Chapitre 1 : Rencontre fortuite (4/4)

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  Les deux couples échangèrent des regards inquiets, leurs visages soudain fermés.

  — Mais rassurez-vous, le rêve ne s’arrête pas simplement sur une sombre prémonition. Sa fin se révèle dans une éclaircie ténue mais radieuse. Une ouverture dans la lourde voûte céleste, par laquelle l’astre majestueux reprend sa domination sur les ombres du monde. Ainsi, aussi sûr qu’un mal inconnu approche, il pourra être chassé. De quelle façon, cela non plus ne nous a pas été dévoilé. Nous en avons conclu que du temps allait s’écouler avant que le dénouement n’apporte cette réponse. Beaucoup de choses adviendront ou n’adviendront pas d’ici là, et c’est pourquoi les esprits n’ont pu être davantage explicites. Ils nous ont, par contre, fourni un ultime indice : dans le drapé de lumière descendant du ciel nous est apparue une forme. Elle était auréolée d’une clarté qui nous permettait à peine de distinguer sa silhouette Pensante. Une personne qui portait la lumière sacrée en elle, autant qu’elle l’habillait de mille feux. Cette personne, qui qu’elle soit ou qui qu’elle sera, endossera le destin de tous les peuples, connus ou non. Cette personne, choisie parmi toutes, sera vierge de pensées mauvaises, et sa pureté sera le fanal qui nous conduira hors des ténèbres à venir.

  Ce fut sur ces propos sibyllins que l’invitée s’interrompit. Inconsciemment, la jeune mère avait lâché la main de son mari et avait attiré à elle ses deux enfants qui continuaient à se goinfrer avec délice. La matriarche se tourna ensuite vers le marchand, et :

  — Si je suis là, Lem’nar, ce n’est pas pour vous mettre en garde, car les nuages qui s’amoncellent hors de notre vue obscurciront notre monde, que nous soyons préparés ou non. Si je suis là, c’est pour vous délivrer un message.

  Les deux gardes devinrent instantanément nerveux. Bien que toujours statiques, il ne faisait aucun doute qu’ils se tenaient prêts à mettre fin à la discussion au moindre propos déplacé. Déplacé envers le Naïsmineï, s’entend.

  — Ce message, c’est un message d’espoir. Un message que nous espérons être entendus par tous les Pensants chérissant la paix. Lorsque l’élu se fera connaître, nous, Béonides, seront présents pour l’aider dans sa tâche, ainsi que nous aiderons tous ceux qui auront foi en des jours meilleurs ! Tel a été le message de nos esprits protecteurs, qui par leur sagesse hors du temps nous préparent à accueillir la lumière après l’obscurité !

  Elle s’était finalement laissée emporter par ses propres paroles et, sans y prêter attention, avait terminé son laïus l’index brandi vers le ciel.

  Les yeux de Fanielle étaient rougis par une ferveur presque viscérale. Les trois autres Fineïi, eux, étaient plus circonspects. Les gardes, précédemment sur le qui-vive, s’étaient relâchés, dissipant du même coup la lourde atmosphère qu’ils avaient un instant imprimée à la pièce.

  La matriarche, soudain consciente de son envolée lyrique involontaire, reprit son sourire et se carra confortablement dans son fauteuil. Elle avait visiblement dit tout ce qu’elle avait à dire. Les deux couples en restèrent sur leur faim. Tous ces mystères pour un simple rappel à l’espoir ? Ils ne savaient s’ils devaient en être déçus ou rassurés.

  Lem’nar, lui, se demandait même s’il fallait accorder le moindre crédit à ces élucubrations ! De tous, il était sans doute le moins enclin à prêter attention à des signes d’autres croyances, d’autres temps. Après tout, leurs divinités fineïi avaient mené son peuple au-devant des civilisations connues sans l’aide d’aucun voyant ou autre devin. Les Béonides avaient peut-être leur sagesse ancestrale, les Samarins leurs armées et leurs landes cultivables à perte de vue, mais eux, Fineïi, pouvaient se targuer d’avoir l’esprit saint et les pieds sur terre !

  Sans compter que leur nouveau souverain, plus encore que ses prédécesseurs, veillait à leur sécurité !

