Chapitre 68 : Mes hommages à Tabantz

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 Était-ce la plus folle des coïncidences ou un coup de pouce du destin ? Alors que Vaä s’élevait pour éviter une salve de missiles tirés d’une hune encore intacte de la Gunma Nova, il repensa à cette rencontre. À ses yeux ébahis lorsqu’il lui annonça que sa sœur l’attendait, le Raphakrion n’avait plus de doute sur l’identité du garçon : le frère de Lonka avait donc survécu. C’était un beau jeune homme brun, plein de vigueur et de fougue. 

 Dans l’immensité du monde, Vaä croyait en la bienveillance des astres. Comment pouvait-il en être autrement ? Les denses forêts à l’est de la Nygön Zön faisaient cinq fois Suän Or, pourtant il tomba nez à nez avec cet homme nommé Jennän. La croisade avazen était constituée d’une vingtaine d’arches et d’innombrables croiseurs, pourtant il était arrivé, pile à temps, pour sauver Jorïs. Finalement, il se disait que les divinités qui portaient un regard sur Lonka mettaient tout en œuvre pour protéger sa famille. Comment pouvait-il en être autrement ?

 Les missiles chassèrent l’ange par en dessous. Il se rapprocha alors de la colonne incandescente, quitte à être aveuglé par le puissant éclat céruléen. L’onde était sur le point de détruire le pont du navire. Était-ce là le message de la Mikrion ?

 Vaä s’éleva encore et encore, gravissant le troisième mât. Les missiles finirent par s’entrechoquer, perturbant la colonne de leur explosion. Le souffle propulsa l’ange plus haut encore.

 La cachette du Larj n’était plus très loin, alors que la cime se faisait de plus en plus distincte. « Non ! », s’exclama Vaä en découvrant l’écueil.

 Le nid-de-pie avait disparu. 

 L’ange fit le tour de la structure décapitée. Le sommet n’était pas arraché, un sillon métallique l’avait remplacé. 

Raphakrion inspecta le ciel, mais dans ce mélange d’obscurité et d’éclats aveuglants, le scintillement de la comète restait dissimulé. Il baissa alors les yeux. La Gunma Nova se faisait perforer et allait doucement sombrer dans les profondeurs de l’océan, d’ici l’aube. Peut-être resterait-il un peu plus de temps ? Le temps de débusquer le Larj puis de revenir à la rescousse des deux fugitifs ?

 Il devait faire un choix.

***

 – Meid’Larj Kalhazer ! ulug’nos alezzia paù nez ![1]

 – Alèzz’[2]

 À la barre d’un croiseur tout droit sorti des soutes de la Berosswald, Kalah dirigeait la deuxième vague. Six autres croiseurs avec le restant des troupes sillonaient les flots de leurs coques acérées pour contourner l’Urobosswald. L’arche avait cessé le bombardement et patientait, toutes lumières éteintes, que le Blitzcharr se termine.

 Alors que ses sbires se pressait d’apporter la cryptoradio, le Meid’Larj observait le cours des événements : seuls quelques bâtiments subsistaient sur le littoral en ruine ; les flammes éclairaient la marche des premiers bastions ; la pyramide au centre de la ville était totalement assiégée et les grands obusiers restaient éteints. 

 Alors que la première lune entamait sa descente, il remarqua deux points noirs dans l’éclairage de ses jumelles. « Meid’Larj, er alezzia ![3] », Kalah porta à ses oreilles le combiné qu’une Dön lui apporta :

 – Je vois que j’arrive à temps pour l’assaut final, mon frère.

 Kalah tiqua : il reconnut aussitôt la voix de Shrïn, mais il n’aurait jamais pensé le savoir en vie après l’échec de sa mission. Suän Or avait redémarré et le signal des anges était plus intense que jamais. Son regard s’assombrit, mais le Kalhazer feignit de sourire :

 – Quelle surprise, Deikh Shrïn Nemara. Je suis heureux de te savoir en vie, frère. Auras-tu le temps de m’expliquer ce qu’il s’est passé ?

 – Justement, j’ai hâte de m’entretenir avec toi. Mais pour le moment, il me reste une dernière chose à régler.

 – Je n’en attendais pas moins de ta part. Où en es-tu ?

