Chapitre 8 : Monde d’abominations

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Personne ne savait ce qu’ils fuyaient, mais la menace hurlait sa présence. L’obscurité était envahissante, le chemin sinueux et complexe, mais surtout, ces râles d’effroi glaçaient le sang.

Lonka semblait les guider sur un autre sentier, plus linéaire. Cette trajectoire était la seule lueur d’espoir dans cette moiteur infernale. La troupe courait à en perdre haleine, transportant leur casque et armature comme un fardeau. Ils remettaient leur sort entre ses mains, espérant qu'elle les amène par ce raccourci vers la sortie.

Ce que Lonka ne leur avait pas dit, c’est qu’elle n’était plus conduite par des voix, mais par l’instinct.

Les échos vibraient de plus en plus. Dans cette torpeur, Banaji, qui gardait tant bien que mal son esprit d'analyse, pria le groupe de s’arrêter au détour d’un couloir. La lumière faiblissait à travers les veinules de l’allée.

– Que se passe-t-il Banaji, t’as besoin de souffler ? demanda Jennän, les mains sur les genoux.

– Je ne suis pas sûr que tous les cris soient humains.

– Comment ça ? interrogea Jorïs, la boule au ventre.

– En nous comptant, nous n’étions pas plus d’une vingtaine à explorer ces sous-sols, or vous n’avez pas remarqué que les cris sont continus ? Si tous les échos venaient de chez nous, tous les explorateurs seraient déjà morts, nous compris.

– Donc ? entonnèrent de concert Jennän et son fils.

– Donc si les cris se rapprochent, on risque de tomber sur quelque chose d’autre…

– Les Hantz ! s’écria Lonka d’une voix essoufflée. Je ne sais pas ce que c’est, mais je pense que ce n’est pas une bonne idée de les croiser.

– D’où sais-tu ça ?! adjura Jennän.

– Les stèles ! La dernière que j’ai lue dehors les évoquait. En plus Jorïs t’en a parlé tout à l’heure ! s’énerva-t-elle, cachant sa honte de n’avoir rien expliqué avant. Et sur la grande de la pièce où nous étions je n’ai pas pu tout déchiffrer, mais ça parlait encore d’eux.

Si Banaji visait juste, alors ces cris n’étaient pas que des mises en garde. Les outils de communication et d’éclairage comme les sacs à lucioles ne marchaient plus ; il fallait de toute façon partir d’ici.

– Que doit-on faire ? demanda de nouveau Jennän.

– On doit rejoindre la sortie ! Elle est proche, dit Lonka.

La troupe se remit à courir, suivant la jeune fille dans ses raccourcis. Les cocons éventrés étaient disposés différemment, les embouchures annexes tournaient dans d’autres directions, certaines bien trop étroites. 

Ils débouchèrent à leur grande stupéfaction dans un gigantesque tunnel. Sûrement ce fameux tunnel où s’était aventuré un autre groupe d’explorateurs, en attestent les pylônes qui le soutenaient. 

Vu le peu de lumières, personne ne voyait ses pieds. La sensation de marcher dans le vide les terrifiait d’autant plus.

Ils ralentirent drastiquement, priant leur second souffle de remplir leurs poumons desséchés. Les cages thoraciques étaient compressées par le manque d’air. Les bronches sifflaient. 

Jorïs et Lonka étaient les seuls à garder une forme convenable, mais ils ne pouvaient pas laisser les deux explorateurs en retrait, à la merci de ces bêtes invisibles.

– Jennän !!

Les voix des autres explorateurs parvinrent jusqu’aux oreilles du groupe. Dans la foulée, deux d’entre eux apparurent dans le léger halo bleuté.

– Joël, Jarvïs, cita Jennän en se concentrant pour distinguer leur visage épouvanté. Vous allez bien ?! Qu’avez-vous vu ? Où sont les autres ?!

– Alèf était derrière nous il y a encore peu, mais on a perdu définitivement la trace des autres, commença Joël.

– Les monstres leur sont tombés dessus, finit Jarvïs, arrivé en queue du cortège.

– Les quoi ?! s'exclama Jennän.

– On n’a pas bien vu ce que c’était ! s’exclama Joël qui semblait dans une bien meilleure forme que ses camarades. C’était juste gros et noir, avec plusieurs pattes… Seuls leurs yeux sont bien visibles, bien rouges !

Jennän se répéta les dernières paroles des revenants. Comment ne pas penser au monstre aux mille yeux rouges ? Comment ne pas suffoquer face à ces souvenirs d’une créature titanesque ?

Lonka n’avait à présent que peu de doute : en s’introduisant en ces lieux, ils avaient réveillé quelque chose de terrible.

– À l’autre bout de cette pièce se trouve l’antichambre par laquelle nous sommes arrivés. On y est presque ! prévint la fille.

Après observation, les autres membres du groupe la rejoignirent dans cette déduction et reprirent leur course effrénée. 

