Chapitre 38 : Dans la tanière du Sligre

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Deikh Shrïn Nemara, je vous écoute, siffla la voix du Larj à travers la cryptoradio de poche.

– Je rejoins actuellement le groupe du Deikh Oberzheim. Ils se sont réfugiés dans une auberge, vers le centre de la cité, exposa Shrïn, époumoné de sa marche rapide.

Et donc ?

– Nous pouvons confirmer grâce au cryptosonar du Meid’Deikh Urka que les anges se déplacent dans cette ville. De plus, le Deikh Oberzheim ne le sait pas encore, mais ils sont à présent très proches de sa position !

Shrïn maudissait sa robe de marchand qui entravait ses mouvements et lui donnait chaud. La cité était bondée de passants qui profitaient de la nuit pour flâner et faire la fête. Dans cette foule colorée et hétéroclite, le Deikh passait inaperçu, ce qui ne l’empêchait pas de faire attention à toute oreille indiscrète lorsqu’il divulguait ses informations. 

Malaz et Ryzmo le suivaient d’un pas moins prononcé, l’un se traînant, essoufflé ; l’autre furetant, discret. 

Très bien... Je veux votre rapport demain sur tout ce qui est nécessaire ! L’apparence de ces anges, les faiblesses de la ville, les actions que vous déciderez pour accomplir votre tâche. Sachez que vous avez déjà un train de retard sur le Deikh Mobrak et ses troupes.

– Inspecter la ville nous aura pris du temps, mon Larj. Notamment suite à la découverte des armes de défense. Il a fallu qu’on s’y rende pour vérifier leur état de...

Mannantz en dispose aussi, coupa le Larj, le ton froid et calme. Mais vous avez de la chance, car contrairement aux autres troupes, vous êtes au plus proche des anges. Sachant que vous avez localisé nos ennemis, je vais commander de ce pas le soutien d’une deuxième légion. Elle partira avant l’aube.

– Très bien mon Larj...

Le Larj Xoneineim abrégea la transmission. Shrïn marqua un temps d’arrêt, se retournant vers ses deux complices :

– Alors ? demanda Malaz, les mains sur les genoux. 

– Nous risquons de ne pas beaucoup nous reposer cette nuit, intuita Ryzmo d’une voix légèrement nasillarde. 

Shrïn reprit son souffle en baladant sa prunelle acérée entre le Dön et le Meid’Deikh. Il agrippa son joyau de goyo au centre de sa ceinture. Les vibrations qui la parcouraient lui indiquaient le chemin.

– Dépêchons-nous, ordonna-t-il.

***

Les flashs de lumière s’intensifièrent lorsque le jeu des cordes s’amplifia. 

Les instruments étaient reliés à des machines que seule la tanière du Sligre possédait. Installés sur une estrade au fond de la scène, les quatre musiciens donnaient le tempo depuis le début de la nuit. Ils semblaient infatigables, plongés dans une joyeuse transe qui les transporterait jusqu’à l’aube. 

– Ils font ça tous les soirs ? demanda Lonka en haussant la voix pour couvrir le bruit.

– Je ne sais pas, je n’ai pas l’habitude de me promener à Tabantz, expliqua Deön, adossé au comptoir dans l’attente de sa mousseuse.

Le chasseur préférait la boisson à la danse, laissant Gojïn et Bojän se déhancher sur la piste. Cependant, les deux larrons se comportaient bizarrement à ses yeux : ils restaient entre eux et s’échangeaient des mots au lieu de profiter pleinement de l’ambiance. Que pouvait-il bien se passer ? Lonka observait son compagnon d’aventure et commençait à son tour à se douter de quelque chose.

Buste tourné vers la piste et coudes posés sur le bois, elle coulissa le long du comptoir jusqu’à l’épaule du chasseur et dit :

– T’as l’air de les envier. Pourquoi tu ne les rejoins pas ?

– Trop sobre encore. Par contre, j’ai l’impression que nos deux amis nous cachent quelque chose.

– C’est vrai qu’ils ont plus l’air de discuter que de danser...

« Et quatre mousseuses pour monsieur ! », annonça la servante en déposant les chopes près de Deön. Ce dernier la remercia de quelques nyggoz en lui signifiant de garder le surplus de monnaie. Dans un sourire, la servante s’en alla vers d’autres clients. 

Le chasseur prit une gorgée généreuse et se retourna vers la scène pour continuer sa surveillance.

– Qu’est-ce que t’en penses toi ? demanda-t-il.

