Chapitre 21 : La méduse et la clé

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Est-ce que je suis à Nygönta ? Je sens le sable, je sens la terre.

Alors tout ça n’était qu’un songe, n’est-ce pas ?

Jorïs… Réveille-moi et dis-moi que ce n’était qu’un cauchemar !

Jorïs... ?!

***

– T’penses à c’que j’pense ? demanda Gojïn, tentant tant bien que mal de revenir à la sobriété.

– C’est-à-dire que lorsque je pensais à un gibier, je ne m’attendais pas à ça, rétorqua Deön.

Une épaule, une jambe, un visage. Un corps se dessinait, enroulé dans des filets noirâtre et recroquevillé dans une membrane symbiotique. La couche visqueuse dégageait une odeur iodée. Des reflets roses et bleus parcouraient cette chose.

C’est pas un hant ça quand même... Deön essayait de se souvenir s’il avait déjà vu une créature similaire, mais rien ne lui revenait en mémoire. 

Gojïn tournait autour pour inspecter l’être gisant à ses pieds. À y regarder de plus près, il discernait à travers la membrane des traits féminins, ainsi que des morceaux de tissus effilés couvrant partiellement le buste et les jambes. Des filaments pendaient au bas de la poche, s’étendant sur le sable jusqu’à l’écume. Le milicien prit une pose de réflexion, couvrant son menton d’une main. Il avait encore l’esprit ombragé de diverses liqueurs, mais était conscient de leur découverte :

– On dirait… une méduse, conclut-il finalement. 

– Tu as quand même remarqué qu’il y avait un humain dedans ?

– Oui, mais là, comme ça, j’dirais qu’c’est une méduse géante qu’a avalé une humaine.

Deön voulut rétorquer, mais prit finalement en considération les propos de son compagnon d’infortune. Il n’avait pas remarqué que l’être à l’intérieur était une fille. Ça ne peut pas être ça, une humaine. Le signal doit venir de la poche en elle-même alors, ou peut-être y a-t-il autre chose ? s’interrogeait-il. Son regard se concentra alors sur les deux tentacules noirs qu’il pouvait discerner, s’enroulant autour du corps. À ses yeux, ça avait tout l’air d’organismes en rapport avec les Hantz. Bon, j’avoue que c’est… intéressant. 

« Deön, un truc brille sur sa hanche ! », interpella Gojïn. Bingo ! Pensa alors le chasseur en se précipitant aux côtés du milicien. Il s’accroupit et tâta la membrane au-dessus du scintillement. La poche présentait une robe trop pâle et épaisse pour distinguer l’outil. « Ok, on l’ouvre ! », énonça-t-il et se munissant d’une flèche. « Heu, attends tu es sûr que… », Deön planta la flèche dans la poche avant que Gojïn ne puisse finir sa phrase. 

Non sans difficulté, il éventra la méduse qui déversait un flot visqueux à mesure que ses entrailles s’écartaient. 

Pendant qu’il commettait son ignominie, Gojïn observait les alentours, à l'affût de quelconque regard curieux dissimulé dans les bois. Déjà que ne pas se rappeler de sa beuverie le rendait anxieux au vu de son statut au sein de la Milice, mais alors se rendre complice du démembrement d’un être possiblement vivant… Il n’osait pas imaginer la sanction de ses supérieurs si l’information arrivait à leurs oreilles. « Et voilà ! », l’exclamation enjouée de Deön attira aussitôt son attention.

Il venait de retirer la chose brillante du corps de la bête. Des liserés dorés parcouraient l’anneau qui avait attiré le regard des deux hommes. Une tige pleine et un panneton en forme de croix indiquaient la nature de l’outil :

– C’t’une clé ? demanda Gojïn.

– C’est une clé, confirma Deön, absorbé par les détails de l’artefact.