 – Regarde les lunes.

 Kalah releva le regard. Les points noirs semblaient grossir à la lueur des astres. Shrïn devait être l’un d’eux. Mais qui était l’autre ? Il se garda de poser la question et abrégea :

 – Parfait. Rendez-vous à la base.

 – Parfait. 

 Sur un ton sec, Shrïn coupa la transmission. Kalah se sentit soudainement nerveux : talentueux et charismatique, Shrïn pouvait être un frein à ses ambitions. De plus, il tenait à Hanän, or Hanän n’était plus et c’est lui qui en avait décidé ainsi. S’il pouvait, le temps du Blitzcharr, simuler la joie des retrouvailles, il devrait ensuite trouver un moyen de se débarrasser de lui. « Meid’Larj, vé actèn’os ?[4] », demanda son Dön. Que faire ? Bonne blague... pensa-t-il avant de tourner la barre. 

 Dans un dikkèn parfait, il ordonna à son second de bord de préparer les cryptomicrons. 

***

 Les Avazen reprenaient du poil de la bête. Alors qu’au large, une nouvelle vague de croiseurs s’avançait dans l’estuaire, une cinquantaine d’entre eux continuait de faire le siège de la terrasse du palais.

 ­– Deön ! Pourquoi tu n’utilises pas ton pouvoir ?! gronda Irina.

 – J’ai dis que si je l’utilise maintenant, je dézingue tout le monde ! Donc non !

 La capitaine et l’Oiseau du tonnerre repoussaient les assauts ennemis sur les marches pendant que la plupart des miliciens se repliaient dans la chambre du Duc. Irina usait de sa lankoroi quand Deön, démuni de son arc, se battait à mains nues, slalomant entre les ennemis dans un enchaînement de fulgurances. 

 En bas des marches, Lonka était encerclée, mais ses tentacules se chargeaient indépendamment de pourfendre chaque assaillant. 

 Gojïn, Bojän et Perra s’extirpaient difficilement de la mêlée générale. Lorsqu’ils ne glissaient pas sur un cadavre, ils devaient esquiver un glaive. Bojän et Perra finirent par se frayer un chemin vers l’escalier, rejoints par Lonka sous les regards médusés des Avazen, incapables de s’approcher de la fille méduse. « Bordel, mais vous êtes combien ?! », éructa le milicien blondinet aux prises avec trois barbares. Devancé et ne pouvant répliquer, il se contentait de courir et faire des pas chassés le long des bordures pour les tenir à distance. Il savait qu’il devait rejoindre ses comparses au sommet de la pyramide, mais il était à présent esseulé, une vingtaine de belligérants lui bloquant la route. 

 Gojïn sauta alors sur la bordure. Le bloc d’en dessous se trouvait à une trentaine de pieds et un large plan d’eau en faisait le contour. La plupart des cordages avaient sauté et les utiliser présentait un risque encore plus grand. Il jaugea la possibilité de sauter, pressé par les barbares qui grimpèrent à leur tour sur le rebord. 

 Son regard croisa celui de Deön. D’un hochement de tête, les deux hommes se comprirent.

 L’atmosphère se chargea en électricité. « Irina, maintenant. », la capitaine Morgän entendit l’injonction de Deön et balança sa lance dans la mêlée avant de gravir les marches qui la séparait de la chambre. La quasi-totalité des alliés encore en vie rejoignirent ainsi le refuge.

 Deön bondit au milieu de la mêlée et frappa le sol. 

Une décharge à la détonation assourdissante se catalysa sur la terrasse et le souffle colérique propulsa Gojïn du rebord. 

Le milicien blondinet plongea dans une des fontaines, heurta le fond avec force, mais ressortit aussitôt de l’eau. Paniqué, il fit un tour sur lui-même pour constater rapidement qu’il n’avait subi aucune fracture.

 Il souffla alors un grand coup, soulagé, et remarqua dans le préau du jardin, derrière les trépassés ayant chuté des cordages, une rangée de tonnodjettas. « Enfin !! », il leva les bras au ciel, sentant quelques douleurs dans ses articulations, vite freinées par son enthousiasme. La solution qu’il cherchait pour s’extirper du palais et honorer sa mission de sauvetage dans les bas-quartiers de Tabantz était sous ses yeux. 

