Chapitre 2 - Les Sages - 1ère partie
Quatrième Âge – 34ème cycle – Úrkoraë
Assis sur un tabouret près de l’énorme cheminée en pierre qui dispensait lumière et chaleur à la pièce principale de la demeure familiale, un solide garçon aiguisait mécaniquement un couteau, le regard lointain, perdu dans les flammes du foyer. Leur danse hypnotique se reflétait dans ses yeux, du même vert tendre que sa jadéite frontale, et faisait flamboyer ses courts cheveux dorés, réunis à la base de la nuque en trois longues queues-de-rat agrémentées d’anneaux argentés.
Protégé du blizzard qui ensevelissait la péninsule septentrionale sous un épais linceul immaculé, son esprit dérivait au gré du crépitement du feu, du craquement des bûches et du mugissement du vent glacial. Comme l’avaient pressenti les aïeuls, la saison sombre s’était éveillée plus tôt que de coutume, puisqu’ils n’attendaient pas les premiers flocons avant deux lunaisons.
Ce mauvais temps reportait le retour de son père : il n’était pas assez fou pour traverser la moitié du continent alors que Insha et Abominations rôdaient, affamées, sous l’œil bientôt rond de Velgán. Si ses compagnons et lui étaient déjà en chemin, ils s’étaient sûrement trouvé ou bâti un abri afin de s’en préserver, à l’affût des prémices du Renouveau. Pris d’une crainte soudaine, Keÿlán suspendit son geste répétitif. Neuf lunaisons s’étaient écoulées depuis leur départ. Subsistait-il un espoir ?
On racontait d’inquiétantes histoires à propos du Gwalmorth, dont nul n’était jamais revenu pour les infirmer. Cette chaîne de montagnes inhospitalières dessinait la frontière orientale de la Maúgadi et abritait les Naal, un peuple sauvage de petits humanoïdes livides et cruels qui vénérait la Ságwyn, reine immortelle de ce royaume maudit. À son service œuvraient d’impitoyables Chasseurs rompus aux Arts Obscurs, auxquels même les Enchanteurs de la Númbÿa évitaient de se confronter.
Keÿlán frémit d’horreur et refoula la pensée du terrible sort réservé aux proies des Chasseurs. Il lui était intolérable d’envisager son père et ses compagnons dans une telle situation de vulnérabilité. En outre, Cislÿa les escortait et garantissait presque à elle seule le succès de la périlleuse mission de sauvetage : la Dreïwyn saurait percer les illusions de la Chasseresse, déjouer ses ruses et retrouver son fidèle ami, depuis trop longtemps prisonnier de la forteresse de Gwalhren.
Dix-huit cycles... Le garçon n’avait même pas eu la chance de connaître son grand-père, disparu bien avant sa naissance, sinon à travers le récit de ses exploits. Wilhelm, le brave Gúirón chanté par les ménestrels Galhwë jusqu’au lointain archipel de Kelaúi, était-il encore en vie ? Torturé par cette interrogation et furieux que les Sages de Núrya l’eussent si facilement abandonné à son sort, son fils Seamaël était parti à sa recherche, au mépris de l’interdiction du Conseil de la Númbÿa, lorsque ses propres fils lui avaient prouvé être capables de se défendre par eux-mêmes et d’aider leur mère et leur grand-mère paternelle à gérer le domaine.
Si son frère s’occupait des corvées sans se plaindre pour accorder du repos à la pauvre Lysandre, percluse de rhumatismes, Keÿlán s’y soustrayait volontiers, s’éclipsant à l’aube pour consacrer ses journées à l’entraînement physique avec les autres garçons de la vallée. Amer d’avoir été refusé au sein de l’expédition, ce dernier escomptait rivaliser au combat avec son père à son retour afin de lui prouver sa valeur.
Un bruit de loquet interrompit les réflexions du garçon. Il se redressa vivement et se tourna vers la porte d’entrée en bois massif, qui s’ouvrit dans un grincement plaintif. Une silhouette enveloppée de fourrures s’engouffra à l’intérieur, suivie par une bourrasque de neige dont le sifflement lugubre fit vaciller les flammes de l’âtre. Sitôt la porte refermée à la hâte, le tourbillon de flocons s’affaissa sur le plancher. À sa vue, la déception de Keÿlán calma l’emballement de son cœur.
Avec un profond soupir de soulagement, le nouveau venu ôta sa capuche, révélant à la lumière tamisée une gemme frontale d’un rose pâle. Il accrocha à la patère sa cape et son manteau, retira ses bottes et les déposa auprès de la cheminée. Puis, exécutant une danse comique, il se mit à sautiller, martelant le parquet délicieusement tiède de ses pieds nus tandis qu’il se frictionnait et secouait ses longs cheveux dorés en désordre afin de se débarrasser de la neige qui avait réussi à se glisser sous sa capuche.
