Chapitre 71 : Face à la horde
Gojïn déglutit. Le barbare aux tresses rouges dirigeait son regard malsain sur lui. Trois jours plus tôt, il avait vu une de ses flèches s’enfoncer sous la clavicule du commandant avazen, mais à son grand effarement, il semblait avoir récupéré l’intégralité de ses mouvements.
Lonka se focalisait quant à elle sur le bourreau de son frère. Accoudé au guidon de son tonnodjetta, son cracheur de laser posé le long de sa jambe, ce dernier resserrait calmement les bandages sur ses mains.
Deön observait chaque membre de l’escadron : il y avait treize hommes et trois femmes et, hormis les deux chefs avazen, chacun présentait une attitude froide et déterminée.
Gojïn rompit le silence :
– Je vous avais dit que je devais m’occuper des habitants en détresse ? – Lonka et Deön le regardèrent, interloqués – Je pense que je ferais mieux de revenir à cette option.
– Impossible, tu n’auras pas le temps. Mais rassure-toi, tu ne seras pas leur cible principale.
– Notre cher ami avec le mini-obusier au bras ne me donne pas la même impression.
Les belligérants s’échangèrent, eux aussi, des directives. Lonka serra les poings en contemplant ses adversaires.
– Heu, d’ailleurs, comment ça se fait que tu n’aies pas réussi à en finir avec eux au port ? demanda le milicien blondinet.
– Écoutez, maintenant tout va se jouer sur un coup de dé, rétorqua Deön. Si mes souvenirs sont bons, les obusiers, c’est comme les “Grandes Tiges” : l’entrée du canon se trouve à l’arrière de la “grosse boule” que vous voyez en haut – Il pointa la sphère de métal encastrée à la cime du pylône –. Le corridor se divise en deux allées pour deux antichambres qui servent de réserves ; l’antichambre de gauche mène au monte-charge, qui descend vers les salles de commandes, et l’antichambre de droite mène aux machineries.
Deön s’arrêta de parler, le temps de sonder la concentration de ses deux acolytes. En contrebas, les Avazen s’apprêtaient à décoller de leur toit. Conforté par l’attention de Gojïn et Lonka, il donna ses dernières injonctions :
– On fonce à l’intérieur de l’obusier pendant que je fais diversion. Une fois à l’intérieur, vous prenez la gauche, je prends la droite !
La pétarade des tonnomoteurs donna le signal. « Maintenant ! », somma l’Oiseau du tonnerre, regardant ses deux compagnons se ruer dans l’escalier. « Courez ! », il cria de plus belle lorsqu’il vit la horde surgir à son niveau. Deön usa alors de son fluide, malgré les perturbations. Il le sentit remonter jusqu’aux extrémités de sa main tendue ; l’éclair jaillit et dispersa les traqueurs.
Gojïn et Lonka entendaient les coups fuser, mais la structure pointait à présent son ombre imposante au-delà des dernières marches. « Wouah ! Mais on fait quoi maintenant ?! », s’écria Gojïn à s’en étouffer, momentanément désorienté par la bâtisse sphérique qui obstruait jusqu’au pourtour de la plateforme. Lonka le prit par la manche de sa chemise éraflée et le tira avec elle. Faisant face aux majestueuses falaises bordant Tabantz, il s’avança à la hâte sur les bordures.
– Et mais...
– C’est par là ! coupa Lonka, déterminée.
Longeant le rebord, ils pouvaient apprécier le vide au-delà de la plateforme. Il fallait, malgré le vertige, atteindre à tout prix cette porte qui commençait à s’esquisser dans le virage. « On a semé Deön », Gojïn se retourna une fois, constatant qu’ils avaient perdu de vue le chasseur comme la horde, au détour de l’imposante chambre de l’obusier.
De son côté, Deön était devenu la cible à abattre. Si la plupart des chevaucheurs de tonneaux volants s’éloignaient dans les hauteurs de l’arène, le Deikh Nemara et deux de ses sbires virevoltaient autour de lui, cyberponneur et arbalètes en joue.
