Chapitre 3 : Le destin en marche (1/3)
Le Petit Repos du Labeur (5.2.4), soit la neuvaine suivante, Lem’nar et Tol dérogeaient une fois de plus à ce jour dédié à la famille et à la méditation. Ils n’étaient cependant pas les seuls. Cette coutume s’était estompée avec les décennies à mesure que la qualité de vie des Fineïi croissait. Car plus de confort équivaut à plus de besoins, et si l’atavisme ne vous est pas souriant, plus de besoins appelle à plus de travail.
En d’autres termes, seules les hautes classes sociales pouvaient réellement bénéficier de ce jour de détente de mi-neuvaine. Depuis la caste des ismeïi, nobles propriétaires terriens, le labeur était à charge de sous-fifres qui, même si mieux payés que le commun des Fineïi, ne pouvaient profiter du Petit Repos. Une position néanmoins enviée par plus démunis encore, lot invariable de toute société. Ceux-là ne connaissent ni Petit, ni Grand Repos.
Les deux amis revenaient ainsi d’une matinée dans la forêt profonde. Fourbus par l’effort, ils rêvassaient assis sur une charrette où reposaient plusieurs sections d’un tronc grossièrement élagué. Leur cheval de trait allait nonchalamment, coutumier de ce genre de peine.
Lorsqu’ils approchèrent d’Atbar’xen, ils furent ralentis par la sempiternelle procession de marchandises diverses attendant de pouvoir franchir le poste nord de la ville. Parmi ceux-là, beaucoup transportaient des récoltes de différents champs et cultures implantés dans les interstices laissés par la forêt. Les semailles effectuées deux mois plus tôt avaient profité d’un Hiver Dormant plus doux, allant jusqu’à fournir leur fruit deux neuvaines avant le Rendu. Cela ne pouvait être que de bon augure pour l’Été Naissant qui arrivait, et dont les légumes, gorgés du feu céleste du Printemps, étaient particulièrement prisés.
Or ceux-là promettaient également d’être exceptionnels, car ledit Printemps l’était lui-même ! Il n’en était qu’à son Labeur que sa lumière et sa chaleur se rapprochaient déjà de ceux attendus seulement trois neuvaines plus tard !
Ce fut donc sous une belle journée au ciel à peine pommelé que les deux amis pénétraient dans la file menant aux portes de la ville. Une manœuvre qui, lorsque le temps était maussade et les esprits à son diapason, nécessitait souvent patience et nerfs solides. Cette fois, le passage fut cédé avec courtoisie, au point même d’être servi accompagné de sourires sincères.
L’ambiance était si décontractée que les deux compères en étaient arrivés à complètement faire abstraction des autres véhicules. La démarche molle mais assurée de leur cheval sous cette atmosphère printanière les poussait à l’indolence, tout du moins intellectuelle. Les rênes relâchées — si pas lâchées —, laisser l’animal gérer seul sa besogne pendant qu’eux réfléchissaient au plat qu’ils allaient demander à leurs épouses pour le lendemain. Le retour des bonnes saisons leur en permettait en effet un choix qui demandait réflexion.
Ils furent toutefois surpris dans leurs discussions par un « Haltes ! » tonitruant. Instantanément rappelés à la réalité, ils remarquèrent, face à leur cheval, un militaire en uniforme prêt à repousser l’animal.
— Convois exceptionnels, leur cria-t-il. Veuillez respecter les distances réglementaires !
De quelle distance s’agissait-il, ils n’en avaient aucune idée. Mais reprenant en vitesse le contrôle de sa charrette, Lem’nar l’immobilisa le temps pour le véhicule qui les précédait de gagner quelques mètres. En réaction logique et attendue, un « Et ! Vous dormez devant ? » leur provint cette fois de derrière, auquel ils ne prêtèrent pas attention.
Le transport qui venait de prendre ses distances les intrigua aussitôt. Il s’agissait d’un long chariot à moitié désossé sur lequel reposait une étrange cargaison bâchée et solidement câblée. Tol fut le premier à évoquer sa surprise, s’adressant à voix basse à son conducteur :
— T’as vu la taille de cette chose ? Ça me fait penser au tronc d’un gros, un très gros arbre, du genre qu’on ne voit pas de par chez nous ! Une essence spéciale peut-être, réservée aux Sarali ou au Naïsmineï lui-même ? T’en penses quoi ?