Les cœurs se serraient à mesure que des points rouges apparaissaient çà et là dans la pénombre. Non, pas ça, pas cette chose ! éructa le chef d’expédition en son for intérieur.

– C’est ça les “Hantz” ? demanda Banaji en tête de cortège. Nom d’un glazon, ils sont bien trop nombreux !!

– Cours, ne t’arrête pas ! s’écria Jorïs.

Le jeune aventurier pressa la course, devançant le groupe. Lonka fit de même pour le rejoindre, se retournant une seule fois en entendant le râle d’agonie d’un des siens. Incapable de concevoir ce qu’elle venait de voir, elle sentit une forte chaleur envahir sa tête et son corps : en queue de peloton, Jarvïs, à la traine jusque-là avec sa solide carcasse, venait de se faire happer par l’obscurité.

Cette vision, irréaliste, terrifia tout le monde. 

Les bêtes se rapprochaient et fauchaient les humains sur leur passage. « Plus vite ! », cria Jennän, la panique dans la voix. 

En face, quelque chose guettait près de l’embouchure.

Un à un, les explorateurs s’arrêtèrent, paralysés d’effroi.

Il était là. Grand, sombre, avec quatre yeux rouges disposés en losange, perçant l’ombre depuis sa tête chimérique. Le corps était difficile à observer : plutôt longiligne, il semblait avoir plusieurs appendices, dense ou d’une finesse tranchante. À première vue, ce croisement géant entre un phasme et une araignée dépassait les quinze pieds de haut.

Très vite, les autres points rouges encerclèrent le groupe et les contours de nouvelles chimères apparurent. « C’est pas vrai, ça peut pas exister, ça... », susurra Banaji, le souffle court.

Moulés tels des insectes, enveloppés d'une matière noire reluisante sous le faible éclairage, ils s’approchèrent du cortège en claquant le sol de leurs crochets. Comment chose si vilaine pouvait exister sur ces terres ? Même les lichèns avaient plus fière allure. Que se passait-il ? Ces visions de mort rôdaient autour de leurs proies, mais contrairement à ce qu’elles avaient décidé pour les autres victimes, elles ne se jetèrent pas dessus.

Pourquoi ? Que se passe-t-il ? Vous êtes les Hantz ? Prise d'une bouffée délirante, les pensées de Lonka résonnèrent comme des cris à ses oreilles. Une douleur lancinante s’immisçait dans sa nuque. Qui a décidé de vous retenir ici-bas ? Et pourquoi ? Pourquoi ?

Terrifiée, Lonka l’était, mais une énergie nouvelle la guida lorsqu’elle fit un pas en avant. Sans réflexion préalable, elle s’apprêtait à tenter le tout pour le tout. Les explorateurs, son père, son frère, ils devaient vivre. 

Joël tremblait, le regard bas. Banaji et Jorïs étaient absorbés par la ronde d’abominations. Seul Jennän avait encore assez d’attention pour être spectateur de la scène. « Attends, tu fais quoi là ?! », l’interpella-t-il alors qu’elle s’approchait de l'horrible phasme-araignée. Lonka ignora la voix de son père.

Le monstre la scruta de ses quatre yeux rouges. Son visage n’avait pas de bouche, pas de nez, pas d’oreille. 

Tu es revenue...

« Quoi ? », Lonka fit de grands yeux ronds. Une voix qui n’avait rien d’humain venait de converser dans sa tête. Était-ce cette chimère qui entrait en connexion avec elle ? Le phasme-araignée gigota la tête, comme s’il cherchait ses mots, mais les ondes qui se répercutaient dans le cerveau de Lonka répétaient les mêmes indications.

Seuls les humarions et les Aènjuggerz sont acceptés en ces lieux. Pourquoi eux ?

– Mais, de quoi vous parlez ?! s’écria Lonka, transportée par cette communication télépathique.

Pas d’humain ici. 

– Mais de qui vous parlez ?!

Il reste deux humains ici.

Lonka se retourna vers les quatre hommes, alarmée. Jorïs se sentit vaciller. Il les entendait, lui aussi, comme des chuchotements. Il feignait de ne pas y croire, mais il percevait les voix des créatures. 

Le phasme-araignée secoua une nouvelle fois la tête, imité par ses congénères. Les bruits stridents s’élevèrent de nouveau.

Vous tenez à eux. Votre souhait est accepté. Maintenant partez avant qu’ils n’arrivent.

Lonka et Jorïs tiquèrent d’un même mouvement de recul. Si finalement, ce n’étaient pas ces monstres ici-bas qu’il fallait fuir, qu’était-ce ?

Les vociférations cessèrent d’un coup. 

Les créatures des ténèbres se reculèrent, lentement, cliquetant de leurs crochets. Seul le phasme-araignée qui gardait la porte continuait de les fixer. Calme, mais impassible.

Puis les yeux rouges disparurent un à un, silencieusement.

Les explorateurs mirent du temps à comprendre l’opportunité qu’ils étaient en passe d’avoir. Ils avaient du mal à se remettre de ces émotions extrêmes et nouvelles. 

