Chapitre 14 : Bordures

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Je suis peut-être en train de dormir.

Ou sûrement suis-je déjà morte.

***

Où sont-ils tous passés ? Jorïs, où es-tu ? Pourquoi je ne t’entends plus ? Pourquoi ?!

***

Ce sang, tout ce sang qui a remplacé l’eau du fleuve…

Papa… Maman…

***

Lonka eut du mal à ouvrir les yeux, comme si elle ne voulait pas sortir de son songe. Un long frisson parcourut son échine, puis la moiteur l’envahit. L’humidité poisseuse du sang et de l’eau s’infiltrant dans ses vêtements la rendirent blême.

Une matière visqueuse entourait son corps, quelque chose de consistant et gluant. La jeune fille remarqua en premier ses doigts collés entre eux par la sève putride. Cette chose lui arracha une grimace de dégoût.

Elle voyait encore flou, comme si une membrane filtrait la lumière et l’empêchait de voir les détails alentour. Alors Lonka se débattit. Elle ne voulait pas rester dans cette poche gluante qui l’emprisonnait. Étaient-ce les restes de cadavres humains qui s’étaient agglutinés sur elle ? Que ce soit pour la protéger ou simplement une réaction naturelle, cette idée l’écœura au plus haut point, alors elle se débattit encore plus.

Enfin, la membrane finit par se déchirer.

Le colosse enflammé brûla ses paupières.

Le fleuve Naga était juste là, derrière elle. Ses pieds étaient encore plongés dans l’eau. Lorsqu’elle le vit, elle ressentit une forte démangeaison. Elle s’affaira ainsi à enlever ses chaussures, se rendant alors compte que son dos lui procurait un mal atroce lorsqu’elle faisait des mouvements trop brusques. Sous la protection des bottes, ses pieds nus étaient tout fripés. Des crevasses commençaient à se former sur ses talons. 

La jeune fille resta assise à les contempler. Avec son dos et ses pieds endoloris, elle ne savait pas si elle avait la force de se lever.

Puis sa nuque se mit à brûler. Surprise, elle plaqua sa main à l’endroit et se rendit compte que quelque chose avait changé : ses cornes étaient revenues. Elle les palpa un long moment, parcourant leurs détails de ses doigts détrempés. Qu’est-ce qu’il m’est arrivé ? Pourquoi sont-elles là ? se demanda-t-elle. À mesure qu’elle se posait des questions, son environnement prenait forme.

 Des petits sentiers naturels s’enfonçaient dans une forêt dense, quasiment inexplorée. Lorsqu’elle voulut voir où se dirigeait le cours du fleuve, des emboîtements de roches (que quelques résidus humains, à l’aspect irréaliste et insoutenable, n’avaient pu contourner) et des virages l’en empêchaient. Si son corps avait continué à dériver, elle se serait aussi écrasée sur les obstacles minéraux bouchant les rapides.

Lonka avait l’impression d’être au bout du monde. 

Lorsqu’elle leva les yeux, la grande muraille lui confirma qu’elle se trouvait bien à la limite. Elle était juste là, à une demi-lieue boisée. Grande, immensément grande et majestueuse. Sa surface courbée était lisse, de cette couleur blanche crémeuse et luisante sous le colosse enflammé. Certaines zones du rempart renvoyaient carrément les rayons brûlants du ciel, tel un miroir. Lonka n’avait jamais vu le grand mur d’aussi près, elle s’en trouvait subjuguée, la vue du sommet lui donnant le vertige.

Mais un bruit l’extirpa de sa contemplation. Un bruit de branche qu’on écrase. Pas si proche, mais pas si loin non plus.

Ils étaient là, toujours à sa poursuite. Comme s’ils voulaient la preuve de sa mort ou de sa fuite.

Lonka se remit sur ses pieds, tentant de faire abstraction de son mal de dos. Dès qu’elle essayait de se baisser ou de faire une rotation, la douleur bloquait tous ses mouvements. Son corps n’était plus emboîté de la bonne manière. 

Elle prit le sentier qu’elle pensait le plus rapide vers la muraille, traînant son état lamentable. Elle prenait régulièrement appui sur les troncs d’arbres qui longeaient le chemin.

La marche, longue et désagréable, sembla durer une éternité.

Elle entendait toujours des bruits se rapprocher, lorsque ce n’étaient pas ses propres pas qui la faisaient sursauter. Elle atteindrait bientôt son but, elle l’espérait. Mais une fois devant la muraille, que pourrait-elle alors faire ? Était-ce la fin du chemin, ou est-ce que son espoir de s’échapper au-delà de ce mur se réaliserait ? 

