs cette nuit-là. Chacun a ses préférences après tout, avait prononcé sa mère avant de boire d’un trait son verre de vin. Depuis, Donna se servait de cette histoire comme d’une arme. Mais elle ne la blessait nullement.

— Normal que tu défendes Gary. Tu es aussi malade que lui.

— Va te faire foutre.

Elle s’éloigna, sa main agrippée à la bouteille d’alcool. Camille l’appela plusieurs fois. Mais elle ne courut pas pour la rejoindre, non. Elle ferait tout pour rester aux côtés de son amie belle, intelligente, parfaite, miss Donna Lussier. Gary se trouvait de l’autre côté du brasier, son regard oscillant entre sa petite-amie et ses deux amis depuis le collège, Benjamin et Alex. Il réhaussa un sourcil quand il la vit arriver.

— Qui t’a mise en colère ?

— Devine.

Benjamin la salua furtivement. Ouais, il avait fait partie des gars l’ayant touchée lors de cette fameuse nuit, mais son frère ne l’avait jamais appris. Elle balaya le bout de sa queue de cheval dans son dos.

— Au cas où tu ne l’avais pas encore remarqué, Donna ne t’apprécie pas.

— C’est la jalousie ça, affirma Alex.

— Non, crois-moi. C’est de la pure haine. Comme celle des frères Finkel, même genre. Tu peux me l’ouvrir ?

Elle lui tendit sa bouteille. Gary la déboucha puis se servit en premier, passant sa langue sur ses lèvres humides. Son regard traversait le feu. S’il observait Camille ou s’il était passé à Donna, elle ne le sut.

— C’est pas de la haine, dit-il d’une voix plus basse.

— Ah ouais, c’est quoi alors ?

Il lui rendit la bouteille.

— Je vais jeter l’opercule.

Ca n’était pas de la jalousie. Ca ne pouvait pas être de la jalousie.

*

Il y a des nuits où il est possible d’apercevoir la plus petite étoile de l’univers. Ces moments où aucune lumière n’est capable d’illuminer la voûte obscure, où chaque petit scintillement transcende les barrières de l’atmosphère pour offrir un fragment de sa beauté à un être insignifiant. Ces nuits où le silence étouffe tous les crimes, où les étoiles recouvrent ces terres creusées par la mort de leur splendeur suffocante. L’être humain a toujours eu peur de ces nuits-là. Effrayé par cette absence de vie et cette présence inquiétante d’une majesté divine, écrasé par le poids de ce qu’il considère des ténèbres, mais qui ne relève en réalité que d’un velours noir sur lequel ces précieuses pépites éclatantes se déposent chaque fois que le soleil disparaît. Elles prennent possession du monde, possession des âmes. Et elles soufflent, dans le coeur de chacun, des secrets qui ne peuvent exister que sous leur voile impénétrable. N’ais pas peur. Je ne dirai rien. Combien d’hommes y ont cru ? Combien se sont laissés duper et se sont aventurés dans le noir, les pires desseins en main, prêts à transformer un monde qui ne les avaient que trop blessés ? Combien se sont réveillés le matin et ont poussé ce soupir, si bien connu du soleil, oh, ce n’était qu’un rêve. La nuit n’est que tromperie. Le mensonge tisse sa toile chaque jour, pour se déposer dès que sa première étoile comment à briller. Et elle observe ces amants se tuer, ces amis se trahir, et elle rit, elle rit dans un silence des plus terrifiants. Ce n’était qu’un rêve. Et si ça n’en était pas un ?

*

Novembre 2018

Des bandes jaunes enroulées autour des troncs d’arbre encerclaient le terrain. Des hommes en combinaisons blanches débarrassaient les poussières de la terre, peignant l’invisible avec leurs pinceaux aseptisés. Les rayons de lumières blanches des torches dansaient tout autour de la forêt. Un aboiement de chien. Des grésillements de radio par-ci par-là, des policiers, observant d’un oeil sombre le cadeau que la terre avait régurgité. Les verres avaient mangé la peau. Du visage, il ne restait que des trous gluants, avalant dans son crâne osseux les lambeaux d’épiderme coupés. Les cheveux n’étaient que de la paille salie par la boue, ne conservant plus rien de leur éclat d’antans. La robe qu’elle portait était encore intact, cependant. Des petites paillettes grises répartie sur son corps. Noircies, certes, mais portant les vestiges d’une jeunesse impétueuse, n’ayant jamais pu anticiper une fin aussi proche. Son bras était tendu sur le côté. Ses doigts recroquevillés dans sa paume, telle une araignée séchée. La position d’une victime de la mort, fatalement projetée contre le sol et condamnée à y rester. Antonin Roskin, de l’autre côté d’une bande jaune, inspectait le cadavre de la manière la plus précise possible. Le bracelet autour de son poignet semblait toujours intact. Une chaîne en argent, portant entre deux accroches un petit coeur gris. L’aboiement dans son dos le fit sursauter et il se retourna. Ana désigna du menton la scène face à lui.

— C’est moche hein ?

— Depuis combien de temps elle est là tu crois ? demanda-t-il.

— Plusieurs mois au moins.

Son malinois tirait la langue et fixait le sol, détournant son regard du corps. Ressentait-il la présence de la mort autant qu’eux ?

— Tu la connaissais ?

Il scruta ses vêtements, sa chevelure poisseuse, son visage à peine reconnaissable. Les verres auraient pu grignoter chaque parcelle de sa peau qu’il aurait su répondre à cette question. Elle a fugué, disait-on dans le village. Elle finira par revenir.

— Oui.

— Je suis désolée.

Son chien tira vers l’avant et elle le laissa la conduire, marmonnant un discret “à plus”. Il continua d’observer les combinaisons blanches nettoyer la scène. Cette petite fille aux grands cils noirs. Les cheveux blonds, presque blancs, comme si elle était une espèce d’ange que le ciel avait fait tomber par maladresse. La fierté de ses parents. La star de son école. A quinze ans, il lui avait arraché la bouteille de vodka des mains, à la sortie du supermarché. Camille et elle s’étaient mises à pleurer, promettant de ne plus jamais sécher les cours pour rejoindre les lycéens au parc. Il s’était laissé séduire. Ces petites filles apprenant tout de la vie, temblant de peur à l’idée d’être jetées en prison. Si on les prends avec nous, Finkel tuera sa fille. Laissons-leur une chance. Son collègue et lui s’étaient mis d’accord. Et tandis qu’ils les regardaient partir, il s’était dit que cette frayeur les calmeraient pendant un moment et qu’à dix-huit ans, il les arrêteraient à la sortie du supermarché, désignerait d’un geste de la main les bouteilles d’alcool et les regarderaient rire, le narguer en brandissant leur trophée. Donna n’aurait que dix-huit ans dans quelques semaines. Mais elle ne serait pas là pour les célébrer. Il ne pourrait pas la piéger dans le supermarché. Ni la voir le narguer. On lui avait pris cette infime gloire. On lui avait arraché ces promesses du lendemain.

Elle a fugué. Elle finira par revenir. Vous verrez.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Cassiopée . ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0