Chapitre 5
Le jour de sa reprise, L’angoisse de se rendre seule à l’agence avait taraudée Nathalie à chaque seconde de la nuit. Pas question de prendre le métro, trop de proximité, trop de monde. Elle opta pour la marche ; à cette heure matinale, seules quelques mamans et enfants sur le chemin de l’école croiseraient sa route. La veille, en entrant dans sa chambre, son premier réflexe avait été d’allumer le Babyphone. Du fond de son lit, la lueur du voyant constituait une présence rassurante. Comme une évidence, elle émit le vœu que Stéphane ait eu la même idée.
Brigitte lui sauta dans les bras dès son arrivée dans le hall de l’agence. Discrètement, elle écrasa une larmichette, histoire de garder sa réputation de femme forte intacte.
— Toi, tu n’as pas dormi !
— Si, affirma Nathalie d’une petite voix, un peu.
— Arrête, tu as une tête de déterrée ! Tu es sûre que ce n’est pas trop tôt pour revenir ?
— Oui, c’est mieux comme ça.
— C’est quoi cette réponse bidon ?
Nathalie sursauta quand son mobile vibra dans son sac. Elle l’attrapa dans l’urgence et lut rapidement le message.
— Houlà ! Il y a un souci ou c’est juste your boyfriend, my dear ?
— C’est Steph, confirma-t-elle, très émue.
— Et ?
— Il me demande si ça va, dit-elle, tout sourire.
— Ah ouais ! Je suis réjouie de voir l’effet que fait un « ça va » sur ta life, je vais t’en envoyer plus souvent.
— Mais tu ne comprends pas, il s’inquiète pour moi.
— Ah si si, j’ai compris ! Tu ne lui as toujours pas parlé et donc, vous en êtes toujours au même point depuis un an !
— J’ai pris la décision de ne rien lui dire.
— La vache ! Choisir de ne rien faire et souffrir en silence, c’est trop puissant comme raisonnement. Et tu penses tenir combien de temps ? Deux jours ? Un mois ?
— Arrête, c’est pas drôle, gémit Nathalie d’une voix boudeuse.
— Et je suis censée faire quoi ? Te dire que c’est une idée lumineuse qui va ensoleiller ma journée ! Tu plaisantes, là ?
— Non, c’est très sérieux au contraire, et tu sais tout ce que cela me coûte de ne pas être dans ses bras.
— OK, tu viens de reprendre le taf, alors je n’insiste pas… pour l’instant. J’ai besoin d’un coup de main pour un dossier en cours si tu veux.
— Tout ce que tu veux, je dois m’occuper l’esprit. C’est pour qui ?
— Babyplus, la marque d’articles pour mioches, et à part « anus », j’ai du mal à trouver une rime sympa pour le slogan…
* * * *
À peine la porte de son appartement refermée, Stéphane eut un pincement au cœur. Le retour de leur dernière séance chez le psy s’était déroulé dans un silence de plomb, aucun ne trouvant les mots pour engager la conversation. L’occasion était pourtant idéale de tout mettre à plat, de repartir sur de nouvelles bases. Sur le palier, Nathalie lui avait promis que tout allait bien, qu’à partir de maintenant, elle pourrait se débrouiller seule, mais ses mains tremblaient au moment de mettre la clé dans la serrure et son regard exprimait un profond mal-être. Il avait acquiescé d’un mouvement de tête, respectant son choix, puis monté l’escalier d’un pas lourd. En entrant, il avait allumé le Babyphone, par réflexe, au cas où…
Le jour de sa reprise, Stéphane envoya un « Ça va ? » par texto à Nathalie. Il l’avait entendue s’agiter une partie de la nuit, et comme elle, n’avait pas trouvé le sommeil. Sa correspondante répondit rapidement par un « oui et toi ? ». Cet échange, d’une banalité affligeante suffit pour le soulager d’un poids.
* * * *
Cette première journée de retour à une vie normale passa très vite pour chacun. Assise en tailleur dans son canapé, Nathalie regardait avec appréhension la boîte qu’elle tournait et retournait entre ses doigts. Si le sommeil la fuyait encore cette nuit, elle avalerait un de ces foutus cachets, peu importe les problèmes d’accoutumance. Son mobile sonna sans crier gare et quand la photo de Steph apparut sur l’écran, son cœur se mit à battre la chamade.
— Bonsoir, ma Nathou, ta journée de reprise s’est bien passée ?
Elle se concentra et répondit d’un air faussement détaché.
— Super, les collègues ont été aux petits soins avec moi. Et toi ?
— Bien, bien. Ça te dit une pizza pour fêter notre retour à la vie active ?