Son frère esquissa un sourire narquois.
— Toi qui détestes le froid, t’en as du courage !
— La prochaine fois, c’est toi qui y va, lui reprocha Naëwen, qui frissonna à la vue du torse nu de Keÿlán.
À bien des égards, les jumeaux étaient dissemblables. Le premier était fin et sec, vif et agile, doté d’une acuité intellectuelle et sensorielle qui faisaient de lui un excellent pisteur et archer. Le second impressionnait son entourage par sa stature, imposante pour son âge, et ses muscles saillants qui lui conféraient la force, l’endurance et le courage qui manquaient souvent à son frère, pacifique et trop prudent au grand dam de leur père.
Néanmoins un détail parmi ces attributs physiques marquait davantage l’observateur et intriguait autant les gens du commun que les érudits : il était extrêmement rare que des jumeaux fussent dotés de gemmes différentes, dont la maturation ne s’était pas produite au même moment. Dans le ventre de leur mère, Keÿlán avait eu un léger retard de croissance, vite rattrapé après sa naissance. Ainsi, la lunaison placée sous l’égide de la douce Amaërith s’était achevée avant l’ébauche de sa gemme, lui octroyant la protection de la solide Tanúji.
— On va pas en reparler. Issa préfère ta compagnie à la mienne, objecta Keÿlán en haussant les épaules. À chaque fois que je l’approche, elle s’enfuit... D’ailleurs, elle va mieux ?
Son frère cessa ses gesticulations, s’assit en tailleur à même le sol et contempla le foyer d’un air songeur. Ses volutes enflammées lui évoquaient la grâce aérienne de Cislÿa, qui manquait terriblement à la petite Dreïwyn... La teinte vive de ses fines écailles irisées avait commencé à se ternir, à l’instar de sa gemme frontale cristalline. Son Souffle semblait s’affaiblir... Naëwen craignait qu’elle se laissât mourir de chagrin. En effet, à chacune de ses visites, il peinait davantage à l’extirper de sa léthargie et à la convaincre de se nourrir. La joie de goûter à l’indépendance avec les autres jeunes Aïwë de la caverne n’avait duré que les premières lunaisons et s’était dissipée à la naissance de la nouvelle génération au cours de l’Abondance.
Elle n’avait même plus envie de voler. Elle restait recroquevillée dans un coin du nid, aménagé avec Cislÿa avant son départ, indifférente au Chant d’apaisement des Lÿmánti et aux cabrioles des Nÿmú qui se voulaient réconfortants. Le cœur broyé par la solitude, Issa redoutait d’être la dernière représentante de son espèce. La Voix et la chaleur de sa mère lui paraissaient si lointaines, presque irréelles...
— Elle commence à trouver le temps long, se contenta de répondre Naëwen, qui culpabilisait de ne pas réussir à prendre soin de la créature et partageait son inquiétude quant au sort de Cislÿa.
— Comme nous, maugréa Keÿlán.
Alors que le silence s’installait entre eux, celui-ci fronça les sourcils et examina son frère qui se balançait imperceptiblement, signe qu’il hésitait à dire ou à demander quelque chose. Naëwen sentit son regard insistant posé sur lui et abandonna sa contemplation du feu pour formuler sa question :
— Où est maman ?
— Sûrement bloquée au col de Pwyll. J’espère qu’elle pourra redescendre demain.
— Sur le chemin du retour, j’ai croisé un messager. Le Conseil veut nous parler. À tous les trois.
— Ça y est, ils ont enfin compris, fulmina Keÿlán qui se leva brusquement du tabouret, le poing crispé sur le manche nacré de son couteau de chasse.
— Je suppose qu’ils voulaient leur laisser le temps de revenir par eux-mêmes pour les interroger et les sanctionner, mais que leur retour devient urgent avec l’approche de la Longue Nuit...
Les Sages n’appréciaient guère qu’il manquât les trois meilleurs guerriers du hameau, désormais vulnérable aux assauts urondois. En effet, leurs ennemis de l’enclave montagneuse voisine avaient déjà profité de la situation géographique désavantageuse que représentait leur vallée généreuse pour les attaquer depuis les sommets du Talëmvar.