L’attelage était flanqué de trois soldats de part et d’autre. S’il s’agissait d’une livrée de bois exotique, aussi unique fût-elle, elle n’aurait certes pas nécessité une telle protection, pensa Lem’nar.
— Tu veux savoir ce que c’est ? demanda-t-il sur un ton que son ami ne connaissait que trop bien.
Tol acquiesça instantanément, se préparant, amusé, à la boutade à venir.
— C’est, à n’en pas douter… quelque chose qui ne nous regarde pas !
Le bûcheron se renfrogna.
— Pff, t’es pas drôle, lança-t-il déçu.
— Non… attends…
Lem’nar avait projeté son regard plus loin vers l’avant. Il avait remarqué un cavalier armé, en tête de l’étrange convoi, monté sur un magnifique étalon pommelé. Malgré la distance, il n’eut aucun mal à distinguer les marques sur les épaulettes de l’individu. Le chargement était assurément un transport d’exception.
— Je vais changer ma réponse précédente, reprit-il. C’est quelque chose qui ne nous regarde absolument pas.
Son ami, toujours à l’affut d’une possible note d’humour, sourit à cette infime correction. Lui, peu coutumier des décorations et des insignes militaires, n’avait pas encore compris tout le sérieux de la remarque. L’ébéniste en avait conscience, et en profita pour instruire le bûcheron sur la question.
— Tu vois les deux barrettes dorées sur les épaules des gardes ? Ce sont des militaires d’élite. Et sur le cavalier menant le convoi, les deux mêmes barrettes mais surmontées d’un soleil rouge ? Lui… c’est un donlan !
— Un donlan ? répliqua Tol étonné. Pour conduire un chargement de bois exotique ?
— Ma paye qu’il n’est pas question de bois. Et ma paye du mois prochain que si nous continuons à les lorgner comme ça, on va finir par s’attirer des ennuis ! Mieux vaut laisser les affaires de l’armée à l’armée…
Ils patientèrent quelques secondes de plus, le temps pour l’étrange chargement de prendre encore quelques mètres sur eux, et ne se remirent en route qu’à l’agacement suivant émis dans leurs dos. Lem’nar conserva alors les rênes et s’arrangea pour maintenir cette distance.
Bientôt, le poste de garde apparut entre les arbres distants. Lorsqu’il ne fut plus qu’à une cinquantaine de mètres, sans qu’aucun signe ne l’annonçât, un improbable événement naturel se produisit. Alors que, depuis le matin, il n’y eut de brise légère qu’au niveau de la canopée, une forte bourrasque en provenance du nord galopa soudain avec fracas le long de la route. Sur son passage, elle surprit les usagers et fit s’envoler une série de coiffes. Son tumulte la précédant, Tol se retourna pour assister à cette toux imprévue de l’atmosphère si calme jusque-là. Lem’nar, lui, resta figé, le regard captivé par le véhicule militaire. Comme si, à ce moment précis, il n’avait pas la volonté de répondre à cette autre curiosité qui les rattrapait à grand bruit.
Lorsque la rafale fut sur eux, il eut le réflexe de raccourcir quelque peu ses rênes de sorte que son cheval sentit la présence de son maître et ne prit peur. Précaution inutile en regard du tempérament de la bête, qui se laissa caresser par le vent avec une visible satisfaction. Lem’nar, les yeux ainsi braqués vers l’avant, fut le seul à voir un pan de la bâche militaire se relever un bref instant. Quand Tol refit face à la route, elle était déjà retombée.
— C’était… complètement noir…, lança mystérieusement son ami.
— Noir ? Quoi donc ?
— Ce qu’il y a sous cette bâche…
— Hein ? Tu l’as vu ? Quand ça ?
— Le vent, répondit calmement l’ébéniste. La toile s’est soulevée une fraction de seconde. Ce qu’il y a en dessous, on aurait dit… c’était comme… un morceau de nuit, si tu vois ce que je veux dire…
— Pas du tout ! Mais si c’était complètement noir…
L’expression du bûcheron se fit perplexe. Et après un instant :
— Un tronc carbonisé, peut-être ?