Lonka fronça les sourcils. Elle n’avait pas l’habitude qu’on lui pose des questions, ni l’habitude que sa tête tourne autant. Sa vision se brouillait petit à petit et elle hésita à empoigner sa chope. Elle aimait bien certaines sensations jusque-là inconnues, mais son estomac la dérangeait :

– Je ne sais pas si ce sont les mousseuses ou autre chose, mais je ressens quelque chose d’étrange, comme si l’air me faisait suffoquer.

– T’en fais pas pour ça, bois-en encore une et ça devrait aller. Lorsque je te demande ce que t’en pense, je parle du comportement des deux “miliciens des rues”, là-bas. 

Lonka réfléchit un instant. Son regard croisa celui de Gojïn entre deux tandems de tourtereaux. Le jeune homme semblait aussi éméché que gêné, lui offrant une moue d’appréhension avant d’échanger de nouvelles paroles avec Bojän :

– Je ne connais pas vraiment Gojïn, mais j’ai en effet l’impression qu’il n’agit pas naturellement, déduisit-elle. C’est sûrement un des effets de la boisson.

Sans dire mot, Deön engloutit sa pinte et se redressa. D’un pas affirmé, il s’avança sur la piste, bousculant les gens qui croisaient sa route. À mesure qu’il s’approchait, Gojïn et Bojän ressentaient sa présence et tentaient de se décaler discrètement, mais dans un rapide mouvement vers l’avant, le chasseur les empoigna par l’épaule.

– Je ne sais pas ce que vous mijotez tous les deux, mais vous allez devoir me le dire tout de suite, ordonna-t-il d’un ton froid.

« Mais de quoi tu... aïe aïe aïe ! », Gojïn n’eut pas le temps de finir sa phrase que Deön resserra l’étreinte sur sa clavicule. Le blondinet se tortillait de douleur pendant que Bojän faisait semblant de ne pas comprendre la situation. Il gigota à son tour dans tous les sens lorsque Deön se rendit compte de sa supercherie :

– Nan, attends, on va te le dire t’in’aïe ! commença Gojïn.

– Oui, attends Deön, je te promets que ce n’est pas si’iissh que ça ne fait pas du bien, continua Bojän.

Deön avait beau leur rendre une tête, sa poigne inhumaine les faisait sentir ridicules à ses côtés. Sans les entendre, Lonka observait le spectacle du comptoir avec un amusement retrouvé.

– En fait, nous avons comme un léger doute sur quelque chose, se reprit Gojïn une fois l’étreinte relâchée. 

– Mais encore ? 

– Avant de venir te chercher, nous sommes allés au pont pour donner un coup de main, il y a beaucoup d’arrivées ces temps-ci...

– Nous avons fait passer un groupe de marchands venant d’Alixen, poursuivit Bojän en se massant l’épaule. Après tout ce que nous savons sur les menaces extérieures, disons que nous avions eu quelques doutes sur...

– Attendez, attendez, coupa Deön, le regard de plus en plus noir. Vous êtes en train de me parler d’Alixen ?

– Heuuu... J’imagine que tu connais Alixen et que ce n’est pas une bonne nouvelle, n’est-ce pas ? questionna Gojïn, légèrement rougissant. 

Deön se tourna un instant vers Lonka. Alors qu’il pensait la voir dans la même position, avachie sur le comptoir, la fille s’était légèrement avancée sur la piste, entamant quelques timides pas de côté. Son regard se baladait entre les arcatures de la tanière et les animations de la foule. Le chasseur fronça un peu plus les sourcils, souffla un bon coup et se retourna vers ses deux acolytes. 

– Je connais Alixen en effet et oui, ce n’est pas une bonne nouvelle. Du coup, ils sont où, ces marchands ?!

Bojän se tourna discrètement vers un coin de la pièce. Il tapa l’épaule de Deön pour l’inviter à faire de même. Des “marchands” aux tenues colorées s’étaient installés autour d’une grande table ovale, à peine dissimulée dans la pénombre. Bojän remarqua qu’il manquait le chef du groupe, pourtant le premier qu’il avait croisé en arrivant dans la tanière. 

– Donc ce sont eux ? interrogea Deön alors que Bojän inspectait le reste de la place dans un début d’affolement.

– Oui, mais il manque le chef, répondit-il.

Soudain, la musique changea. 

Deön, les deux miliciens, comme le reste de la foule se tournèrent vers les musiciens. Ces derniers semblaient enjoués de commencer une nouvelle partition.

