Chapitre 1 : Rencontre fortuite (1/4)
Lem’nar, de la famille Fallamin, était indéniablement un homme séduisant. Son menton saillant et autoritaire était, disait-on, ce qui plaisait aux femmes. Lui pariait plutôt sur son regard tendre au bleu abyssal, dans lequel ses conquêtes d’adolescents s’étaient noyées avant même que ses bras ne les eussent enlacées. À trente-cinq ans, et malgré son dévouement au travail, il ne portait aucune ride. Seules deux mignonnes fossettes creusaient ses joues à chacun de ses fous rires.
Car Lem’nar était bon vivant. Une particularité qui avait conquis Lem’tili, son épouse. De trois ans sa cadette, elle partageait sa vie depuis quatorze années déjà. Et pendant tout ce temps, elle n’avait eu de cesse d’aimer ses éclats de rire et la saccade joyeuse de ses innombrables boucles d’ébène qui en découlait. Sa chevelure à elle, de même teinte mais ondulée, bougeait à peine lorsqu’elle se laissait aller à une hilarité plus réservée. Elle cachait d’ailleurs souvent leur longueur métrique en de délicats jeux de tresses, qu’elle arrangeait aux aurores en de complexes coiffes propres à la caste des marchands.
Lui, c’était du charme de la dame dont il avait été conquis, de son nez fuselé et légèrement busqué, de ses pommettes rosées, de ses amandes aux iris noisette, ainsi que de bien d’autres détails qu’il serait incongru d’énoncer ici. Une sylphide, tout simplement. Et contrairement à beaucoup d’autres femmes de son âge, le passage des ans n’avait fait que l’embellir.
Quant à leur existence paisible, ils l’avaient construite autour d’une affaire florissante. Lui y travaillait le bois. Sa maîtrise de cette noble matière, de son assemblage à son ciselage, en avait fait un ébéniste connu et reconnu d’Atbar’xen. En son épouse, qui jouait du fil comme personne, il avait trouvé la plus parfaite des partenaires. Elle avait, dès son plus jeune âge, appris les secrets des textiles les plus fins, des étoffes les plus prisées. À l’instar de son mari, elle savait en sublimer les attraits de ses longs doigts agiles. Ensemble, ils fournissaient aux nobles de la ville, la caste des ismeïi, bon nombre de chaises, fauteuils et autres divans dont la qualité leur était enviée même au-delà des frontières de la cité.
Pour beaucoup, leur vie semblait une concrétisation bienheureuse. Et c’eût pu être le cas si leur extérieur allègre ne cachait pas une douleur silencieuse. Une douleur liée à l’enfant que le destin leur refusait depuis tant d’années. Ils avaient même arrêté d’en parler, vaincus, se contentant de sourire lorsque le tout-venant leur lançait avec frivolité qu’un si beau couple devait penser à sa descendance.
En fait, de toutes leurs connaissances, seuls leurs voisins et amis fidèles, les Sidalmin, partageaient leur triste secret. De quelques années plus jeunes, Tol, le bûcheron râblé à la barbe hirsute, et Fanielle, sa femme gracile, avaient appris à respecter leur intimité blessée. Entre autres, Tol ne ratait pas une occasion de lâcher une grivoiserie lorsqu’un client mettait les pieds dans le plat.
Ces deux couples étaient inséparables tant sur le plan affectif que professionnel. Lem’nar et Tol partaient régulièrement ensemble dans la forêt à la recherche des meilleures essences, et partageaient la même devanture commerciale lorsqu’ils n’étaient pas en vadrouille. Et pendant que leurs époux étaient au loin ou en négociation, Lem’tili rembourrait les meubles en compagnie de Fanielle, qui surveillait ses deux chérubins : Toli et Mati, de turbulents garçons de quatre et six ans à qui Lem’tili pardonnait tendrement chaque espièglerie. Le temps et les déceptions passant, elle en était un peu devenue la tante, voire la maman de substitution, s’attachant à eux comme elle les voyait grandir.
Le plus âgé était le portrait de son père, et approchait l’âge d’aider ce dernier à la hache. Toli, lui, partageait la sensibilité de sa mère. Ainsi que ses cheveux roux béonides, qui lui valaient bien des railleries d’autres garnements. Il n’en prenait cependant pas ombrage, car depuis tout jeune il avait appris à accueillir cette différence comme une fierté. Également à l’image de sa mère, qui avait adopté les us et coutumes fineïi avec une telle aisance qu’il ne lui avait fallu que quelques jours, dix ans plus tôt, pour que tous l’appréciassent. Au point de s’être vue affublée du rôle de confidente de plus d’un, en femme affable qu’elle était.
Un couple mixte donc, parfaitement intégré, qui se contentait d’une existence modeste et sans excès. Une existence cependant enviée par la plupart de leurs semblables, qui n’avaient pas la chance d’être dans les bonnes grâces d’une famille de lemi. Par simple accointance, Tol et Fanielle avaient en effet été acceptés par les castes plus huppées que leurs voisins de marchands fréquentaient.
