Chapitre 32 : L’oiseau dans la toile

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Le crépuscule terminait son ascension, traînant ses effluves mauves au-dessus des forêts de bakoyas[1]. Deön maniait la barre pendant que Lonka rechargeait les réservoirs du navire. 

La virée aérienne vers leur refuge s’achèverait bientôt.

Lonka regarda du coin de l'œil le Duché de Talèn s’éloigner. Puis, à grand coup de pelles entre les sacs de Tinarg et les tonnomoteurs, elle mit toute son énergie à préserver l’allure du chariot volant. 

Les silhouettes des arches avazen au large de la cité portuaire défilaient dans sa tête. Ces ombres gigantesques ravivaient ses douleurs, des images de cadavres flottant dans un fleuve pâle revenaient en flash dans sa mémoire. Tout mais pas ça, s’il vous plaît… Dans combien de temps allaient-ils accoster ? Suän Or pourrait-il se défendre ? Imaginer les réponses lui donnait des frissons. Suän Or était minuscule par rapport aux terres de Nygönta, et aucun grand mur blanc ne le protégeait. 

– Arrête de les recharger, commanda Deön, les yeux rivés vers leur destination. Nous avons ce qu’il faut pour atteindre le dôme.

Lonka déposa la pelle et s’avança en tête de proue. Elle observa la cime des arbres défiler sous la coque comme les rapides d’une rivière déchaînée.  « Qu’est-ce qu’on fait une fois arrivés, Deön ? », demanda-t-elle, paniquée. 

– Je préviens Vaä, on récupère ce que tu nous as ramené de Nygönta et on fonce à Tabantz, exposa Deön. Le No Jagolèn veut nous voir, nous allons lui rendre visite en personne avant que la milice ne vienne nous briser les cailloux de famille. 

Lonka fut prise d’une sensation étrange. Deön venait d’utiliser une expression de son père. Qu’il était loin le temps du grand Jennän, chef des explorateurs de Nyön. « Qu’est-ce qui t’arrive ? », demanda le chasseur en observant sa tête ahurie. « Non, rien rien… », dit finalement la jeune fille en se tournant vers l’horizon.

Quelques hectares plus tard, le navire arriva enfin au-dessus du dôme feuillu. Deön jeta un rapide coup d’œil pour inspecter les lieux. Lonka l’imita et, une fois rassurés, les deux aventuriers décidèrent d’amorcer à la hâte l’atterrissage. La coque s’enfonça dans la forêt pétrifiée. Par vague, les feuillages s’écartèrent pour laisser un espace béant vers le repaire. 

Lonka voyait le domaine grossir à mesure qu’ils descendaient. Les plaques dorées couvrant le temple scintillaient encore à la lueur des colosses blancs. 

– Si tu as des babioles à récupérer, c’est maintenant, dit Deön alors que son voilier des airs touchait enfin la baie. Nous repartons avant la levée de la troisième lune.

Donc ça s’appelle une lune… cette fois, Lonka se fit la réflexion sans poser de questions. Cela lui parut logique que Deön parlait du “colosse blanc” qui n’avait pas encore pointé le bout de son orbite. Elle sauta par-dessus le chariot volant et, alors que son compagnon de quête prenait le chemin du monte-charge, jeta un regard vers le voilier où elle avait élu domicile. Elle n’avait pas grand-chose à récupérer, mais elle voulait voir une dernière fois sa couchette avant de partir. 

À l’image de l’eau stagnant dans la baie, l’endroit était étonnamment calme. Lonka resta immobile un moment, prise d’un mauvais pressentiment. Deön, déjà loin, activait le monte-charge pour remonter au temple.

Elle voulut crier pour le prévenir, mais se ravisa : sûrement étaient-ce les vifs souvenirs de l’invasion avazen qui la tourmentaient encore.  

Avec agilité, elle grimpa à bord de son navire et s’engouffra à l’intérieur de la cabine où elle avait installé son lit.

À peine entrée, son corps se pétrifia.  Une forme épaisse était allongée dans l’obscurité. L’ombre patientait près de la fenêtre lorsqu’une lueur de lune l’éclaira. Lonka étouffa un cri d’effroi. C’est qui lui !? Un homme était là, installé sur sa couchette :

– Oh, salut toi. Content de te revoir, dit-il dans un sourire qui se voulait accueillant.