Les mélodies rythmées laissèrent place aux notes d’une valse. Au milieu de la scène, un individu à la robe éclatante débutait sa danse. 

Une danse inconnue du giron, alors un cercle se forma autour de lui. 

Ses cheveux rouges et nattés se baladaient dans l’espace lorsque, sur un pied, il sautillait d’un bord à l’autre. Il prenait des poses du reste de son corps, cadencées par les fluctuations de la ritournelle. 

Intrigué, Deön s’avança un peu plus pour mieux observer cet énergumène, suivi à la trace par Gojïn et Bojän. Le danseur était grand parmi les grands, d’une carrure imposante et d’un visage dur. Pourtant, un sourire radieux l’animait alors qu’il s’engageait dans une chorégraphie entre maîtrise et lâcher prise.  À chaque nouveau mouvement s’exprimait chez lui une certaine nostalgie. 

Sa valse hypnotisait les spectateurs et inspirait les musiciens. 

Elle leur transmettait une émotion. 

Deön se tourna vers ses acolytes, blasé. « C’est lui, n’est-ce pas ? », Gojïn et Bojän hochèrent la tête en guise de réponse. Le chasseur se tourna alors vers la foule, à la recherche de Lonka. Il la trouva encore plus avancée sur la piste, gigotant nonchalament en rythme. À des lieues de s’imaginer ce qu’il se tramait, elle aimait ce qu’elle voyait, ce qu’elle écoutait, ce qu’elle ressentait. Deön surveilla alors qu’aucun des soi-disant marchands ne s’approche d’elle. La présence de ces Avazen ici n’était en rien dû au hasard, il le savait. 

– Dis-moi, il s’est présenté comment le pitre, là-bas ? demanda-t-il à Bojän en pointant le danseur du pouce. 

– Si je me souviens bien, un certain Sully Tepongo...

– « Sully... Tepongo », qui vient d’Alixen... Bah voyons. 

Deön se retourna et, les bras croisés, fixa le danseur d’un regard assassin. 

La valse finit par s’arrêter et la foule l’applaudit. 

Le danseur semblait nager dans le bonheur. Encore plus lorsqu’une servante lui ramena deux grosses chopes en guise de remerciement. 

Alors que le grand homme aux nattes rouges se dirigeait vers sa table, Deön partit tête baissée à travers la foule pour retrouver Lonka. « Oh Deön ! C’est génial en fait ici ! », s’exclama-t-elle en le voyant surgir de la scène. Sans dire mot, le chasseur lui empoigna le bras et la ramena au comptoir. Vexée, Lonka s’arracha de l’étreinte et le fustigea de sa prunelle quelque peu livide.

– Mais qu’est-ce qui t’arrive encore ?! C’est possible pour toi de prendre du bon temps ?!

– Toi, tu prends les chopes et tu rejoins Bojän et Gojïn. Moi, il faut que j’aille saluer les personnes que tu avais si hâte de retrouver !

Lonka se figea. Deön ne lui laissa pas le temps de réfléchir en lui plaquant trois chopes sur la poitrine. « On a plus le temps de tout expliquer et de faire des plans. S’il-te-plait, rejoins Gojïn et Bojän. » D’un pas tremblant, Lonka écouta Deön et s’enfonça dans la foule, observant la pièce d’un regard alerte. 

Deön regarda Lonka s’en aller en surveillant les mouvements autour d’elle. Puis il prit une bonne gorgée de mousseuse et se racla la gorge. « Allez... c’est parti ! », s’encouragea-t-il de vive voix.

Le chasseur prit le chemin vers la table du danseur. À mesure qu’il s’avançait, il entendit leur éclat de rire rauque. Ils semblaient ravis de la prestation de leur chef. 

Enfin, il se présenta devant eux, un sourire forcé aux lèvres. 

Une femme du groupe fut la première à le remarquer, fusillant soudainement le danseur des yeux, lui qui siégeait au centre de ses complices. Les jacasseries cessèrent et, comprenant l’injonction, le grand homme à la peau mât et aux nattes rouges posa son regard sur celui de Deön. 

Comme un ordre informulé, tous ses complices arrêtèrent de rire ou de boire, fixant à leur tour le chasseur. Ce sont de biens belles proies dis donc... pensa-t-il en inspectant leur profil. Les deux femmes semblaient aussi grandes, puissantes et dures que les hommes. Ces derniers ne partageaient pas les mêmes origines au vu de leur couleur de peau ou de leurs traits, une raison de plus de penser faire face à des Avazen. 