L’Oiseau du tonnerre sentait les effets de la boule d’obsidienne revenir. Son sang crépitait le long de ses artères ; le bout de ses orteils s’ankylosait, mais, après s’être élevé haut dans le ciel, le restant de la horde repiquait déjà sur lui. Si leurs bijoux marchent de si loin, ça va être compliqué !
Il sortit de sa poche son avant-dernière larme de brume et la lança en visant du mieux possible le Deikh Nemara. Ne s’attendant pas à recevoir un projectile et n’en connaissant pas la nature, le tireur de cyberponneur vira d’un coup et tomba de ses pédales. Malgré le début d’une chute fulgurante, il se rattrapa au bord de la nacelle, manquant de faire tomber son arme fétiche.
Ne pouvant réfréner son mouvement, le restant de l’escadron fusa à proximité du projectile ; Maintenant ! Deön chargea l’énergie dans son abdomen, fit remonter son fluide et percuta la larme de brume d’une puissante étincelle : l’objet explosa aussitôt en un nuage de fumée.
Les épaisses volutes à l’odeur d’œuf pourri se répandirent sur la parcelle. Elles embuèrent l’espace telle une marée et, comme attirées par la coque de l’obusier, enveloppèrent petit à petit l’édifice.
Alors que Gojïn analysait les bordures du portail métallique qui bloquait l’accès à l’intérieur, Lonka observait du coin de l’œil la brume nauséabonde s’avancer jusqu’à eux.
« Lonka, il y a un socle contre la paroi, essaie de faire quelque chose ! », elle tourna les yeux vers l’interrupteur enfin décelé et bondit dessus pour y accoler sa main. Je dois réussir, elle sentit le sang couler dans ses yeux et ses cornes pulser. Un bruit d’holoporte résonna et des ondes multicolores parcoururent les contours de la structure.
La trappe coulissa vers le haut ; Gojïn et Lonka s’y engouffrèrent aussitôt.
***
Installé dans le fauteuil le plus élégant de la pièce, Ryzmo contemplait le ciel de Tabantz à travers les vitres au plafond arc-bouté.
L’aurore rougeoyante s’estompait.
Les battements des cryptomicrons accompagnaient le bleu opaque, strié de fins nuages dorés. « Meid’Deikh, scazzèn’khelz ![1] », somma l’un des sbires qui surveillaient la porte. De nombreux bruits de pas vibraient à travers la base assiégée. Ryzmo leva la main et tendit ses trois doigts du milieu : les cinq guerriers sur l’estrade de l’entrée sortirent leur glaive ; les quatre archers et arbalétriers, placés sur les deux mezzanines longeant les deux côtés du salon, encochèrent leurs flèches.
Les divans confortables et les portraits de gradés du camp ennemi ne dissimulaient pas la tension. Le Meid’Deikh huma l’air, puant. La chaleur embuait l’espace et décuplait les odeurs de transpiration et d’hémoglobine de ses sbires. Certains étaient blessés, boiteux ou partiellement brûlés.
Le brouhaha s’intensifia.
Ryzmo posa les yeux sur son plateau de pions, établi sur une petite table qu’il avait disposée devant lui, et fit le point : sur la rive nord de Suän Or, la levée d’une coque de Navire-Monde et l’intervention d’un ange avaient endigué l’assaut principal ; depuis, c’était le silence sur toutes les cryptoradios. Du côté de la rive ouest, l’armée du Deikh Mobrak avait franchi le récif montagneux, mais les dernières transmissions parlaient d’une embuscade d’ampleur ; depuis, c’était le silence sur toutes les cryptoradios.
« Meid’Deikh, wiltz’valèn !![2] », les premiers chocs derrière la porte résonnèrent.
