Scène 11 : Jour 2 : Décomptes et déconvenues
Lors de la relève, certains ouvriers franchirent les palissades. Sales, maigres et dépenaillés, ils se dispersèrent sur les quais. Je laissai mon vélo et suivis une des épaves. Hirsute et misérable, il s’éloignait le long du fleuve en lançant des regards méfiants. Sa démarche lente et prudente me permit de le filer sans peine.
Au bout d’un kilomètre vers l’amont, il s’arrêta et pénétra dans une galerie d’évacuation des eaux. En m’approchant, je pouvais entendre des raclements de métal sur la pierre et des geignements impatients.
Je jetai un coup d’œil. À cinq mètres, une grille bouchait le conduit. Le type se tenait accroupi à ses pieds, la tête penchée en avant. À cette distance, je pouvais apprécier à quel point il était maigre et ses vêtements pitoyables.
Il avait descellé des pavés au niveau du sol et, armé d’une pelle sans manche, creusait la terre. Tout à sa tâche, assourdi par le bruit de son travail, il ne m’entendit pas, ne sentit pas ma présence. Je l’abandonnai à sa démence. Les mots de madame Lambert résonnaient à oreilles. Celui-là ne remonterait bientôt plus.
Lorsque je revins à ma bicyclette, je remarquai que le portier du chantier quittait son poste. Sans trop savoir comment j’allais m’y prendre, je souhaitais lui parler. Je le suivis.
Le vieil homme me mena dans un troquet un peu à l’écart du centre et s’installa au bar. Je me trouvai une table libre à proximité de l’entrée.
En habitué des lieux, il prit part aux conversations. Il racontait l’avancement du chantier, rappelait les contraintes énormes de l’ouvrage, plaisantait sur le contremaître Cornu et sa femme.
— Comment qu’on fait pour travailler au terrassement ? Il paraît que ça paye bien, lança un jeune homme à l’accent titi.
— Ah, ça, j’te déconseille d’aller bosser là-bas, mon gars, répondit le portier, l’air soudain grave.
— Pour quinze francs par jour, il faut accepter certains risques, gouailla le titi.
— Pas ceux-là, crois-moi.
Je tendais l’oreille, comme le reste des piliers de bar. Tout le monde dans la salle attendait la suite. Le vieil homme hésita. La pression des regards l’intimidait, il se lança enfin.
— J’vais t’dire, Guillaume. Des gars, beaux et costauds comme toi, j’en ai vu embaucher. Ils arrivent tout fiers, travaillent douze heures par jour dans le trou pendant quelques mois. Puis ils se mettent à maigrir, à plus se laver et un jour, j’les vois entrer et jamais ressortir. J’sais pas si c’est l’air comprimé ou la merde qu’ils remuent, mais ils deviennent malades et meurent au fond. Abandonnés là, sans sépulture.
Le silence tomba sur l’assemblée, la peur apparut sur les visages. L’image des épaves qui sortaient du trou s’insinuait dans mon esprit. Je revoyais le fou avec sa demi-pelle dans sa galerie.
J’attendis que la tension se relâche. Peu à peu, les clients s’écartèrent du vieil homme. Il avait semé le trouble et son regard errait sur la salle en quête de soutien. Lorsqu’il se tourna vers moi, je lui souris en soulevant ma bouteille à moitié pleine en signe d’invite.
Il se rapprocha et s’assit, l’allure triste et sombre. Ses yeux bleus glacés me sondèrent.
— J’vous ai déjà vu. Hier, vous vouliez parler à un gars, commença-t-il, peu amène.
— Vous êtes physionomiste.
— J’reconnais un ancien collègue quand j’en croise un. Un flic reste un flic. Qu’il soit portier comme moi ou quelque chose dans votre genre.
— Consentez-vous à partager un godet avec ce quelque chose ?
— J’accepte toujours un verre, même si j’sais pas ce qu’il va me coûter.
— J’ai entendu votre histoire.
— C’tait pas un racontar !
— Je suis tout disposé à vous croire, reconnaissez-vous ce garçon.
Je posai la photo de Julien en masquant Annette du plat de la main. Le portier regarda attentivement l’image puis releva la tête en me fixant dans les yeux.
— Y f’sait partie de l’équipe du premier caisson, un beau gaillard… Avant qu’il commence à s’gâter.
— Vous savez ce qui lui est arrivé ?
Il remplit son verre à ma bouteille et but une grande gorgée avant de rapprocher sa face de moi.
— L’est pas r’monté, chuchota-t-il. Y r’montent jamais. Même depuis que le chantier est terminé. Ça fait deux semaines que les gars continuent de creuser sans raison. Les ingénieurs s’arrachent les cheveux, mais lorsqu’ils ont essayé de leur interdire l’accès, il y a eu des coups échangés. Les chefs parlent de noyer la chambre de travail, j’les ai entendus l’autre jour quand j’pissais.
— Vous pensez que les patrons sont à l’origine des disparitions ?
— Non, j’crois qu’ils ont peur des gars.
Je perçus un bruit sourd derrière moi, le vieux portier se figea. La frayeur se gravait sur sa face. Je suivis son regard en tournant la tête. À travers la vitre, le visage émacié de Julien, crasseux. Ses yeux exorbités passaient de mon compagnon à moi dans un va-et-vient rapide. J’avais le sentiment que nos traits s’imprimaient dans son esprit perturbé. Un frisson primitif parcourut mon corps.
Derrière moi, le parquet résonna d’un bruit de cavalcade. Je me retournai et aperçus le portier qui s’enfuyait par la sortie de service à l’arrière du bistrot, sous le regard médusé des autres clients.
Derrière la vitre, nulle trace de Julien. Je sortis précipitamment pour le rattraper. Il avait à nouveau disparu.
Annotations
Versions