– Vous êtes bien la confrérie des marchands d’Alixen ? questionna Deön pour débuter sa parade.

– Mais oui ! heureux de savoir qu’on nous reconnaît dans les contrées du sud, s’enthousiasma le chef-danseur, joyeux et hilare. 

« Parfait », conclut Deön en prenant place à leur table. La femme siégeant à la droite de l’homme aux nattes rouges se leva d’un bond. Elle ne l’avait pas invité à s’asseoir et considérait ses aises comme un affront. Sa main droite était fourrée dans sa robe, probablement pour empoigner une lame. Le chef lui demanda d’un geste de se calmer et reprit le contact visuel avec Deön.

– Bah dis donc, cette attitude ne fait pas très « marchand », provoqua ce dernier, un sourire narquois aux lèvres.

– Excusez-nous, nous ne sommes marchands que le jour, s’esclaffa-t-il. Alors dites-moi jeune homme, vous êtes venu pour me remercier de ma danse, pour nous acheter quelque chose, ou pour nous raconter une belle histoire ?

– J’adore les histoires, sourit Deön.

– Parfait, j’préfère qu’on me raconte une histoire pour ce soir, dit un des hommes de la table en écorchant ses mots dans une prononciation gutturale. 

– Avant toute chose, jeune homme, je vous ai vu parler aux deux miliciens qui nous ont accueilli au port, reprit le chef, caressant ses nattes de sa grande main. Que vous soyez milicien ou non, je tiens à vous dire que j’adore tout ce que je découvre dans votre magnifique cité.

– Donc c’est la première fois que vous venez ici ?

– Nous venons de l’autre pôle du Globe. Je suis encore jeune et je n’ai pas tout visité de ce monde, vous savez. Je m’appelle Sully Tepongo, et vous ?

– Deön, dit-il d’un ton sec.

– Simplement... Deön ? demanda le soi-disant Sully après un instant d’hésitation. 

– Contrairement à ce que vous pensiez, je suis pour ma part trop vieux pour me rappeler de mon titre. 

La tablée se mit à échanger des regards circonspects. Le soi-disant Sully fronça légèrement les sourcils, ce qui mit un peu plus en valeur son front imposant. 

– Si c’est le cas, vous avez sûrement une bien belle histoire à nous raconter.

Deön prit une gorgée si profonde qu’il en finit sa chope. Après un râle de satisfaction et un rot étouffé – Il prit son temps pour tapoter sa poitrine de son poing –, il dit :

– En effet. J’ai vécu bon nombre d’aventures, mais sachant que vous veniez d’Alixen, il y en a une en particulier que j’avais envie de vous conter. 

Le chasseur capta l’attention. Ils avancèrent un à un les coudes sur la table pour affirmer leur disposition. Seul le chef de meute restait adossé à son banc. 

– ...Comme vous le savez, Alixen n’a pas disparu. Cela fait juste quelques terras que votre Royaume a prêté allégeance à Nagavizius, ô le grand Empereur des Avazen. J’étais là lorsque vous aviez dansé pour lui, c’était une sacrée soirée... 

L’attitude soudainement hilare de Deön contrastait de plus en plus avec la tension qui s’installait dans le camp adverse.  

– ...À cette époque, je venais de quitter les bordures du Continent-Monde, chassé de la région de Goyotropia. D’ailleurs, mon cher Sully, c’est assez marrant que vous ayez le même titre que feu la famille régnante de Nkogoya...

Le chef leva un instant son sourcil en guise de confirmation. Ses bras se croisèrent, mettant en évidence sa forte musculature

– ...Mais bon, sachant que les nobles d’Alixen avaient à leur tour décidé de conquérir le Continent-Monde, en vain, ça ne m’étonne pas que quelques métis en soient revenus. 

– Le métissage est l’avenir, mon cher Deön, objecta sagement le chef. 

– Surtout lorsque c’est le Roi Intrépide qui le décide. 

De nouveau, la femme à la droite de “Sully” se leva, mais cette fois, c’est par le bras que ce dernier la retint. Elle adressa un regard hautain et lourd de sens à Deön avant de se rasseoir, le menton droit levé. 

– J’imagine que, plus qu’un marchand, c’est elle qui garde votre bateau le soir, exposa Deön en la pointant du doigt.

– Elle est très protectrice en effet, jura le chef. Mais ne vous inquiétez pas, il n’y aura aucun grabuge ce soir. Combien même votre anecdote ne nous plaît pas.