Ryzmo jeta un œil à sa paire de cimeterres déposés en croix sous la table. Coudes placés sur ses genoux, le Meid’Deikh enfouit son menton au croisement de ses doigts entremêlés. Ses pensées fusèrent : grâce à l’apport de l’Urobosswald, trois arches suffiraient à conquérir cette cité de la rive est. Les premières vagues de la nuit avaient transpercé les artères de la ville basse et n’eurent pas besoin d’aller plus haut pour constater que la résistance proposée était vouée à l’échec. Des anges étaient ici et l’Uroboswald avait repris en avance son bombardement sous les ordres du Meid’Larj Kalhazer. Ces anges constituaient un dernier rempart, qui allait assurément s’effondrer.
Cependant, les nuages défilaient bien vite dans le ciel... Ils étaient enfermés sur ce Navire-Monde... Ryzmo se crispa.
Un coup puissant résonna de l’autre côté de la pièce. Pourquoi une troupe était revenue ici, directement dans la gueule des Avazen ? Qu’avaient-ils à trouver dans ce bastion déjà réduit à l’état de vestige, hormis une mort honorable ?
Les archers bandèrent leurs arcs.
Les percussions s’éloignaient dans la ville, preuve que le dernier assaut était lancé.
Ces percussions s’arrêteraient une fois la bataille finie.
La porte vola en éclat sur les deux guerriers qui la bloquaient. « Gozcaaaa ![3] », hurlèrent les sentinelles. Un épais nuage de fumée déferla dans le salon. « Gozlïnerz ! Sfazezèn ![4] », éructa le chef d’escadron en brandissant ses deux cimeterres.
Les flèches et les cris de rage s’élevèrent à travers le brouillard. Des flashs lumineux attirèrent la rétine du Meid’Deikh qui se reculait au fond de la pièce. C'étaient sûrement ces lances à la technologie bien trop avancées pour ces feignants de Suän Or. Leurs tirs étaient rarement létaux, mais la décharge paralysait les membres.
Ryzmo vit un de ses arbalétriers tomber de la mezzanine, emportant dans son sillage des volutes. Il tremblait de tout son corps, même en heurtant le sol.
Les tirs des deux camps s'accrurent.
« Miliciens, ça doit être lui ! », entendit-t-il : c’était une voix puissante et féminine. Deux assaillants en armure blanche sortirent du manteau opaque et se jetèrent sur le Meid’Deikh. Ce dernier se jeta à terre, roula et, se projetant entre ses deux adversaires, tournoya sur lui-même avec ses deux lames tendues. La première effleura l’armure lactescente dans un bruit de grincement insupportable ; La deuxième trancha entre la ceinture et le bustier. Il sentit la lame s’enfoncer dans la chair et ressortir.
Témoin horrifié du trépas de son camarade, le premier milicien se retourna pour faire front, laissant son casque tomber. Alors que son visage poupon offrait des yeux exorbités de haine, il brandit sa lance tel un javelot, prêt à percer le crâne du stratège avazen, mais une flèche le transperça au niveau de l’oreille. Il chuta lourdement, mort sur le coup.
« Gozlïnerz, tersvar ![5] », pris d’un soudain effroi, Ryzmo voulait se sentir entouré et protégé. À travers la cohue générale, certains sbires répondirent à son signal en se rassemblant autour de lui.
Il devait trouver une solution, et vite, pour contourner cette embuscade. Le fond de la pièce, non embué de fumée, se rétrécissait et virait vers ce qui semblait être le centre du dernier étage. Il attrapa un bout de la combinaison des deux guerriers qui lui tournaient le dos et se recula en les tirant avec lui.
Il y avait moins de tirs de lankorois, mais aussi moins de flèches. Il fallait rester vigilant. Ryzmo prit le virage.
La pièce se rétrécissait encore et encore et il ne semblait pas y avoir d'issue. « Meid’Deikh, vé musk actè’nos ?![6]», Ryzmo ne répondit point, concentré à scruter les environs.
