Le Palais des Glaces

5 minutes de lecture

 La jeune fille courait, tournant au hasard dans les couloirs. Il était par là, elle le savait. Tout à coup, elle s’arrêta. La silhouette du garçon qu’elle suivait lui apparut, déformée et monstrueuse, tout autour d’elle. De quel côté était-il ? Était-ce vraiment une queue qu’elle avait aperçue, passée à travers de son jeans ? Elle s’élança tout droit, persuadée que cette image fugace n’était pas un reflet. Mais lorsqu’elle heurta la vitre de toute la force de sa vitesse, elle comprit que le choix était mauvais. Étourdie, elle se releva sous les rires, semblables à des aboiements. Quelle disgrâce, elle qui pensait être discrète !

 Le Nouvel An lunaire se préparait et la fête foraine venait d’installer ses attractions. À l’extérieur, la lune ne présentait plus qu’une rognure de sa courbure, basse sur l’horizon. Sélène l’apercevait, à travers le plafond de verre.

 Elle secoua la tête. Elle devait se concentrer sur le garçon. Qui était-il ? Était-il vraiment ce qu’elle pensait ? Peut-être la conduirait-il jusqu’à l’extérieur ? Quelle magie était à l’œuvre dans ce labyrinthe de verre et de miroirs ? Elle tournait et virait, et pourtant, aucune sortie ne se profilait. Elle avait l’impression d’être entrée dans un monde parallèle, fait de reflets déformés et de culs-de-sac invisibles dans lesquels elle fonçait sans même s’en apercevoir.

 Des éclats lui parvinrent, se répercutant sur le plafond de verre.

 — Mon père en entendra parler !

 — Pour qui tu te prends, merdeux !

 Au détour d’un couloir, elle tomba nez à nez avec deux hommes. L’un d’eux, jeune, avait une mèche blonde qui tombait sur ses yeux rendus vitreux par l’alcool. Il titubait, bousculé par l’homme très grand, aux épaules larges. Lui aussi avait le regard embrumé par la boisson.

 — Rends-moi mon fric ! hurla le plus jeune.

 — J’ai ai plus besoin que toi. Dégage, sale bourge.

 — Eh, attends. Tu me rends mon fric, je te laisse le joli petit lot, là.

 Le grand baraqué se retourna lentement, posant son regard pervers sur la jeune femme fille, la déshabillant du regard. Elle recula. Elle eut honte, soudain, de ses seins, de ses hanches, de sa robe noire qui soulignait ses formes. Elle aurait voulu disparaître.

 Sa seule échappatoire, passer devant eux. Mais la peur la tenaillait. Elle aurait voulu les chasser à coups de balai, pour se tenir à distance de leur haleine chargée. Avec dégoût et la peur au ventre, elle s’apprêta à passer devant le plus vieux des hommes qui s’était rapproché. Alors qu’elle s’avançait, déterminée, elle sentit qu’on l’attrapait par le bras, tout en lui collant une main sur la bouche.

 — Motus ! lui chuchota-t-on à l’oreille. Viens, cours !

 Sélène s’exécuta. D’un bond, elle se retourna et se mit à courir. Elle n’avait pas vu la sortie qui s’ouvrait derrière elle, ouverture à peine visible entre les miroirs. Devant elle, un garçon, plus grand qu’elle, mais sûrement de son âge, derrière elle, titubant, celui qui promettait d’être son agresseur si elle s’arrêtait.

 Il ne fallut pas longtemps au garçon pour semer l’ivrogne, qui avait fini par s’écrouler, éclaboussant le sol éclatant de sa bile amère et verdâtre.

 — Attends ! Arrête-toi, je dois faire demi-tour ! haleta Sélène.

 — Tu veux vraiment retrouver ces deux malades ? demanda le garçon.

 — Non, mais je suivais… quelqu’un !

 Elle ne pouvait se résoudre à avouer qu’elle suivait un loup-garou. Elle avait vu son nez allongé, ses dents, sa queue. Elle en était sûre.

 — Pourquoi tu le suivais ?

 — T’es qui d’abord ? s’agaça la jeune fille. Je vois pas pourquoi je te dirais quoi que ce soit !

 — Parce que sans moi, les mains de ce vieux cochon se baladeraient sous ta robe ? Je m’appelle Somnus. Alors, tu le suivais pourquoi ?

 Sélène soupira avec agacement.

— Il était… bizarre. Je voulais le voir pour de vrai. Mais de loin. Il fait peur. Et puis peut-être qu’il pouvait m’emmener à la sortie aussi. Quel dédale ici !

 — C’est un loup-garou. Ce n’est pas la première fois que je le vois ici, répondit Somnus. Mais lui ne te mènera pas à la sortie. Moi, oui. Tu veux quand même voir où il va ?

 Elle acquiesça lentement. Sans attendre, son compagnon lui prit la main. Il se remit à courir, entraînant Sélène, telle une bannière dans le vent. Malgré leur vitesse, il n’hésitait pas. Les parois de verre semblaient s’écarter de son chemin. Quand elle poursuivait le garçon loup, elle butait dans les miroirs tous les 5 mètres et elle était sûre que son front en gardait la trace.

 Au bout de quelques minutes de course dans le palais des glaces qui était un monde entier, elle aperçut la queue grise et touffue disparaître derrière une paroi.

 — Là !

 Somnus mit son doigt devant sa bouche et enjoignit la jeune fille à le suivre. Ensemble, ils se glissèrent à la suite du garçon lupin.

 Ils débouchèrent rapidement sur une sorte de clairière entre les miroirs. La lune, toujours en croissant bas, brillait à travers les vitres. Le garçon, lui, n’en était plus un. Il était loup, énorme et gris. Il s’ébattait dans une fontaine d’eau claire et brillante.

 — Je pensais qu’il était malheureux. Qu’il se cachait.

 — Peut-être est-ce toi, qui te cache ici, Sélène. Regarde, lui est heureux, tout monstre qu’il est. Rappelle-toi : on peut trouver le bonheur même dans les moments les plus sombres. Il suffit de se souvenir d’allumer la lumière.

 À ces mots, Sélène vacilla. Sa tête tournait. Puis ce fut le trou noir.

 Elle se réveilla dans son lit. Derrière la fenêtre aux rideaux ouverts, la lune posait sa rognure sur le ciel noir. Sélène soupira en portant sa main à son front plein de sueur. Ce n'était qu'un rêve. Pourtant, la phrase de Somnus résonnait encore dans son esprit. Cette agression ne résumait pas ce qu’elle était. Cet homme lui avait pris ce qu’elle ne voulait pas donner, mais ça ne faisait pas d'elle un monstre, ni une coquille vide. Elle devait trouver comment renaître. Comment retrouver le bonheur.

 La lumière, elle devait allumer la lumière. Elle se tourna. Les pieds de son petit garçon, Loup, lui labouraient les côtes, tandis que profondément endormi, il tétait son pouce avec application. Son mari dormait près d'elle, sa respiration régulière franchissant ses lèvres dans un doux chuintement. Elle n'était pas seule et elle n’était plus une petite fille. Pour la première fois depuis longtemps, Sélène sourit.

 Elle attira à elle son bébé et le serra contre elle. Sa lumière.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Maëva Nourry ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0