– Oh mais je sais très bien qu’elle va vous plaire ! Servante, une tournée pour ma part ! s’exclama Deön en voyant le personnel passer à côté de la table.

La servante s’exécuta. 

Lonka, Gojïn et Bojän observèrent la scène dans un autre recoin, adossés à un des piliers du domaine. Le sang de Lonka bouillonnait. Elle comprenait à qui son ami avait affaire : cet homme aux nattes rouges qu’elle avait tant apprécié voir danser, c’était un Avazen. Il savait peut-être où était son frère. 

Elle fit un pas en avant, mais Gojïn lui attrapa le bras :

– Je pense que tu devrais faire confiance à Deön, lui dit-il.

– Je fais confiance à mon instinct. Et si j’ai vraiment coupé la Terre Bleue en deux avec un cri, je n’hésiterai pas à le refaire sur sa vieille gueule de glazon !

– Oh, parce que tu sais comment le refaire en fait ? questionna Gojïn en approchant son visage moqueur de celui de la fille.

– Je serais toi je ne voudrais pas savoir, pouffa Bojän, qui avait cependant du mal à contenir son malaise.

D’une mine triste, Lonka repoussa Gojïn de la main :

– Je ne sais pas comment refaire, non ! Mais je sais comment me mettre en colère. Ils ont mis à feu mon pays, décimé ma famille et capturé mon frère, qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?!

– Qu’ils me capturent moi, peut-être ?

Gojïn se rendit compte de l’énormité de sa bêtise face au regard pulvérisateur de Lonka. Cette fois, même Bojän ne riait pas. « Bon, je vais nous chercher d’autres mousseuses, mais s’il-te-plaît Lonka, ne fait pas quelque chose d’insensé tout de suite. Si ça se trouve, ils sont là pour toi et n’attendent que ça. », sur ces mots, Gojïn s’en alla en se grattant le crâne, hébété.

– Gojïn peut être maladroit, mais par expérience, je sais que tout le monde finit par le voir comme un bon gars, dit Bojän en espérant calmer la fille.

– Rien à faire. 

Lonka fixait la table des Avazen. Elle sentait la colère monter dans ses entrailles. Une colère qui se transformerait bientôt en impulsion. 

Pendant ce temps, Deön continuait sa diatribe face aux Avazen, parfois coupé par une question ou une remarque de ses auditeurs : 

– Donc c’est à ce moment-là que vous êtes arrivés à Alixen, vraiment ? pouffa le soi-disant Sully Tepongo.

– Cocasse n’est-ce pas ? Mais je pense que c’est à l’image de ma vie, je ne m’attends jamais à me retrouver là où je dois être. Mais je finis par m’y retrouver – Deön ponctua sa phrase par un large sourire –. Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai pu être en première loge, sur beaucoup d'événements.

– Du coup, vous étiez même au palais ? questionna pour la première fois la femme agressive. 

– Disons cela. Mais je me suis toujours débrouillé pour éviter de me faire voir.

– C’est pour ça que je ne vous ai pas vu, dit-elle, la mine endurcie. 

– Je sais me montrer discret, même au milieu des molosses. C’est ainsi qu’on arrive à mon anecdote. Connaissez-vous la famille du dernier Roi d’Alixen, Sully Oberzheim ?

Les membres de la tablée se regardèrent. Toutefois, ils n’osèrent pas se tourner vers leur chef. Le sourire de ce dernier était aussi figé que ses prunelles étaient noires.

– Pour ma part il me semble les connaitre, continua la femme. Le Roi Sully a trois enfants, trois fils...

– Eh bien non !! coupa Deön, fier de pouvoir renchérir sous les regards médusés de l’assemblée. C’est quand même fou ce principe qu’ont les rois de cacher leur progéniture lorsqu’il s’agit d’une fille. Sully a trois fils, certes, mais aussi une fille !

Le danseur avazen décolla le dos de la banquette puis, à son tour, avança ses coudes sur la table, calant son visage sur ses poings fermés. Deön avait à présent son entière attention. 

– Mon cher Su–lly Te–pon–go, je suis per–sua–dé que vous avez eu vent de cette rumeur.

– Et laquelle, mon cher Deön ? demanda-t-il d’une voix grave.

– Le Roi Sully avait deux fils d’une première couche, puis un garçon et une fille naquirent d’une deuxième couche. Une deuxième couche venue du Continent-Monde. Si je suis persuadé qu’il aimait tous ses beaux garçons, il me semble qu’il n’a pas été forcément attendrissant avec la petite dernière. La pauvre...