Soudain, un détail l’attira sur la paroi interne du corridor. Des irrégularités sur le mur. Ryzmo s’approcha et passa son doigt sur la tranche. Une pièce dissimulée se trouvait derrière. En son for intérieur, le Meid’Deikh jubila. « Gozlïn, vaya ![7] », à sa demande, un sbire envoya son épée ; Ryzmo l’attrapa avec dextérité. Il enfonça alors la lame dans le sillon. « Meid’Deikh ! », le sbire ne continua pas sa phrase.
Ryzmo se tourna vers lui et écarquilla les yeux.
Face au groupe, une femme claudiquait jusqu’à eux. Elle était grande, taillée comme une valeureuse harami[8]. Toutefois, le teint hâlé de sa peau virait au pâle : une flèche la perçait au sein droit, perforant sûrement un de ses poumons ; une autre était rentrée dans son flanc et devait la faire souffrir le martyre ; une troisième entravait ses mouvements, logée dans son mollet gauche.
Le regard du Meid’Deikh croisa celui de l’agonisante, dont l’expression limpide lui fit comprendre qu’elle ne sombrerait pas ; pas avant de lui avoir ôté la vie. Son front d’ordinaire immaculé s’encrassa de gouttes de sueur. Il fallait achever cette chimère, coûte que coûte. « Gozcaaaa ! », hurla-t-il. Trois des quatre guerriers qui l’entouraient s’avancèrent vers elle.
Les glaives percutèrent la lankoroi avec fracas, mais elle encaissa les charges de ses gardiens musculeux.
Pendant ce temps, accompagné du dernier soutien de son bastion, Ryzmo redoubla d’effort pour ouvrir la trappe murale.
Lorsqu’elle finit par céder, ils se ruèrent dans la sombre cage d’escaliers en colimaçon.
***
Deön avait réussi, non sans brio, à détourner l’attention de l’escadron avazen, permettant à Gojïn et Lonka de fuir sans encombre dans les entrailles sombres de l’obusier.
Tout à l’intérieur de cette structure rappelait les méandres organiques d’un berceau. Bien plus compact, son ventre était modelé comme une ronde de petits couloirs et de vestibules aux nombreux renfoncements muraux. Un fin filet de lumière bleue leur avait donné assez d’éclairage pour avancer.
Au moment de sauter dans le monte-charge (qui ressemblait en tout point à celui qu’empruntait Deön au temple), ils ne remarquèrent aucune présence à leur trousse. La plateforme descendit dix pieds plus bas, avant qu’une trappe ne se referme au-dessus de leur tête. Les lueurs du cockpit ne tardèrent pas à aiguiser leur attention.
– Wouaah, ça ressemble à la pièce où vivait Vaä, constata Lonka et découvrant la salle des commandes de l’obusier.
– Parfait, du coup j’ai qu’à te laisser faire et surveiller le monte-charge, répliqua Gojïn en inspectant de son côté les détails du cockpit.
– Non mais attends, je n’ai jamais touché à ça, moi !
Gojïn et Lonka se regardèrent dans le blanc des yeux. Complètement déboussolés par les évènements, ils ressentaient une étrange euphorie. D’une intention commune, ils s’avancèrent au-devant de la machinerie centrale. Un siège incliné, aux finitions de métal luisant, se suspendait au-dessus de leur tête, relié par des câbles à un monolithe orné d’écrans et d’orbes, pointant telle une stalactite. « Eh regarde, ça ressemble à tes tentacules », Gojïn pointa les câbles du doigts. Lonka préféra rouler des yeux que rougir, puis agrippa l’épaule du milicien :
– Fais-moi la courte échelle, faut que je monte sur ce siège, ordonna-t-elle.
Gojïn ne se fit pas prier. Il s’accroupit pour tenir son pied et poussa sur ses jambes pour la faire monter.
Pendant qu’elle se hissait sur l’assise, il scrutait les angles de la pièce.