En l’absence de Seamaël et de ses compagnons, des villageois peu expérimentés occupaient les fonctions de sentinelles et de pisteurs sous les ordres de Hesja. Archère et tacticienne de renom, la mère des jumeaux était le dernier atout du village frontalier, rassuré par sa présence permanente sur les cimes : nul autre dans la vallée n’était capable d’identifier avec pareille précision chaque odeur et chaque son, même infime, ni ne possédait sa vue perçante, à laquelle aucun mouvement ou indice le plus subtil ne semblait pouvoir échapper.
L’Urond n’était cependant pas l’unique menace à laquelle l’Himwyn devait faire face. En temps normal, la Númbÿa protégeait de ses puissants enchantements les rêveurs de la péninsule contre les Insha et les Abominations, mais il était une nuit particulière, au cœur de la saison sombre, qui les laissait entièrement à la merci de ces entités néfastes galvanisées par le périgée de la lune sanglante. Ainsi, lors de la Longue Nuit veillaient tous ensemble hommes, femmes et enfants, terrifiés à l’idée d’être dévorés dans leur sommeil. Jusqu’aux premières lueurs de l’aube, ils faisaient brûler de grands feux dans les champs gelés afin de repousser les ténèbres par-delà les montagnes, contaient les légendes des Jours Sombres et les exploits de leurs héros, dansaient en ronde et chantaient de leurs puissantes voix gutturales, remerciant les Enúi pour le cycle écoulé et se préparant à l’avènement du prochain. La tradition voulait qu’à cette occasion l’on jetât au brasier ses vieux habits et que l’on en portât de nouveaux, confectionnés dès la fin des moissons, en symbole de purification.
Rire au nez de la mort, dévêtus dans le froid. Il n’y avait que les Galhwë capables d’entretenir de telles coutumes ! Cela faisait pourtant des siècles que les Sages essayaient de transformer cette nuit de sauvageries, pendant laquelle le temps et les tabous étaient suspendus, en une pieuse cérémonie sous la supervision des Initiés. Toutefois, malgré leur soumission aux lois et à la justice de Núrya en échange de sa précieuse protection onirique, les chefs de village et les aïeuls refusaient d’altérer une fête qui, selon eux, était la plus ancienne connue et représentait l’Essence même de leur peuple, fier et brave en toute circonstance.
L’incessante ingérence du Conseil, jusque dans les affaires privées des foyers, révoltait Keÿlán. Au fond, en quoi les Sages étaient-ils différents des urondois qui s’acharnaient à les envahir depuis un Âge ? Refoulant la colère suscitée par l’annonce de son frère, le gaillard se dirigea vers la fenêtre et scruta l’obscurité croissante, essayant sans succès de distinguer à travers le blizzard la silhouette des sommets, derrière lesquels le Soleil avait déjà disparu. Le monde semblait bien menaçant...
— Dès que la tempête sera calmée, j’enverrai un signal à ama, déclara-t-il d’une voix grave.
Hélas, la nuit fut agitée de violentes bourrasques qui firent trembler les lourds volets en bois. Les jumeaux fixaient les flammes de l’âtre en silence, incapables de trouver le sommeil tant ils étaient inquiets pour leur mère qui n’était pas rentrée depuis des jours. Préoccupée de retrouver leur dîner intact, la vieille Lysandre leur proposa un bol de soupe quelques heures avant l’aube.
— Mangez ! les exhorta celle-ci. Vous aurez besoin de forces pour affronter la journée. Ne vous en faites pas, ce n’est pas une petite tempête qui va avoir raison de votre mère !
Naëwen lui sourit, reconnaissant de sa sollicitude, et décida de faire honneur au plat qu’elle avait préparé. La mine renfrognée, Keÿlán ne leur prêta pas attention, refusant de les rejoindre à table.
— Je suis sûre qu’elle aura même encore assez de forces pour hurler sur le Conseil, plaisanta la matriarche dans l’espoir de détendre l’atmosphère.
Naëwen sentit poindre une profonde angoisse. Il reposa sa cuillère à côté de son bol, l’estomac et la gorge noués.
Après plusieurs jours de veille éprouvante dans les sommets, la perspective de devoir rendre des comptes au Conseil allait assurément assombrir l’humeur déjà précaire de leur mère, au point de lui faire perdre tout contrôle. Le garçon redoutait que les Sages finissent par prononcer le bannissement de sa famille, agacés par le caractère impulsif et irascible de Seamaël, dont avait hérité Keÿlán, et celui sauvage et hautain de Hesja, qui faisaient d’eux des éléments imprévisibles et dangereux aux yeux de la Númbÿa. Ainsi, s’envenimaient au fil des cycles leurs rapports tumultueux avec Núrya et rendaient presque impossible la moindre conciliation sans l’intervention du Sage Andorim qui tenait leur famille en estime.