Deön voyait que le chef serrait les poings. Ce dernier déglutit et se lança :

– Que s’est-il donc passé, mon cher Deön ?

– Mon cher “Sully”, vous devez bien être au courant de ce que l’on appelle l’incident de Gheliz ? Vous aviez dû participer au festin, n’est-ce pas ?

Un rictus s’afficha au coin de ses lèvres, mais alors que le chef s’apprêtait à répondre, ses yeux se levèrent soudainement au-dessus de la tête de Deön. « Où est mon frère ? », le chasseur reconnut cette voix. Il se retourna. Lonka était là, le regard sanguin et les poings serrés en face du danseur. 

– Un petit ange coupe cette discussion au meilleur moment, exposa-t-il, la voix rauque et cassée. 

« Kalah ! », retentit une voix en approche. Tout le monde se tourna dans cette nouvelle direction : Shrïn, Malaz et Ryzmo venaient de les rejoindre. Lorsque les regards de Lonka et Shrïn se croisèrent, les deux se figèrent, envoûtés par cette apparition. 

Deön sentit l’air se compresser. La tension avait monté de plusieurs crans d’un coup.

Elle devenait électrique.  

Le chasseur se releva et prit Lonka par l’épaule, inspectant les mouvements des Avazen. D’un coup, il les sentait prêts à attaquer :

– Je suis heureux de te revoir si vite, ange de Nygönta, exposa Shrïn d’une prunelle acérée, alors que le rire graveleux de Malaz commençait à s’élever. 

– Tu ne ressembles pas vraiment à ton frère, continua “Sully Tepongo”, dont le véritable prénom venait d’être dévoilé.

– Dis donc, Kalah, ce n’est pas bien de prendre le nom de ses parents pour se faire passer pour quelqu’un d’autre, rétorqua Deön.

– Oh, excuse-moi mon cher Deön, nous pouvons peut-être régler ce petit diff’...

Kalah ne finit pas sa phrase, coupé par ce que Deön lui donnait de voir. Ses yeux se mirent à briller d’un bleu orageux. 

– Maintenant il y a deux solutions, bande de bras cassés, débuta Deön d’une voix plus résonnante. Soit on en finit ici et maintenant, soit je vous laisse une unique chance de quitter cette île, sans faire de vague. 

Les masques tombèrent. 

Xhilna mit sa main dans sa robe pour en chercher la lame, Malaz et les autres Avazen en firent de même. La deuxième femme, silencieuse jusqu’à maintenant, offrit son meilleur cri de guerre en bondissant sur la table. Taillée comme un guerrier, elle en imposait. 

Lonka se recula dans les bras de Deön, paralysée par la vision de ce grand barbare aux yeux bridés qui lui faisait de nouveau face. Lui aussi ne la quittait pas des yeux. 

– Voyons, voyons, je pense que nous nous sommes assez amusés pour cette nuit, objecta Kalah. Deön, je suis du genre à aimer que les évènements s’enchaînent, mais cette danse m’a fatigué.

– Très judicieux de nous avoir montré tes talents, jeune Prince d’Alixen, grommela Deön.

« Et voici vos chopes ! », répondit la servante en rapportant un plateau rempli de mousseuses. Son ton jovial s’estompa lorsqu’elle remarqua la tension de la scène. Des regards sanguins se tournèrent vers elle, manquant de lui faire renverser le plateau. « Ce... ce n’est pas grave, je repasserai », conclut-elle en s’éloignant à grandes enjambées. 

Une fois la servante retournée dans l’ombre de la foule – Qui, sûrement par habitude des petites histoires de soirées, n’avait rien remarqué de la pièce qui se jouait –, Deön se tourna de nouveau vers Kalah, tout en tirant Lonka du bras :

 – Nous allons sortir en premier, mesdames et messieurs les Avazen. Si j’apprends que vous vous êtes laissé aller à faire du grabuge en mon absence, vous ne quitterez pas cette île en un seul morceau. 

– Les consignes me semblent claires, monsieur “l’ange mort”, affirma Kalah dans un sourire forcé.

Prenant leur distance, les deux groupes se toisèrent et s’épièrent tout du long.

Rapidement, les fêtards sur la piste bouchèrent la vue. Avant que Deön ne se retourne vers la sortie, remettant Lonka, tremblante, à Bojän et Gojïn, il croisa une dernière fois le visage de Kalah. Le soi-disant Sully Tepongo montrait les crocs d’une bête sauvage qu’on avait passablement énervée.

Les hostilités étaient lancées.

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