– Il y a des bases avec des écrans et des commandes là-bas aussi.
– Bah va voir et essaie de les allumer ! rétorqua-t-elle.
Le siège était si incliné qu’elle avait l’impression d’être allongée. Une lunette lui faisait face, incrustée directement au monolithe. Des socles avec des esquisses de mains se situaient de chaque côté de la couchette. Je pense comprendre ! se dit-elle en posant ses paumes sur les dessins.
Du plus confortablement qu’elle le pouvait, elle cala sa tête sur le dossier de matière dure. Elle tourna une dernière fois les yeux sur les errances de Gojïn, puis observa l’intérieur sombre de la lunette.
L’espace d’un instant, elle se sentit apaisée.
Une douce fatigue humidifia sa rétine ; une vibrante énergie s’infusa dans ses veines : malgré le froid ambiant, son corps se réchauffait. « Woh », la réaction de Gojïn la sortit de cette somnolence prête à l’engloutir.
La première chose qu’elle vit fut un rayon de lumière safranée s’infiltrer dans les rainures du siège et remonter jusqu’aux socles.
Gojïn observait de son côté les écrans s’allumer un à un. Un râle rauque résonna derrière les parois du cockpit.
« Eh ! Eh ! C’est normal ça ?!? », prise d’une appréhension grandissante, elle regarda les socles se surélever et le siège se redresser légèrement, jusqu’à ce que le haut de son visage atteigne les contours de la lunette.
– Lonka, c’est énorme ! Les caméras affichent des images de Tabantz ! exulta Gojïn. Y a même des images des autres obusiers ! Oh, je reconnais certains gars, nom d’un glazon, c’est fabuleux !
– Mais moi je ne vois rien ! Viens me...
Une puissante onde verte coupa sa parole. Son apparition éclatante, si près de ses rétines, les piquèrent. Elle battit frénétiquement des cils pour s’adapter à cet écran qui recouvrait tout son champ de vision. L’émeraude devint sombre et écarlate, avant de laisser place à un tableau flou, fourmillant de lignes et de formes biscornues. Les contours d’une cité se dessinaient.
***
Shrïn et Kalah avançaient côte à côte dans les boyaux de la structure. Le premier gardait son cyberponneur en joue ; le second avait enfourné son roggarhammer et le tenait braqué de son autre main. Trois sentinelles munies d’arbalètes et commandées par Hiel couvraient leurs arrières, quand la Dön Nivaä et son bras droit marquaient le front de leur garde rapprochée. Enfin, les plus sauvages et intrépides de l’escadron s’élancèrent glaives en main sur les traces de l’ange.
L’écho des percussions exaltait la chasse.
– Qu’est-ce qu’il nous prépare encore ? se demanda Kalah à voix basse.
– Peu importe, on le tient, rétorqua Shrïn, les sens en éveil. Les deux autres se sont sûrement cachés, mais je ne ferai pas deux fois la même erreur. Je sais qu’ils peuvent être surprenants.
Le cortège vit un flash de lumière au détour du virage. Il braqua son objectif à l’endroit où le cri de surprise d’une guerrière résonna.
– Rapprochons-nous, on s’occupera des plus faibles plus tard, grommela Kalah.
« Inna tersvar, al sèn[9] », commanda ensuite le Meid’Larj. Sur les traces de sa ligne de front, l’escadron pressa le pas et déboucha dans un vestibule.
À ce que les néons bleuâtres du plafond donnaient à voir, quatre tranchées de renfoncements muraux formaient deux corridors exigus à l’entrée et au fond de la pièce. Une légère fumée se dégageait de certains d’entre eux. Des liasses de câbles ornaient les parois et le sol, rendant l’avancée plus délicate encore.
Kalah et Shrïn levèrent les yeux d’un même mouvement : des orbes rouges s’éclairaient, une à une.