  Et les mines dubitatives autour du marchand attestaient du large partage de son point de vue. Seule Fanielle affichait un visage sombre, témoignant du crédit qu’elle accordait à la matriarche. La jeune béonide était la seule, entre autres, à avoir pu lire entre les lignes des paroles absconses de leur interlocutrice : à demi-mots, celle-ci avait en effet exprimé son souhait de transmettre la signification de son rêve au-delà des murs de cette habitation. Personne ne l’avait entendu comme la jeune mère, et encore moins les gardes, dont elle avait compris l’invitée se méfier. La présence de cette vénérable dame en ces lieux n’avait pas pour seul but de partager sa vision avec quatre inconnus… mais de lui demander implicitement à elle, Fanielle, béonide intégrée, de faire circuler son message d’espoir ! Que ses frères et sœurs d’adoption fineïi sachent, lorsque les heures seraient ténèbres, que les amicaux béonides garderaient leurs bras ouverts !

  Cette demande, adressée de manière détournée pour éviter les soupçons des deux cerbères, était peut-être même la véritable raison de la venue de la délégation béonide. Les cinq sages, qui ne resterait à Atbar’xen que le temps de pourparlers, devraient rapidement s’en retourner en emportant leur vision avec eux. Par cette visite inopinée dans l’établissement de lemi, le message onirique qu’ils avaient amené allait donc survivre à leur départ !

  Un poids bien lourd à porter — si elle ne s’était pas trompée — pour une jeune maman. D’autant que lorsqu’elle émergea de ses pensées, elle découvrit les visages de ses amis et de son mari moins perplexes qu’amusés. Elle se sut ainsi affirmativement seule face à ses conclusions.

  Sur le coup, elle se demanda si elle n’avait pas trop lâché la bride à ses réflexions. Mais un bref et intense regard de la matriarche capté à la dérobée la convainquit du contraire : ce qu’elle avait compris l’avait été à juste titre !

  Quoiqu’il en fût et à défaut de mieux, Lem’nar se satisfit de cette explication sur la présence de cette invitée surprise. Elle n’était peut-être pas là pour faire fructifier leur affaire, mais au moins les gardes s’étaient apaisés et tout risque de débordement paraissait écarté.

  La matriarche donna ensuite l’impression de ne vouloir aborder d’autres sujets que celui des descriptions de ses contrées boisées. Fanielle s’en détendit, car la voix de leur interlocutrice, de nouveau guillerette, ne véhiculait plus désormais que de douces images de son enfance. Même Lem’tili, qui n’avait pourtant jamais mis les pieds en forêt béonide, se laissa porter par ce flot de paroles colorées qui ne semblait pas prêt de se tarir.

  Mais l’heure passait, et avec elle de possibles clients non accueillis. Sans compter que — et l’idée frappa Lem’nar — son atelier était resté sans surveillance et portes grandes ouvertes ! La présence des gardes avait bien dû faire le tour du quartier et refroidir d’éventuels marauds, mais le gérant ne pouvait malheureusement plus se départir de cette éventualité.

  D’un coup d’œil explicite adressé à son ami bûcheron, il lui fit comprendre qu’il était temps de reprendre le fil originel de leur journée. Ce dernier, coutumier des clients prenant trop goût au confort de cette pièce, usa d’un stratagème connu de tous parents :

  — Excusez-moi, madame, lança-t-il respectueusement à la matriarche en se levant, mais il est l’heure d’une petite sieste pour nos trésors.

  Le mot fatidique ayant été prononcé, la réaction instantanée et unanime fusa des deux bouches badigeonnées de morceaux de biscuits au miel :

  — Nooon !

  Une douloureuse supplique qui resterait sans effet, Toli et Mati le savaient. Aussi, ils usèrent à leur tour d’un stratagème de contre-offensive connu de tout enfant repu et trop fatigué pour s’en rendre compte :

  — On a faaaim !

  Fanielle se leva alors et, avec tous les ménagements propres à une mère aimante, incita tendrement ses bambins à obéir. La matriarche, comprenant le message tacite, se leva elle aussi pour prendre congé en s’efforçant de ne pas montrer combien elle regretterait le confort de ce fauteuil divin. Quelques instants plus tard, ils se saluèrent tous sur le pas des portes extérieures.

  Au moment où la grande dame présenta ses respects à la jeune maman, elle formula un adieu différent de celui adressé à ses autres hôtes :

  — Merci de votre agréable accueil, gentille Fanielle. Puissent les esprits être favorables à votre charmante famille. Et… merci pour votre compréhension.

  L’intéressée se maîtrisa pour ne pas se remettre à genoux. Elle se contenta de prendre la main de la matriarche dans les siennes et d’y déposer ses lèvres. Elle fut la dernière à quitter le parvis et à réintégrer l’atelier, longtemps après que les trois visiteurs eurent disparu au détour des ruelles maintenant enneigées.

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