Elle faisait partie des rares habitants de Nygönta à poser le pied à la frontière. La seule cité qu’elle savait être implantée dans les environs (grâce aux rares enseignements de Banaji qu’elle avait suivis) était Yönshu, capitale du Duché de Yönla, annexée par les Nations unies de Nygönta il y a peu. À vrai dire, c’était la seule chose dont elle se rappelait à ce sujet.

Quoiqu’il en soit, elle était enfin arrivée à destination. Son dos ne la soutiendrait plus longtemps, tout comme ses jambes et ses pieds, mais la muraille était bien là, devant elle. Le ciel s’était ostensiblement assombri, à moitié obstrué par le grand mur. La base était enfoncée dans la terre comme si elle avait toujours été là. 

  Lonka palpa la paroi en longeant le mur, jusqu’à ce que la fatigue prenne le pas sur l’investigation. Elle n’avait même plus l’énergie de se laisser aller au désespoir. Elle resta là, hagarde, à la recherche du moindre indice visuel. 

Son corps était trop douloureux, il fallait se reposer. Les barbares finiraient par la retrouver. Elle n’avait maintenant que faire de la manière dont ils disposeraient d’elle, elle se sentait déjà cadavérique.

Alors Lonka s’adossa à la paroi de la muraille et se laissa choir lentement, jusqu’au sol.

Elle enfonça sa tête tant bien que mal entre ses genoux et se mit à penser. Se remémorer les bons moments avec Jorïs. Cette cabane dans les bois jouxtant Nyön, ces innombrables filatures des explorateurs, les remontrances de son père, les quelques instants de douceur par les soins de Jewesha. Une mère adoptive qui avait fini par prendre son rôle au sérieux, malgré son caractère de lopos. Pardon…

Perdue dans sa nostalgie, elle tomba soudainement à la renverse.

C’est quoi encore ce bordel ?! Elle mit du temps à comprendre, mais lorsqu’elle leva les yeux, la vision devint soudainement vertigineuse : Les entrailles du grand mur venaient de s’ouvrir à elle. Des rangées d’escaliers à la robe scintillante montaient jusqu’à des cimes indiscernables. C’était donc creux… conclut-elle, époustouflée par la lumière divine qui embuait l’intérieur de la structure.

Lonka se redressa. Face à elle il y avait toujours la forêt, et derrière elle cette ouverture n’était plus une illusion. Une tranchée éventrait la muraille.

Heuuuu… Merci… Mais du coup je fais quoi ensuite ? Lonka se redressa et toisa la grande muraille. Non, je t’assure cher mur. Un humain n’est pas capable de faire ça.

Tu n’es pas un humain.

« Que ?! Qué’ ?! Quoi ?! Qui est là ? Qui parle dans ma tête ?! », cette fois Lonka s’était exprimée de vive voix. Lorsqu’elle s’en rendit compte elle posa une main sur sa bouche, mais il était sûrement trop tard. Les Avazen avaient bien dû l’entendre. 

Aie confiance.

Lonka inspecta l’intérieur du grand mur. Des coursives en ferraille longeaient un gouffre entre les deux parois. Elle s’avança timidement à la limite de la plateforme : le creux semblait sans fond. Mais ça descend où tout ça ? Une série de questions se développait dans sa tête.

 « Non ! », murmura-t-elle finalement sur un ton agressif. Lonka croisa les bras et rebroussa chemin. Je me débrouillerai toute seule jusqu’au bout.

Elle entendit des craquements, très proches. Allez c’est d’accord ! cette fois la fugitive ne se fit pas prier pour entrer dans la forteresse.

Lorsqu’elle franchit de nouveau la bordure, la muraille referma son voile derrière elle. 

Elle était à présent enfermée dans son ventre, désorientée par ses scintillements. 

La chaleur ambiante soulageait ses blessures. Son dos n’était plus douloureux, à peine ressentait-elle des points de fatigue, une gêne de plus en plus douce. Ses jambes et ses pieds se revigoraient. La sensation d’être entourée par un duvet confortable.

Que fallait-il faire à présent ? 

Monte.

Lonka tourna la tête à la recherche de cet esprit insidieux. Elle ne savait même pas si cette nouvelle voix était celle d’une femme ou d’un homme. Elle avait beau être sceptique, Lonka n’avait pas d’autre alternative.

À tâtons, elle longea la coursive jusqu’à une passerelle et la traversa, obnubilée par la vision du vide sous ses pieds. Elle gravit les premières d’une interminable spirale de marches et jeta un dernier regard derrière elle. Elle ne pouvait plus rebrousser chemin. Nygönta semblait déjà si loin…

Elle monta, encore et encore.

La spirale finissait par lui donner le tournis, mais la vue du plafond se dessinait. « Allez… Allez… n’abandonne pas… », s’encouragea-t-elle, se maintenant à la rambarde pour reprendre son souffle. 

Elle se remit à avancer, gravissant les marches deux par deux. Une embouchure vers la lumière du jour l’attendait au sommet de l’escalier. Elle pressa le pas.