– “Ina”, il se passe quelque chose et “vina”, j’ai le pénible sentiment que notre adversaire a éliminé nos premiers éléments, dit le Deikh Nemara. Hiel, “gotèn”.
Sur ses ordres, le maître-éclaireur se rapprocha. Kalah tourna les yeux sur la deuxième tranchée : le corps fumant d’un Avazen confirma les allégations de Shrïn. « Inna tersvar, gozcazz’el », invectiva sèchement l’imposant prince d’Alixen. La Dön Nivaä et son bras droit se retournèrent et lui lancèrent un regard d’hésitation. La mine sombre et sévère du Meid’Larj Kahlazer les exhorta à obéir : ils s’élancèrent vers le fond de la pièce.
Shrïn croisa le regard de Kalah et le dévisagea d’un œil indécis. « Tu commences à maîtriser un peu de dikkèn mon frère, tu vas bientôt monter en grade », s’amusa ce dernier comme s’il ne faisait pas attention à l’air perplexe de son compagnon d’armes. Le Deikh Nemara acquiesça d’un sourire crispé.
– Plus on sera près, plus nos joyaux de Goyo feront effet, indiqua le Meid’Larj en reprenant sa surveillance.
– Continuons de l’acculer et laissons-le venir à nous, encouragea Shrïn.
Avant de quitter le Meid’Larj des yeux, il contempla ses nattes rouges flamboyer sous les mélanges d’éclairages.
Soudain, des vociférations grégaires attirèrent leur attention. En alerte, ils traversèrent le corridor et s’arrêtèrent au seuil du halo qui embuait le compartiment central. L’arrière de l’escadron se disposa de chaque côté des deux chefs, formant une ligne compacte. Cyberponneur, roggarhammer et arbalètes étaient prêts à déclencher la fusillade.
Il y eut un sifflement. Des bruits de pas affolés se rapprochèrent. « Holaï ! », somma Shrïn en apercevant la silhouette de la Dön et de son équipier. Ils sortirent de la pénombre avant d’être rattrapés avec fulgurance : alors qu’ils criaient leur peine, deux mains les agrippaient par le crâne. « Gozca ! », ordonna aussitôt Kalah. Il tira le premier en visant l’interstice entre les deux Avazen, mais le souffle emporta le bras de la guerrière qui hurla d’autant plus. Des éclairs pulsèrent des mains avant qu’un puissant flash n’aveugle les tireurs.
Une détonation assourdissante instaura un vent de panique.
Shrïn et les éclaireurs tirèrent à répétition dans la pénombre, perturbés par des flashs successifs marquant la position furtive de leur cible. Soudain, le Deikh aperçut une ombre jaillir sur lui. Il opposa avec vigueur la crosse de son cyberponneur, qui frappa le tube d’acier que manipulait à présent Deön.
Bousculé par l’impact, Shrïn se recula, imité par l’ange qui tentait de s’extirper hors du champ de protection des joyaux.
Kalah se jeta sur lui et frappa sa tête avec les crocs de son roggarhammer. Il avait mis toute sa puissance, mais l’ange rappliqua aussitôt d’un coup de barre dans le ventre. Hiel le mit en joue et décocha une flèche qui atteignit sa cible au thorax. L’ange usa d’une grande dose de son énergie pour filer dans un éclair. « Ça va ? », demanda Kalah, déjà rétabli.
Shrïn acquiesça quand, au même moment, Deön réapparut dans son champ de vision.
Posté derrière un éclaireur, ses yeux illuminés trahissaient sa dissimulation. « Al gono, vaya ! », hurla le Deikh en brandissant son cyberponneur. La sentinelle n’eut pas le temps de réagir que son agresseur agrippa son visage et lui asséna une puissante décharge. Son cri fut étouffé par une terrifiante détonation.
Alors que l’escadron éructait en chœur, Deön se retrancha dans le corridor du fond de la pièce. Les orbes rouges et les néons se mirent à clignoter avec frénésie.