Le milicien s’attarda sur la fille échouée. « Elle est si jeune... genre, quinze terras...hum... ou seize. », déduisit-il. Ses joues pouponnes surmontaient un menton plutôt fin. À la longueur de ses cils, elle devait avoir de grands yeux. Elle avait un beau visage. « Arrh c’est dommage ça par contre... », deux tentacules prenaient leur base dans sa nuque. Sa chevelure d’or, plaquée par la vase, descendait jusqu’à ses épaules en contournant les deux sillons atrocement creusés dans sa peau. Les extensions, de la largeur d’un poing et striées de profondes lésions qui donnaient un aspect d’amas fibreux, s’enroulaient comme deux sœurs protectrices autour de sa poitrine, son ventre, ses hanches et le haut de ses jambes. Plusieurs plaies et écorchures étaient visibles sur ses parties dénudées. « Elle a été malmenée la pauvre petite », raisonna le milicien dans son meilleur phrasé.

Deön quitta quelques instants la clé des yeux pour constater l’état de la fille. Il vit sa poitrine se gonfler et s’affaisser. Elle respirait. « Je pense que tu peux la sortir d’ici, elle est vivante », conclut le chasseur.

– Bon et c’te clé, elle sert à ouvrir quoi ? demanda Gojïn alors qu’il s’apprêtait à plonger ses mains dans la méduse.

– Ce genre de clé était utilisée pour activer les “Grandes Tiges” par exemple.

– Mais alors c’t’un artefact qu’doit revenir au No Jagolèn ça ! Elle pourrait activer La Grande Tige d’la forêt centrale ?!

– On verra.

– On verra, on verra, j’te dis, moi.

Plus déterminé, Gojïn parvint à extirper la fille de son enveloppe gluante. « Hu, ce spécimen est d’plus en plus bizarre », s’en répugna le milicien en constatant l’abondance de gélatine sur ses mains et ses bras. « Je te le confirme », répondit Deön en prenant soin de ranger la clé dans sa poche. Il n’avait aucune intention de la lui laisser. De toute façon, Gojïn, qui soufflait son surplus d’éthanol à chaque mot prononcé, semblait déjà avoir oublié son objection.

– Qu’est-ce’ tu penses qu’elle est ? demanda-t-il.

– Hum, je ne sais pas et d’ailleurs, ça a assez touché mon intérêt pour que je l’embarque, Vaä en saura peut-être plus.

– Deön, au vu des circonstances, j’ai l’devoir d’la ramener à Tabantz !

– Alors déjà je te rappelle que nous sommes en plein Duché de Talèn, donc Tabantz et Golèn n’ont rien à voir là-dedans. Ensuite…

– Deön, c’est un ordre, coupa Gojïn en prenant son air le plus sérieux. 

« Oh, et qu’est-ce que tu vas faire pour m’en empêcher ? », le chasseur prit un air de défiance. Le sol commença à vibrer sous ses pieds. 

Gojïn sentit l’air se charger en énergie. 

« Keuf keuf keuf… ». Une toux grasse coupa court à la scène. « Aaaah mais non ! », tonna Gojïn en se rendant compte que la fille vomissait sur sa main. Elle était bel et bien vivante, en train de reprendre connaissance. Deön la toisa d’un regard sérieux, puis s’éloigna du groupe. Alors qu’elle rouvrait doucement les yeux, Deön revint avec un gros bâton trouvé sur la plage.

– Qu’est-ce’ tu fais avec ça ?

– C’est au cas où, rétorqua le chasseur. Elle a parlé ?

– Pas encore, répondit Gojïn en se tournant vers l’échouée. 

Cette dernière présentait de belles prunelles bleues sous ses paupières. Elle avait de grands et beaux yeux, attisant de nouveau l’attraction du milicien.

– Jo… Jorïs ? demanda la chimère d’une voix douce.

– Bonjour, je m’appelle Gojïn, vous êtes en sécurité à présent.

Gojïn recouvrit l’assurance de son phrasé, absorbé par son besoin de bienséance. Deön se demanda s’il se tenait en milicien ou en séducteur. 

– Qu… Que… Où suis-je ? C’est Nygönta ?

Gojïn et Deön se regardèrent : tout s’éclaira soudainement pour les deux hommes. Ils avaient donc en face d’eux une rescapée de Nygönta. 

Les mirettes du milicien pétillaient. L’état-major l’avait mis au courant d’une attaque avazen sur cette « île-continent » à cent bonnes lieues d’océan vers le nord-est. C’était une petite quinzaine de jours auparavant. Avait-elle flotté tout ce temps dans l’eau ? Était-ce seulement possible pour un être dans le coma de survivre de cette manière ? La thèse qu’elle se soit faite avaler par une nouvelle espèce de méduse prenait de l’ampleur. 