Tu le feras, exposa la voix dans sa tête lorsqu’elle franchit les derniers pieds la séparant de l’air libre.

La lumière l’aveugla et l’horizon lui souleva le cœur. Mais cette fois ce n’était pas de la peur : pour la première fois de sa vie, elle prit conscience de la grandeur de son univers. Elle, qui pensait avoir le temps de découvrir le monde, se sentit d’un coup toute petite. Aussi petite que Nygönta l’était par rapport à l’infinie Terre Bleue.

Le vent claqua ses mèches et une odeur de brise marine se diffusa au creux de ses narines. 

Une indescriptible euphorie. 

Les bras pendants, son corps s’agenouillant de lui-même, elle ne pouvait qu’admirer ce dernier cadeau du ciel.

Son abdomen vibrait. Était-ce ses racines qui l’appelaient ?

Des bruits au loin aiguisèrent son ouïe. Lonka scruta alors sur les côtés, où des dizaines de nouvelles informations se rejoignaient.

Tout d’abord elle vit cette courtine de gravier blanc, subtilement dissimulé par des bas remparts longeant le contour du mur, défilant au nord et au sud pour se perdre à l’horizon de Nygönta. 

Elle était bel et bien au sommet de la muraille, mais elle n’était pas seule. Au loin, des Avazen épiaient, aussi. Les barbares avançaient à vive allure et, au nord comme au sud, ils prenaient la même direction : Lonka.

Puis elle vit quelque chose d’encore plus impressionnant, d’encore plus grandiose que tout ce qu’elle avait vu avant. 

Là, cheminant au nord de la Terre bleue, d’innombrables colosses, la plupart d’entre eux pourvus de voiles, comme celles qu’elle avait pu voir sur les chariots volants de l’escouade aérienne. Sauf que ces voiles devaient faire la taille d’un bâtiment entier. Ces embarcations de la terre bleue avaient chacune leur structure, leur couleur. Une d’elle, probablement la plus immense, brillait d’un éclat améthyste. Ses courbes sinueuses lui donnaient un aspect chimérique. Sa plus grande voile touchait les nuages bas. C’est possible, ça ? se demanda Lonka, abasourdie. 

Les colosses flottants[1] voguaient tous sur la même voie. Une ligne tracée dans l’eau, continuant sa route vers le sud-est, inflexible. 

« Hoi ! Hoi ! », beugla un des assaillants, maintenant assez proches pour se faire entendre. D’un côté comme de l’autre, la distance se réduisait drastiquement, mais, immobile, Lonka les sonda tour à tour d’un regard fier. Les barbares avaient réduit son monde à néant, mais l’avait poussée à regarder au-delà de son minuscule terrier. Maintenant elle voulait en découvrir plus, mais en avait-elle seulement le temps ?

Elle s’approcha du bord de la muraille. La terre bleue en contrebas se trouvait à une distance démesurée. Un vertige mortel. Pourtant, sa peur faiblissait au profit d’une force nouvelle.

– Hoooi ! Silzzèn Erez liti svat ![2]

Rester ici ? À quoi bon maintenant ? Lonka se retourna et vit deux Avazen, à l’affût de ses faits et gestes. Ils restaient à quelques pieds et semblaient effrayés. Effrayés que la proie se jette de la muraille ? Quelle sensation bizarre, elle qui pensait qu’ils voulaient justement sa mort. Alors elle n’avait peut-être pas tout compris.

Elle tapota la poche dans laquelle elle avait rangé la clé donnée par son père. Elle était toujours là. C’était sûrement ce qu’ils recherchaient.

– Go’mön !! Balmèn d’erez.[3]

Descendre d’ici ? Donc ils ont vraiment peur ? Ça devient presque marrant.

Lonka sourit aux envahisseurs et tendit les bras. Elle se remémora tellement de choses. Et elle n’avait plus peur, son sourire comme preuve.

Elle se projeta en arrière. Un Avazen se jeta sur elle pour tenter d’empêcher sa chute, en vain.

Elle vit le sommet de la muraille s’éloigner à la vitesse d’une pluie qui fond sur le sol. Elle n’était plus qu’une goutte d’eau.

Lorsqu’elle sentit la Terre Bleue arriver dans son dos, elle ferma les yeux.

[1] Colosse(s) flottant(s) : cf. Glossaire/Expressions. Un terme, utilisé par Lonka et inspiré des expressions des habitants de Bozo, qui désignent les arches avazen.

[2] Traduction Dikkèn - Hoooi ! Silzzèn Erez liti svat ! : Hoooi ! Reste ici, petite fille (femme) !

[3] Traduction Dikkèn - Go’mön !! Balmèn d’erez : Allez (expression marquée d’agacement ou de stupéfaction) !! Descends d’ici

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