– Pourquoi les joyaux ne l’atteignent pas comme sur mon navire ? questionna Kalah d’une voix grave et vigoureuse, illustrant son emportement.
– Il concentre plus d’énergie pour nous contrer, mais il se fatigue plus vite ! exposa Shrïn en rassemblant du regard le restant de l’escadron. Nous y sommes presque ! Mettons-nous en formation, je ne veux plus aucune perte !
Les échos de ricanements cyniques arrivèrent à leurs oreilles. « Vous n’avez toujours pas compris, mes petits roggarz ! C’est moi le chasseur ici ! », s’exclama Deön.
Sa voix provenait d’une des tranchées, sur la droite du corridor.
– Pourquoi te cacher, monsieur le chasseur ? s’amusa à demander le Meid’Larj.
– Je te l’ai déjà dit imbécile de petit prince, le sligre se dissimule pour mieux jaillir.
« Fini de jouer, on avance ! », interféra le Deikh Nemara en prenant les devants. Surpris, Kalah suivit le pas. « Ça tombe bien, je n’avais pas envie de jouer », provoqua une dernière fois l’Oiseau du tonnerre.
Shrïn braqua son arme et vit l’éclair surgir à nouveau sur lui. La barre frappa le canon du cyberponneur et le Deikh trébucha sous le choc et la surprise quand l’autre extrémité du tube d’acier s’abattit sur son crâne. Un souffle de roggarhammer rugit et pulvérisa la taule. À terre, Shrïn pointa son arme en cherchant sa cible : Deön évitait les coups de Kalah. Une nouvelle flèche était plantée dans son dos, mis quasiment à nu sous sa tunique en lambeau. Un éclaireur abandonna son arbalète pour le glaive à sa ceinture et tenta une estocade que l’ange esquiva.
Si près des joyaux, il était aussi vulnérable qu’un être humain et se comportait comme tel. Un éclair de lucidité traversa l’esprit de Shrïn. Il rampa alors jusqu’à la pénombre d’un renfoncement mural.
Pendant ce temps, Kalah oppressait son adversaire. Il frappait de son roggarhammer devenu l’extension de son poing en attendant l’instant idéal pour faire rugir son arme. « Al dono ! », hurla-t-il avant de se jeter au sol dans une roulade, laissant à Hiel le soin de décocher une dernière flèche. La fronde érafla l’oreille de Deön et rebondit mollement sur la paroi. Déstabilisé, ce dernier tituba mais, pris d’un instinct fulgurant, bondit avec force pour éviter le rugissement au ras du sol du roggarhammer. Le souffle enfonça la paroi et forma un cratère. « Vas-y, donne tout ce que tu as, petit sligre. C’est moi qui vais te manger », ricana à son tour le Meid’Larj, en se relevant.
Deön souffla un grand coup, avant de contourner ses adversaires dans de légères fulgurances. Il les attirait au milieu de la pièce, sous les lumières épileptiques des éclairages en déroute.
À court de munitions, Hiel jeta son arbalète et détacha deux de ses dagues harnachées en collier autour de sa taille. Le corps-à-corps était inévitable et l’ange, malgré ses deux flèches plantées et un sang des plus humains couvrant la face droite de son visage, souriait. Ses yeux illuminés tels des phares le rendaient terrifiant malgré sa taille modeste. « Gono, dono, gozca ! », ordonna le Meid’Larj Kalhazer.
Hiel et son éclaireur se séparèrent pour entourer la cible qui s’emparait de ce qui restait de son tube d’acier. Ils lancèrent l’assaut et assenèrent une pluie de coups tranchants. L’ange parait ou esquivait, mais restait bloqué sur place.
Kalah pesta de ne pas pouvoir profiter de cette occasion pour tirer ; à en croire la fumée se dégageant de la gueule du canon, son artefact surchauffait encore. « Ag dono, vaya ! », vociféra-t-il en chargeant dans la mêlée. Les deux sentinelles s’écartèrent et Deön se retourna aussitôt vers lui.