– N'approchez pas ! 

Le jeune homme se leva et se frotta les jambes, comme pour enlever la poussière sur son pantalon de soie. Il ne ressemblait ni à une menace, ni à un défenseur de cité, pourtant il s’était introduit dans le domaine et semblait attendre son retour. Était-il une connaissance de Vaä ou Deön ? « Vous êtes qui ?! », gronda de nouveau Lonka, qui cherchait du coin de l’œil un ustensile pour se défendre. Où sont ces fichus ciseaux ? se demanda-t-elle, en colère de ne pas retrouver l’objet dans un si petit espace.

– Je suis déçu, je pensais au moins que tu allais reconnaître ma voix.

Sa réponse fut accueillie par le regard noir de la jeune fille :

– Heuuu, rassure-moi, tu ne comptes pas me pulvériser avec ton cri, cette fois ?

Il était là !? Lonka comprit que cette personne l’avait déjà vue : ce devait être sur cette plage où elle s’était échouée ; les bribes d’une voix rassurante et masculine, quoique légèrement enivrée, lui remontait en mémoire :

– C’est… c’est toi qui m’as recueilli avec Deön ce jour-là… ?

– Voilà ! s’exclama-t-il en reprenant un sourire béat. Bon, du coup comme je te disais la dernière fois, moi c’est Gojïn ! Et toi ?

Lonka sonda ce nouvel arrivant. Elle n’aimait pas son ton infantilisant et ne voulait pas lui répondre. 

Gojïn sortit de sa poche un petit boîtier avec une antenne. « Tu sais ce que c’est ? », lui demanda-t-il avec un sourire plus malicieux cette fois. Lonka secoua la tête en signe de négation, ce qui sembla ravir son interlocuteur. Il porta à la bouche l’outil d’où sortit un grésillement peu agréable :

­– Capitaine, les oiseaux sont là !

Ni une ni deux, Lonka s’échappa de la cabine et sauta du bateau pour rejoindre l’amas de rochers. « Deön !! » hurla-t-elle en le cherchant des yeux. En vain. 

Ce dernier devait déjà être dans les entrailles du temple perché, alors Lonka, affolée, cria de plus belle en courant vers le monte-charge.

À travers le trou encore béant au sommet du dôme, elle remarqua des ombres menaçantes obstruer les constellations de la nuit. Elle ne les avait jamais vu, mais son instinct était sûr de connaître leur nature : « Deön !! Il y a des chariots de la Milice ! ».

Trois croiseurs stoppèrent leur descente à hauteur du temple. Elle ne voyait toujours pas la silhouette de Deön, tandis que le monte-charge amorçait son retour sur la terre ferme à une allure bien trop lente à ses yeux. Raaaaaah, pourquoi faut-il que ça arrive à ce moment ?! pensa-t-elle, excédée. 

Gojïn n’était pas sorti de sa cabine, il l’avait laissé fuir, assuré que l’opération allait être menée à son terme. 

***

« Nom d’un glazon, il est passé où encore celui-là ?! », bredouilla Deön, se précipitant dans chaque pièce du temple à la recherche de Vaä. Le grand être brillait par son absence. « Vaä ?! », hurla-t-il en accourant dans le grand salon. La lumière chaleureuse éclairait la mansarde, mais il n’était toujours pas là. 

En temps normal, ce dernier aurait entendu la voix grondante du chasseur et, d’une réponse calme, aurait demandé le sujet de sa venue.

« Oh mais non ! », souffla de nouveau Deön en tournant son regard vers les baies vitrées. Mais comment ont-ils fait ?!! Les croiseurs avaient pénétré le temple et présentaient leur coque blanche et squelettique en face de la bâtisse. Des miliciens guettaient à leur bord. Deön se posta devant la baie vitrée et croisa les bras. En tête de proue, Bojän lui faisait face et le saluait.

Deön lui rendit son sourire mesquin et se volatilisa aussitôt dans une détonation foudroyante. 