Nathalie faillit crier de joie. Les yeux fermés, elle expira lentement à plusieurs reprises pour retrouver un minimum de sérénité.
— Nath ?
— Heu, oui. J’avais envie de toi… heu, d’une pizza ! Je voulais dire d’une pizza avec toi, désolée.
— OK, Tu montes, ou je descends ?
— Je descends… heu, monte, enfin j’arrive !
La conversation à peine terminée, elle jeta son téléphone sur le canapé et fila dans la salle de bains. Le visage fatigué que lui renvoya le miroir la fit grimacer. Comment cacher tout ça rapidement ? Si Brigitte avait été présente, elle l’aurait proprement charriée : mais arrête, tu te conduis comme une ado. Tu es dans un bel état, tiens ! Quarante-huit heures sans le voir et tu es déjà en manque, une vraie droguée !
Quinze minutes plus tard, elle frappait à la porte de Stéphane excitée comme une puce sous caféine. Les secondes s’écoulèrent lentement avant qu’il ne réponde ; à son grand désespoir, son hôte ne semblait pas pressé de l’accueillir. Il ouvrit enfin et la dévisagea, surpris.
— Ben, t’as pas pris ta clé ?
— Ah non, désolée, j’ai oublié, dit-elle en se penchant pour l’embrasser.
— Tu en as mis du temps, les pizzas sont déjà là !
L’accueil lui fit l’effet d’une douche froide. Le maître de maison lui effleura à peine la joue et repartit illico laissant Nathalie déçue de ne pas avoir reçu plus d’attention. Elle soupira et, sans un mot, alla s’asseoir sur le canapé en traînant les pieds.
— Tu veux un truc à boire ? J’ai du Mojito, lança-t-il, la tête dans le frigo.
— Oui, je veux bien.
Stéphane revint avec deux verres, s’assit face à Nathalie et la fixa du regard. La gorge serrée, elle attrapa son verre et trempa ses lèvres dans le breuvage. Un silence génant envahit la pièce, cette invitation ressemblait plus à une mise au point formelle qu’à un simple dîner entre amis. Ni tenant plus, la jeune femme prit les devants et attaqua.
— Tu voulais me parler de quelque chose ?
— Il est temps qu’on discute tous les deux, répondit Stéphane d’un ton entendu.
— Oui, je pense aussi.
— Ça fait trop longtemps que cette situation dure et j’ai pris une décision.
La tension de la jeune femme monta d’un coup. Elle allait payer pour la perte de son couple et pour tous les petits jeux puérils qu’elle avait inventés afin de l’attirer dans ses filets.
— Je comprends… et je suis désolée, tu sais. Je n’ai pas été sympa avec toi.
— Mais de quoi parles-tu ?
Nathalie déglutit avec difficulté, son estomac et son cerveau se nouèrent en même temps.
— Rien, rien. Tu voulais me parler de quoi, toi ?
— Enfin Nath, de nous !
— Ah, gémit-elle dans un souffle.
Son sang se figea et elle se mit en apnée. Surtout ne plus rien dire pour éviter une autre gaffe, et… attendre.
— Alors, pour commencer, je préférerais que nous mettions ton appartement en location, le mien est plus grand.
— Pardon ? dit Nathalie en fronçant les sourcils, décontenancée.
— Il faut aussi qu’on parle mobilier. On prend tes meubles si tu veux, les miens n’ont aucune valeur financière ou sentimentale.
— Mais…
— Ah oui, j’ai pensé à un truc sympa aussi. Ce week-end, je pourrais te demander en fiançailles à tes parents, à l’ancienne. Je sais que ça fait vieillot, mais je suis sûr que ça leur ferait plaisir.
— Truc sympa ?
— Tu m’écoutes, Nathalie ?
Le mot « fiançailles » lui sauta au visage, un déclic résonna aussitôt dans sa tête et tous les rouages de son cerveau se remirent en activités.
— Je pensais te faire plaisir, mais si c’est trop tôt, dis-le. Je te sens bizarre d’un coup.
— Non, non, mais je ne m’attendais pas à ça, c’est si… soudain !
— Alors, tu en dis quoi ?
En guise de réponse, Nathalie se leva d’un bond et lui sauta sur les genoux, puis elle passa ses bras autour de son cou et posa ses lèvres sur les siennes dans un tendre et long baiser. Cette nuit, elle n’aurait besoin d’aucun artifice pour trouver le sommeil.
Le lendemain matin, Irène Picard eut les larmes aux yeux en lisant le texto de sa fille.
« Maman, je suis la femme la plus heureuse du monde. »
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