Lem’nar ne répondit pas. La bourrasque s’était volatilisée aussitôt que l’étrange chargement se fut de nouveau caché aux regards. Une seconde encore, et le bruit d’un second coup de vent leur parvint. Du sud cette fois, et en hauteur. Les cimes recouvrant la route de leur panaché rouge naissant bruissèrent nerveusement, comme si une immense main invisible lancée par la ville était venue en flatter le feuillage. Le convoi militaire s’ébroua au moment même où le vent atteignit son zénith et en agita vigoureusement les branchages. Un fin ruisseau de lumière s’en extirpa qui descendit jusqu’à l’arrière de la bâche, là où le pan s’en était relevé un instant plus tôt.
À cet exact moment, une des roues arrière du lourd véhicule dut franchir une pierre sournoise dépassant légèrement du sol. Lorsqu’elle en retomba dans un bruit mat, il fut suivi d’un second son, plus léger, à peine audible, comme un cliquetis étouffé. Lem’nar n’eut pas le temps de demander à son ami s’il l’avait entendu qu’il vit quelque chose tomber de sous la bâche et terminer sa course à terre. Un quelque chose qui était, de nouveau, passé inaperçu aux yeux de tous et que l’ébéniste aurait également raté si, au moment d’atteindre la route, l’objet n’avait été éclairé par les restes mourant des rayons célestes. Ceux-là disparurent en même temps que la rafale aérienne et, aussi soudainement que la nature s’était altérée, elle reprit son calme comme si rien ne s’était passé.
Si d’autres que lui, dans la file, se mirent alors à échanger sur la situation qu’ils venaient de vivre, Lem’nar, lui, n’eut d’autre choix que de répondre à une impérieuse pulsion qu’il ne put s’expliquer.
— Tol, prends les rênes !
— Quoi ?
Mais il était déjà descendu de la charrette et s’était rué vers l’avant. L’un des gardes d’élite entendit le bruit des pas précipités dans son dos et se retourna prestement, l’arme au poing.
— Que faites-vous ! hurla-t-il.
Trois mètres plus loin, Lem’nar était déjà accroupi, la main refermée sur l’objet. Pris cependant d’une soudaine panique, il bredouilla quelques mots avant de réussir à articuler un semblant d’excuse :
— Une pièce… j’ai laissé échapper une pièce…
À l’air austère de son interlocuteur, il remarqua que sa justification ne tiendrait peut-être pas.
— Debout ! cria le soldat.
En un pas, l’arme et son porteur avaient réduit la distance de manière inquiétante. L’ébéniste, voulant prévenir toute offense à l’ordre, commença à se relever, mais avec grande lenteur. Il gardait sa main fermée sur sa prise bien en évidence afin éviter d’augmenter les soupçons. Son autre main, posée sur sa cuisse arrière cachée à la vue de l’individu, frôla la petite bourse en cuir qu’il avait attachée à sa ceinture. L’image de celle-ci s’imposa alors à son esprit et il eut l’idée qui allait le sauver : tout en se redressant, il parvint à en écarter subrepticement les liens et à en faire tomber quelques piécettes. Elles tintèrent au sol en même temps que lui se forçait une mine désolée des plus convaincantes.
— Ho mes excuses, mes excuses ! Je ne suis qu’un sombre maladroit ! lança-t-il en plongeant vers son minuscule trésor… qu’il réussit à fourrer dans son aumônière avec l’objet.
Toujours courbé, il releva honteusement les yeux pour trouver ceux du garde passablement énervé, mais également un rien moins sourcilleux : le subterfuge semblait avoir fonctionné ! Une voix émise de l’arrière, à cet instant, secourut pour de bon Lem’nar :
— Alors, vous avancez devant ou quoi ?
Le garde jeta un regard courroucé plus loin dans la file puis, revenant à l’ébéniste :
— J’aurais pu vous tuer par simple sécurité ! Faites plus attention à l’avenir !
Sur ces mots, il rengaina et retourna prendre position aux côtés du convoi. Lem’nar, le cœur battant, ne demanda pas son reste et s’empressa de remonter auprès de Tol.
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