Le chasseur acheva sa course supersonique dans une autre portion du temple. Ses vêtements avaient une nouvelle fois fait les frais de ses aptitudes, effilochés de toutes parts. 

Cette fois, il n’avait plus le temps de chercher Vaä, il lui fallait trouver la clé. L’objet était stocké dans la salle au cryptosonar, où le chasseur se précipita en pensant faire d’une pierre deux coups : trouver l’artefact et Vaä. Mais ce dernier était définitivement porté disparu. « Mais que se passe-t-il ? », se demanda-t-il à voix haute. 

À travers le bourdonnement des croiseurs qui lévitaient à l’extérieur, il perçut les appels de Lonka. 

Cette dernière devait être revenue au temple, témoin en première ligne de l’arrivée de la Milice. Raaah, je n’ai pas le temps là ! Le chasseur redoubla de concentration pour trouver la clé. Il inspecta la grosse machine aux multiples écrans verts, puis chaque recoin de la pièce, chaque tiroir incrusté aux murs. Il poussa finalement un cri de rage et de victoire en trouvant l’objet : ce dernier était sous ses yeux, délicatement posé par Vaä sur le siège du cryptosonar. Il pouffa en prenant la clé venue de Nygönta et s’en alla aussitôt.

Si je chope Vaä, il va vraiment m’entendre cette fois, pensa-t-il en courant. Des morceaux de vêtements tombèrent au passage, manquant de dévoiler ses dessous. Il avait mis pas mal d’énergie dans sa fuite, au point qu’il voyait les traces, larges et noires, de son passage sur le chemin retour. Une odeur de fer brûlé s’en dégageait.

Un bruit sourd l’arrêta brusquement. Un bruit qu’il ne reconnaissait pas. D’un pas plus feutré, il pénétra à nouveau dans la salle de vie. Il comprit rapidement ce qui était en train de se passer : des canons sortis de la coque des croiseurs déversaient des jets blancs qui se collaient partout dans le domaine. Telles des toiles d’araignée, les projectiles obturaient chaque échappatoire. 

« Deön !! À l’aide ! », tonna la voix de Lonka au bout du couloir. 

Esseulé, le chasseur cacha la clé dans le bout de poche qui lui restait et se tourna en direction des cris. 

Il vit la jeune fille débouler dans le salon avant d’être projetée en avant dans une puissante détonation. 

Lonka s’écrasa, tête la première, sur le sol et ne se releva pas. Son dos était fumant. Sans aucun doute, il reconnut l’œuvre d’une lankoroi[2]. Rares étaient les personnes qui en possédait une et Deön avait déjà une petite idée de sa propriétaire.

Arme à la main, tendue vers sa nouvelle prisonnière, la capitaine Morgän s’avança dans le salon, suivie de cinq gardes qui encerclèrent le chasseur avec prudence, glaive en avant. Équipée de son armure de combat, la capitaine avait attaché ses longs cheveux bruns en tresse :

– Je n’ai jamais été aussi heureuse de te revoir Deön, dit-elle d’une voix autoritaire.

– Bonsoir Irina, très content de te voir aussi, mais je n’ai vraiment pas le…

– Moi non plus figure-toi, coupa la cheffe des miliciens. Nous t’avons demandé gentiment de nous suivre la dernière fois, je t’avais prévenu que ça ne se passerait pas gentiment une deuxième fois. 

Deön fit une moue de déception, balayant son regard entre les croiseurs qui balançaient avec abondance leur toile dehors, la capitaine qui les dominait de sa lance menaçante et la pauvre Lonka, assommée par la démonstration de cette arme :

– Le chasseur et l’alchimiste étaient conviés à la table du No Jagolèn et vous avez refusé l’invitation, continua la capitaine. Où se trouve Vaä ?

Alors que Deön cherchait une réponse, Lonka se réveilla dans une plainte de douleur. Sa capacité de récupération surprit la cheffe des miliciens. Elle posa alors sa grosse bottine sur le dos encore fuligineux de sa victime, lui arrachant un gémissement de douleur. « Toi, la cracheuse de laser, tu ne bouges pas ! », gronda-t-elle. Lonka ne comprenait toujours pas ce qui lui arrivait :

– Bon, Irina, je sais que tu n’aimes pas quand une personne te résiste, mais je te prie de me croire cette fois, nous sommes dans le même camp, objecta Deön. Vaä n’est pas là, une grande menace se rapproche et il n’y a pas de temps à perdre. Nous devons redémarrer Suän Or.