Leurs vies bien huilées à tous, à défaut d’être parfaitement heureuses pour les Fallamin, n’avaient connu aucune altération après la mort du roi, cinq années plus tôt. Les aléas du royaume avaient, de fait, peu d’influence sur leur quotidien. À leur niveau, ils n’œuvraient que dans une sphère locale qui les mettait à l’abri des vicissitudes du pouvoir. Fanielle avait, entre autres, la chance, si l’on peut dire, de ne plus avoir d’attaches directes avec son pays natal. Elle ne souffrait donc que peu de la fermeture des frontières.
Pourtant, ce matin froid et grisonnant d’Hiver Rampant, elle ne cachait pas son excitation. Au dehors, la neige attendue n’était pas encore tombée, comme si le ciel désespérément couvert gardait lui aussi son souffle.
Car si ce jour était différent des autres, c’était d’abord pour l’arrivée prochaine, à Atbar’xen d’un visiteur exceptionnel : rien de moins que le Naïsmineï, en personne ! Mais là n’était pas la cause première de l’émoi de Fanielle. La visite royale concernait, disait-on, un entretien avec une délégation béonide. Soit encore, que des Béonides de son pays natal, de ceux qui vivaient toujours dans la tranquillité des forêts de son enfance, allaient séjourner dans sa ville d’adoption !
En fait, tous les immigrés béonides partageaient sa fébrilité. Non qu’ils eussent à se plaindre de leur situation ou que la présence de la délégation les réconfortât, mais très peu d’informations filtraient de l’ouest depuis la suspension des sauf-conduits. Aussi, une visite de chefs béonides — et accueillis par rien moins que le souverain, qui plus est — ne pouvait être que de bon augure.
Fait dont témoignaient les décorations qui avaient fleuri dans la cité ces derniers jours. Les routes avaient été nettoyées, les façades enjolivées, et des banderoles de bienvenue avaient été pendues entre les bâtisses. Même des guirlandes de fleurs agrémentaient de leurs vives couleurs les axes principaux. La ville forestière se retrouvait ainsi parée d’une ambiance festive ne laissant personne indifférent.
— Veuillez ne pas traîner. C’est un grand jour, vous le savez.
L’homme dodu venu récupérer de sa commande termina sa phrase tout en maintenant un visage enjoué de bon aloi. Lem’nar et Tol se tenaient face à lui sur le parvis de l’atelier.
— Un changement prochain dans la relation de notre peuple, peut-être ? suggéra Lem’nar en poursuivant le comptage des pièces du riche noble.
— Ce serait pour un mieux, répliqua ce dernier. Les Béonides n’ont jamais rien eu à faire avec les Samarins, si vous voulez mon avis.
— Votre avis ne semble pas rejoindre celui de notre souverain…
Lem’nar avait répondu en relevant la tête, le sourire aux lèvres, et conclut :
— Le compte est bon, Ismeï’dinal. Les sièges sont à vous.
Sur un geste de leur maître, une procession de laquais s’engouffra dans l’atelier pour prendre possession des quatre fauteuils en brocart. Après d’obséquieux saluts d’un côté et un sourire suffisant de l’autre, le client disparut prestement avec sa suite.
Le feu céleste avait alors dépassé son zénith, et les ruelles commençaient à se vider. Aucun habitant ne voulait rater le cortège royal, et la plupart convergeaient déjà vers l’artère principale par où il devait passer.
Les Fallamin et leurs amis Sidalmin allaient également fermer boutique pour ne pas manquer le spectacle. Leur rue commerçante était en effet trop éloignée du centre-ville pour qu’ils pussent s’y rendre sans sécuriser leurs précieuses marchandises. Car les cités fineïi avaient cette singularité de respecter l’agencement des tikmineï, les “pics célestes”. Des arbres gigantesques, vénérés et interdits de coupe, servant de charpente vivante aux principales bâtisses. De sorte qu’à l’inverse des villes samarines — à l’inverse de toutes les agglomérations du monde connu, en fait — où les constructions suivaient le plan des routes, ici, c’était aux routes de respecter le tracé des bâtiments. L’entrelacs de venelles sombres qui en découlait était donc une aubaine pour tout malandrin.
L’atelier correctement fermé, les deux familles se mirent en marche vers l’avenue de toutes les attentes. Ils y furent rendus un quart d’heure plus tard et se retrouvèrent confrontés à une masse compacte de concitoyens ayant déjà pris leurs positions. Ils pestèrent sur leur manque de prévoyance, se trouvant relégués à plus de dix mètres de la route dans une voie de traverse flanquée de hauts bâtiments à quatre étages.
Partout autour de l’avenue, les fenêtres grandes ouvertes laissaient paraître des familles aisées se pressant dans leurs encadrements, attendant fébrilement le passage du cortège en vue de l’inonder d’une pluie de papiers colorés. Malgré la densité Pensante présente — le reste de la ville devait être vide —, les abords de la route étaient fort peu bruyants. Le regard sévère des gardes royaux qui la barricadaient n’y était certainement pas étranger.
Lem’nar prit Mati sur ses épaules, et Tol son plus jeune fils. Les deux femmes, un peu plus petites que leurs maris, allaient devoir se contenter des descriptions que leur feraient ceux-ci.
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