 Sur la terrasse du palais, les miliciens réfugiés dans la chambre du Duc observaient, abasourdis, le carnage qu’avait fait Deön : tous les assaillants étaient allongés au sol. Une odeur nauséabonde arriva jusqu’à leur navire. 

Le No Jagolèn avait pris place au premier rang, au côté de Lonka dont il regardait discrètement les détails de sa composition chimérique. Cette dernière inspectait quant à elle les hommes et femmes à terre qui constituaient l’armée des Avazen. 

 Plus aucun mouvement ne les animait.

 Deön se releva d’entre les cadavres, quasiment nu – Seul le devant de son pantalon avait survécu, fébrilement tenu par la ficelle qui faisait le tour de sa taille –. Fesses à l’air, il se tourna vers l’escalier :

 – Est-ce que quelqu’un peut me fournir des vêtements dignes de ce nom ?!! hurla-t-il pour se faire entendre.

 Irina leva le pouce en signe d’approbation. Sous le regard amusé du No Jagolèn, les miliciens rassemblèrent des vêtements (des bottines, des collants et un haut de forme noirs qu’ils pensaient plus à même de résister aux fulgurances du Jugger). 

 Un homme petit et robuste lui donna les vêtements en main propre : l’Oiseau du tonnerre les enfila à la hâte, abandonnant sa tenue mondaine dont il ne restait que des miettes, puis leva les yeux au ciel et souffla un grand coup. Sa respiration se bloqua lorsqu’il aperçut un point noir grossissant dans le versant des deux lunes restantes. « Remontez dans la chambre, il y a un problème », le petit groupe de miliciens descendus à sa rencontre se retournèrent pour constater à leur tour l’objet non identifié qui approchait.

 À mesure que le point grossissait, Deön remarqua ses détails : une bulle noire avec une visière réfléchissant la lumière, deux ailerons acérés tendus vers le haut comme des oreilles. « Pas possible », susurra-t-il, médusé.

 L’aéronef fondit en leur direction. La visière s’ouvrit, dévoilant le Deikh Shrïn Nemara et son cyberponneur pointé vers la terrasse. « Rentrez, maintenant ! », gronda Deön. Le Deikh appuya sur la gâchette et un rayon fusa et perfora l’amas de cadavres gisant à côté de lui.

 Alors que l’aéronef débutait une ronde du sommet de la pyramide, les miliciens remontaient à la hâte les escaliers. Shrïn tira une nouvelle fois, fendant en deux l’un des gardiens de Tabantz. « Remettez le bouclier, vite ! », le No Jagolèn en personne se pressa d’écouter Deön et frappa du poing sur l’interrupteur.

 Le rempart incandescent se propagea avant qu’un tir du cyberponneur ne le heurte. La friction des deux énergies provoqua une déflagration dont le souffle envoya valdinguer Deön.

 Furieux, ce dernier toisa Shrïn du regard. À bord de son aéronef, le Deikh jubilait. 

 Soudain, l’instinct du Jugger se mit en alerte : sortie de l’ombre, une autre comète approchait. « Mais c’est quoi ce cauchemar ?! », le nouvel arrivant fondit à son tour sur la terrasse, à la grande surprise de Deön comme de Shrïn. Ce dernier observa la trajectoire de l’objet et constata rapidement qu’il lui fonçait droit dessus.

 Le Deikh pointa en urgence son cyberponneur vers l’aéronef et tira : la salve ricocha sur la visière et se perdit dans le ciel. Il cria quelque chose à ses subordonnées ; le vaisseau se tourna vers le sud de la ville et reprit de l’allure, mais, devant la stupéfaction de tous les témoins, le nouvel arrivant percuta à pleine vitesse la navette ennemie. « Mais qu’est-ce qu’il se passe... ? », Deön laissa tomber ses bras, abasourdi. Le vaisseau du Deikh tourbillonna dans le ciel en chutant vers les bas-quartiers de Tabantz. 

Il disparut dans les flammes d’un incendie, suivi par son semblable, décidé à le traquer jusqu’au bout. 

***

 Toutes les hypothèses devaient se bousculer dans le cerveau de ce chef barbare.