– Plait-il ? demanda la capitaine, interpellée par les dires de sa cible. 

– La fille que tu es actuellement en train d’écraser a réactivé la Grande Verte, nous sommes sur le point de rallier le berceau car, c’est officiel, les Avazen sont aux larges de nos côtes.

­– Parfait.

– Comment ça, parfait ? questionna Deön en fronçant les sourcils.

– Je vous laisserai l’expliquer aux informateurs du No Jagolèn, vu que nous embarquons la fille aussi. 

Deön entendit des cris dehors et se déplaça discrètement vers la baie vitrée, mais la capitaine pointa de plus belle sa lance vers lui. « Vous vous faites attaquer j’ai l’impression », dit-il pour justifier son action. « Je ne pense pas, non », répondit Irina, placide. Deön fronça un peu plus ses sourcils devant l’assurance de la capitaine.

En effet, la personne qui braillait à l’extérieur n’était autre que Gojïn.

Les toiles avaient recouvert la baie et tout ce qui s’y trouvait. Le milicien déchu était à présent recouvert de la sève gluante et collante pour avoir eu le malheur de sortir de sa cabine. Il sommait à ses coéquipiers d’arrêter les tirs, ce qui avait plus tendance à les amuser qu’à les inquiéter.

Deön montra sa plus belle mine blasée en observant le spectacle :

– Sérieusement Irina, je dois vraiment suivre des… des pitres pareils ?

– Venant d’un individu à moitié dénudé qui passe son temps à s’enivrer avec ces mêmes pitres, je ne vois aucun problème à ce que tu les suives.

« S’il vous plaît… », la voix faible de Lonka voulait s’adresser à la capitaine. Cette dernière retira son pied afin qu’elle puisse parler plus facilement :

– S’il vous plaît, il faut nous laisser partir au berceau, les barbares sont là…

– Quel est ton nom ? 

Lonka se tourna difficilement sur le côté et leva les yeux vers son bourreau :

– Je… je m’appelle Lonka… et je viens de Nygönta. Les barbares ont détruit mon monde, il faut les arrêter avant qu’ils ne détruisent le vôtre.

­– Lonka, c’est exactement pour ça que vous devez nous suivre.

La grande Irina Morgän commanda d’un signe de main à ses gardes d’embarquer Deön. Le domaine emprisonné par ces toiles et Vaä parti, il n’avait plus d’échappatoire. Ce dernier se laissa menotter, désabusé. 

Quelques lambeaux de tissu supplémentaires tombèrent lorsqu’on le releva, dévoilant son torse intégralement, ainsi que ses sous-vêtements encore en état. Heureusement que je suis sympa, sinon vous auriez tous fini comme des sligres bande d’humains incapables, maugréa le chasseur dans sa tête. Comme si elle l’avait entendu, la capitaine Morgän lui lança un regard méprisant avant de porter à sa bouche un petit boitier d’où pointait une antenne :

– Miliciens, l’oiseau est dans la toile.

Une ferveur s’éleva dans le dôme. 

À travers les grésillements du boîtier, on pouvait entendre depuis le salon du temple les miliciens se congratuler à bord des croiseurs. 

La chasse au Deön était cette fois couronnée de succès. 

[1] Bakoya(s) : cf. Glossaire/Flore-Roches. Un arbre poussant dans des climats légèrement exotiques. Son tronc est large et son feuillage vert clair s’étend à sa cime, emplissant les branches qui poussent vers le haut.

[2] Lankoroi(s) : cf. Glossaire/Artefacts-Mécaniques. Une lance au bout de laquelle pointe un canon protégé par des coques métalliques en losange. Une fois chargée, une tire d’air comprimée, parfois embrasée par des étincelles sortant de la pointe des protections, pulse du canon quand la gâchette est relâchée. Son appelation vient de la contraction de « lance-Koroi », Koroi étant le nom du premier utilisateur de cette arme. 

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