Son puissant coup de roggarhammer frappa dans le vide ; en réponse, le tube d’acier percuta ses côtes. Avant même qu’il n’hurle sa rage, Deön porta l’estocade dans son abdomen. Kalah sentit le bout de la barre s’enfoncer dans sa peau avant qu’il ne soit projeté en arrière.
Le souffle coupé, il porta la main à son ventre. Il n’avait pas été perforé comme il l’avait senti et il remercia la médecine d’Alixen de faire encore effet.
Hiel profita de la confusion pour planter l’épaule de la cible ; Deön brailla des insultes et l’envoya valser de son arme de fortune. Avec sa rage et la force de rotation, il porta un coup circulaire qui frôla Kalah, mais percuta de plein fouet l’autre éclaireur qui s’engageait sur lui. Son regard croisa celui du Meid’Larj avant qu’il ne se jette à nouveau sur lui.
Kalah changea d’approche : ses coups étaient moins puissants mais plus rapides, évitant ainsi de se faire surprendre par la fugacité de l’ange.
Deön esquiva un crochet de roggarhammer et tourna sur lui-même pour éviter le coup de coude retourné de l’intrépide guerrier aux nattes rouges.
Dans sa valse, le regard du Jugger croisa celui du Deikh Nemara.
Celui-ci lui agrippa le bras droit et, dans un mouvement fluide et véloce qui semblait pourtant si lent aux yeux de Deön, le trancha de son sabre.
Désarmé et pris d’une poussée d’adrénaline, Deön hurla sa rage et se rua vers le corridor dans une foulée titubante. Il sentit la lame du Deikh lui lacérer le dos et, en un bref instant qui devint une évidence à ses yeux, concentra le maximum de son énergie pour fuir dans un flash éblouissant.
Déstabilisés, les Avazen le laissèrent s’enfoncer un peu plus loin encore dans les machineries du canon géant.
Hiel s’agenouilla au chevet de son éclaireur. Un sourire creusa un peu plus son visage lorsqu’il le vit reprendre ses esprits. Kalah et Shrïn échangèrent un regard avant de baisser les yeux au bout de bras tronqué de leur cible.
Coupé légèrement en dessous du coude, le membre détaché se vidait de son sang. L’ange pouvait mourir.
– Se tapir dans l’ombre pour mieux jaillir, qu’il disait, ironisa Shrïn dans un sourire, malgré ses yeux plus perçants que jamais.
– Il ne peut rester qu’une seule pièce. On le tient, répondit Kalah avec assurance, plongeant son regard vers le fond du vestibule.
[1] Traduction Dikkèn - Meid’Deikh, scazzèn’khelz ! : Meid’Deikh, ils arrivent (s’approchent) !
[2] Traduction Dikkèn - Meid’Deikh, wiltz’valèn !! : Meid’Deikh, ils débarquent (ils vont être là) !!
[3] Traduction Dikkèn - Gozcaaaa ! : À l’attaaaque (combat) !
[4] Traduction Dikkèn - Gozlïnerz ! Sfazzèn ! : Porteurs de glaives (épéistes) ! Reculez-vous !
[5] Traduction Dikkèn - Gozlïnerz, tersvar ! : Porteurs de glaives, formation (formez le rang) !
[6] Traduction Dikkèn - Meid’Deikh, vé musk actè’nos ?! : Meid’Deikh, que devons-nous faire ?!
[7] Traduction Dikkèn : Gozlïn, vaya ! : Envoie ton glaive (Glaive, fonce) !
[8] Harami(z) : cf. Glossaire/Civilisations. Une femme ou un jeune homme efféminé appartenant à un certain groupe d’élite de l’Empire Avazen.
[9] Traduction Dikkèn - Inna tersvar, al sèn : Première formation, direction le centre (au centre)
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