– Bonjour, moi c’est Deön et tu es actuellement sur Suän Or, désolé.

– Suän ? Alors…

– Nygönta a été rasée, clarifia Deön.  

À ces mots, elle s’immobilisa dans une torpeur indescriptible. Alors que ses yeux s’embuèrent de larmes, les grains de sable se mirent à vibrer. Quelque chose dans l’air se modifiait, comme si le vent se munissait de fouets pour frapper les secouristes. 

Le regard de Deön se noircit. 

Il ressentit une puissance invisible grandir dans les environs à mesure que la chimère sous ses yeux se morfondait. Son regard vira au rouge et son expression devint sinistre. Alors que son souffle résonnait de plus en plus fort, les tentacules se mirent à bouger. Ils se délièrent et se rétractèrent en faisant vibrer leurs fibres. Alors… C’est bien elle ?! se demanda le chasseur, toujours incrédule. 

– Gojïn, tu devrais bouger, et vite !

Bouche bée, le milicien regardait la terrifiante transformation de la fille, qui ne pouvaient plus retenir ses gémissements de douleur ou de colère, comme possédée. Des lésions se formèrent sur ses joues rebondies et dévoilèrent de leur plaie mouvante une puissante aura rougeoyante sous sa peau. « Vite ! », cria Deön à son acolyte. Ce dernier, par instinct, lâcha le corps et commença à rebrousser chemin vers la forêt. 

Un cri strident, vigoureux et cauchemardesque, s’éleva. L’onde de choc projeta Gojïn vers l’avant dans un souffle déchaîné. Alors que sa tête heurta le sable de face et de plein fouet, la déflagration sonore manqua de lui faire perdre connaissance. 

Puis soudain, un flash bleu perça le ciel. Dans l’instant d’après, le râle effroyable s’acheva. Tout redevint silencieux. 

Gojïn se releva en titubant, mais ce n’était pas à cause de l’alcool cette fois : des acouphènes perçaient ses tympans. Il mit du temps à retrouver ses sens et remarqua en se tenant la tête que du sang avait coulé de ses oreilles. Il se calma lorsqu’il entendit le bruit d’une mer agitée revenir. 

– Mais qu’est-ce qui vient de se passer ?! éructa-t-il en se tournant vers le chasseur et son “gibier”. 

Ce dernier tenait fermement son bâton entre les mains. Il venait d’assommer la fille avec. Lorsque son regard se posa sur Gojïn, il n’y avait rien de sympathique sur son expression faciale. Une forte rage intérieure l’animait.

– Oh... nom d’une merde de glazon... susurra le milicien, abasourdi par à ce qu’il était en train de voir derrière Deön.

Ce dernier se tourna à son tour vers la mer. 

Là, sous leurs yeux, un creux s’était formé dans l’eau. Une fissure longiligne s’étendant sur un bon dixième de lieue, que les vagues rebouchaient avec agitation.

Un tableau dantesque. Ça par contre, c’est digne d’un Aènjugger, constata Deön en son for intérieur, sourcils froncés trahissant son agacement. 

« C’est elle qui a fait ça ? Comment est-ce possible ? », questionna une nouvelle fois le milicien stupéfié.

Deön souleva le corps de la jeune fille et l’embarqua sur son épaule comme un sac à patates, ignorant la vase trouble qui l’enduisait encore. Ses tentacules continuaient de se replier, lentement, pendant et se ballotant dans l’air. « Qu’est-ce que tu as fait ? Tu l’as tuée ? », Deön ne répondit pas et dépassa Gojïn pour se diriger à l’intérieur des bois. « Deön !! ». Le chasseur daigna se tourner, affichant toujours ce regard sévère :

– Tu as l’air d’être au courant pour Nygönta. Donc si tu as aussi entendu “le message”, va dire à ton Jagolèn que les Aènjuggerz s’occupent d’elle.

Deön s’éloigna dans la forêt.

Gojïn resta pantois, cloué sur la plage.

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