Si leurs parents n’avaient toujours pas été mis à l’écart de la communauté Galhwë, malgré leurs frasques et leur défiance vis-à-vis de l’autorité de Núrya qui mettaient parfois le chef de leur contrée en fâcheuse posture, c’était surtout par égard envers Wilhelm et Gibrius, leur grand-père maternel, dont les contributions aux nombreux combats contre l’Urond avaient été salvatrices pour l’Himwyn.
Lysandre posa une main parcheminée sur l’avant-bras de son petit-fils soucieux.
— Fichue tête de bois, marmonna-t-elle presque pour elle. Si seulement je l’avais entendu partir cette nuit-là... il aurait tâté du tison ! On l’avait pourtant tous mis en garde... Mais il n’écoute jamais personne et se fiche bien des conséquences. Pour fuir ses responsabilités et vivre l’aventure, ça, il a toujours été partant ! Et maintenant, c’est votre pauvre mère qui va devoir répondre de ses actes...
Sa grand-mère tremblait, de colère et de chagrin. Pas un instant depuis la disparition de Wilhelm, Seamaël ne s’était préoccupé de ce que pensait ou ressentait sa propre mère. Il l’avait abandonnée, comme le reste de sa famille, sans même un mot ou un adieu. Seul son père semblait lui importer : s’il avait investi autant de temps et d’énergie dans l’éducation des jumeaux, ce n’était que dans le but de les préparer à se débrouiller sans lui. À aucun moment, Hesja n’avait eu voix au chapitre.
— Il fallait bien que quelqu’un le fasse, grogna Keÿlán sans même se détourner de la cheminée. Les Singes sont bien trop lâches pour s’en occuper eux-mêmes. Ils ont peur de leur propre ombre !
Naëwen se retint de lui envoyer une réplique cinglante. À l’image du déserteur, l’insolent n’était animé que par ses intérêts personnels et se moquait des répercussions autour de lui, tant que cela ne l’affectait pas. Lui aussi comptait-il les trahir à la première occasion ? Cela ne l’aurait guère surpris.
Le cœur lourd, Naëwen repensa à ces neuf dernières lunaisons. Il avait beaucoup fait preuve de patience et de compassion envers la douleur et la frustration de son frère, allant jusqu’à couvrir ses absences auprès de leur mère quand elle était présente pour les constater. Pas une fois il ne lui avait reproché de lui déléguer toutes les corvées du domaine, alors que lui-même aurait pu profiter de la disparition de leur père pour enfin intégrer la Númbÿa et prétendre à la carrière d’érudit archiviste à laquelle il se destinait. Sans compter les visites régulières d’Issa qui l’obligeaient à réfléchir chaque fois à de nouvelles ruses afin de tromper la vigilance des espions employés par certains Sages.
Offusqués de ne pas avoir été jugés dignes de la confiance des Aïwë, dont ils convoitaient l’accès aux cavernes merveilleuses depuis longtemps, les dévoués serviteurs de l’Âme semblaient prêts à tout pour percer l’inestimable secret transmis à la famille Gildwyn. En sa qualité de Gardienne d’un des derniers havres des Aïwë, très prisées par les humains à cause de leurs prédispositions innées à l’Aïúmanë et souvent capturées pour accomplir de sombres desseins, Cislÿa avait préféré confier à Wilhelm et à ses descendants la tâche de surveiller et de protéger l’accès au sanctuaire du Talëmvar. Suite au sauvetage inespéré de la Dreïwyn par le guerrier Galhwë en son jeune temps, leur longue coopération avait forgé entre eux une amitié indéfectible.
Cette délicate fonction reposait désormais entièrement sur les frêles épaules de Naëwen. En effet, Keÿlán refusait de l’accompagner ou de prendre la relève, vexé de ne pas être accueilli avec autant d’enthousiasme que son jumeau. S’était-il déjà demandé pourquoi les Aïwë ne l’appréciaient pas et fuyaient à son approche ? Naëwen poussa un soupir, las de son étroitesse d’esprit. Qu’avait-il espéré en rétribution de ses perpétuels sacrifices ? Une quelconque reconnaissance de la part de son frère ? Si seulement, à défaut de les respecter, l’effronté s’abstenait au moins de déverser son fiel sur leurs bienfaiteurs, qui consacraient leur existence entière à la sûreté de la péninsule, propice à son confort personnel et à son insouciance !
Dans le silence oppressant, la vieille Lysandre se leva sans un mot. Accablée par l’attitude et les propos violents de son petit-fils, elle quitta la pièce d’un pas pesant et repartit se coucher.
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