 L’aéronef tenta de redresser sa trajectoire. Il traversa les flammes et percuta le rebord d’un bâtiment. De sa distance, la pilote entendit les cris de rage de l’équipage ennemi et tira de plus belle sur le levier de vitesse pour les rattraper. Elle sentit son cockpit vibrer, peu habitué à un vol si intense.

 La nuit améthyste s’était embourbée de fumée et, à certains endroits, un voile rouge s’y était déposé. En dessous, des centaines d’Avazen sinuaient dans les bas-quartiers en flamme, quand d’autres arrivaient depuis le large. Tabantz était en train de chuter, mais elle avait déjà empêché que ce grand homme aux yeux bridés use de son arme infernale sur la terrasse du palais. 

 Elle devait à présent achever sa dette. Son corps tremblait, mais sa poigne se resserrait encore et encore sur les commandes de son vaisseau. 

 Elle leur collait aux basques ; elle sentait leur panique et anticipait leur décision d’urgence. L’aéronef ennemi bifurqua sur un grand boulevard avant de virer dans des quartiers plus étroits. Un sourire se dessina sur son visage à mesure que les virages s’enchaînaient. Après tout, elle était une des plus grandes guerrières de Talèn et une athlète reconnue aux Jeux de Suän Or.

 Arrivée aux abords du port, la navette du chef avazen prit la direction du nord, vers un amas de bâtiments hors du champ de guerre – Seule une gozbum avait soufflé une grande place publique, plongée dans une lueur claire-obscure –. Sa trajectoire dessinait une courbe qui remontait finalement vers les ruines occupées par les hordes d’assaillants. « Vous pensez m’échapper comme ça ?! Bande d’amateurs. », ricana Zoèn. 

 Elle lécha une perle de sang qui coulait le long de son arcade et se concentra sur son objectif. Ils n’étaient plus qu’à deux bâtiments de distance et, à la moindre erreur, elle les percuterait de nouveau. Cette fois, elle était prête à faire le sacrifice ultime, pourvu que ces deux vaisseaux venus des enfers soit détruits avec ce chef barbare à bord.    

 L’aéronef ennemi bifurqua de nouveau, se jetant dans un grand brasier. Déterminée, Zoèn s’y lança à son tour. La mer de flammes formait des vagues qui enlaçaient son cockpit. L’espace d’un instant, elle trouva cette vue magnifique.

 Un tir fusa et percuta sa visière. La vitre se fendit sous les yeux soudainement exorbités de la milicienne. 

 Son aéronef sortit des flammes et se retrouva face à son adversaire. Alors que la collision était imminente, le chef barbare pointait son arme vers elle, son vaisseau en lévitation au-dessus d’une foule d’Avazen. Zoèn vira en urgence, prise par un instinct de survie qu’elle pensait avoir abandonné. 

 Le deuxième tir toucha son aileron droit. Elle entendit la taule s’entrechoquer dans un râle rauque. Le cockpit vibra de toutes ses forces.

 Elle perdait le contrôle. L’aéronef se mit à tournoyer de plus en plus vite et, bientôt, elle ne voyait plus qu’un décor circulaire de ce monde en souffrance. 

 L’intérieur de son crâne bourdonnait ; elle sentait son cœur battre la chamade.

 Dans sa violente chute, elle vit un immense char, muni de scies sur ses flancs et de canons à son bord, serti des apparats avazen. « Mes hommages à Tabantz ».

 Son cœur s’arrêta.

 L’aéronef s’écrasa sur le char ennemi. Une étincelle, tel un éclair, s’éleva dans le ciel. Aucun Avazen présent sur place n’échappa au souffle de l’explosion.

[1] Traduction Dikkèn - Meid’Larj Kalhazer ! ulug’nos alezzia paù nez ! : Meid’Larj Kalhazer ! Nous recevons une transmission (un message) pour vous !

[2] Traduction Dikkèn - Alèzz’ : Je suis à l’écoute (annoncez)

[3] Traduction Dikkèn - Meid’Larj, er alezzia ! : Meid’Larj, la transmission !

[4] Traduction Dikkèn - Meid’Larj, vé actèn’os ? : Meid’Larj, que devons-nous faire ?

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