La vue d’une de ces créatures ne les aidait pas.

– Il faut partir, les Hantz nous laissent la place, exposa Lonka, mettant fin à la léthargie générale.

– Co… Co.. Comment ça ?! Ces…Nom d’un glazon, ces trucs-là ? Et mes hommes ?! Ils viennent d’en trucider la moitié et maintenant ils nous laissent la voie libre ?

Jennän semblait totalement déboussolé. Le ton autoritaire et l’assurance du chef avait laissé place à la rage et la peur.

– Je ne comprends pas tout, je crois qu’ils nous ont pris pour des intrus malveillants dans un premier temps. Tout ce que je suis sûr de savoir c’est qu’ils nous autorisent à partir, à condition de ne pas revenir en ces lieux !

Jennän souffla son adrénaline et se ragaillardit, imité par Banaji et Joël.

Enfin, le gardien monstrueux se recula à son tour. Son ombre gigantesque s'étendit au-dessus de l’embouchure, ses yeux menaçants continuant de fixer le groupe jusqu’à disparaître dans les hauteurs ténébreuses et infinies. Jennän se demanda à voix haute « Pourquoi ? ». Pourquoi devait-il abandonner les autres explorateurs ? Pourquoi avait-il encore la vie sauve ? Pourquoi, depuis tout ce temps, ces instruments de mort vivaient sous la surface ?

***

Lorsqu’ils rejoignirent le restant des explorateurs, qui patientait dans l’antichambre, Jennän dut annoncer, la peine dans l’âme, la disparition d’une grande partie de leurs camarades et décrire leurs affreuses découvertes. Abasourdis par les nouvelles, ils s’effondrèrent un à un en larmes, ou se claquemurèrent dans le silence. « La mission est un échec, nous pouvons rentrer à Nyön », conclut le chef d’expédition, atterré.

Alors, comme une procession en deuil, les humains s’acheminèrent vers la sortie du berceau la tête basse, heurtés par ce qu’ils venaient de vivre, de voir, ou d’apprendre.

***

Alors que les trois colosses blancs s’effaçaient au profit d’une nouvelle aube, les survivants s’employaient à digérer l’expérience qu’ils venaient de subir.

L’émotion de la mort de leurs proches se mêlait à la déception d’une mission échouée et de ce qu’il en découlerait (pour ceux qui le savaient).

La rosée matinale arrivant, certains s’étaient installés à l’entrée des colosses terriers.

Lonka resta assise sur un tronc aplani de monolithe rocheux, laissant traîner sur le sol son casque et ses protections. Elle observa la levée de colosse enflammé dans ce ciel encore sombre, alors qu’un mauvais pressentiment animait ses entrailles. Comme si…Elle baissa les yeux à ses mains noires de suie. Comme s’ils me reconnaissaient ? Elle ne pouvait affirmer que ces monstres soient les “Hantz”, mais elle était persuadée d’avoir communiqué avec eux à l’intérieur de ce berceau. Ces images, rendues floues par cette sensation d’être sorties d’un cauchemar, restaient pourtant vivaces dans son esprit. 

– Alors sœurette, toi aussi tu comptes les cailloux au sol ? demanda Jorïs, la faisant sursauter en s’approchant par derrière.

– Je me pose des questions, c’est naturel dans ces moments, répondit-elle, recouvrant aussitôt une expression placide.

Le piaffement des oiseaux vint perturber le seul balancement des feuillages.

– Lonka, suis-moi, ordonna Jorïs, prenant sa sœur par le coude.

– Oh ! Qu’est-ce qui te prend ?

– T’as pas vu ?! Il y a une ombre énorme qui vient de passer au-dessus de nos têtes. Ça voltigeait dans le ciel. Viens ! J’veux voir ce que c’est !

Convaincue par les paroles de son frère, elle se laissa emporter à l’intérieur du colosse terrier. Les murs du bâtiment étaient perclus de végétations envahissantes, mais les escaliers restaient accessibles. 

Accidentée, la montée gagnait en difficulté à certains endroits, mais malgré la fatigue et l’effroi de cette nuit sans sommeil, les deux jeunes gardaient leur agilité prodigieuse.

« Wouuah, nom d’un glazon... », arrivés au sommet, un panorama d’une grande profondeur s’offrait à eux. Ils pouvaient observer un large pan des étendues forestières de Philès et Roa, mais aussi les bordures de Java et de Floeim, prisonniers de bas nuages. Des nuages inhabituels, telle une brume diffuse çà et là. 

En balayant du regard les environs, ils comprirent que ce qu’ils redoutaient prenait de l’ampleur : la forêt était en ébullition. Le feuillage des arbres remuait à plusieurs endroits, sans l’aide du vent. Dans le ciel, des colonies d’oiseaux se dirigeaient vers le sud. Que se passait-il ?

Il y eut un fracas, monumental.

« Qu’est-ce qu’..

À un quart de lieue, une immense boule de feu sortit des entrailles de la terre. 

L’onde de choc souffla Lonka et son frère.

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